Chapitre 1 -Zoé
On lui avait dit que la maison n’existait plus.
Une erreur de registre, sans doute. Un malentendu administratif. Une ligne floue sur un cadastre rongé par le temps. Pourtant, quand Zoé leva les yeux, elle la vit, noire et immobile au sommet de la colline, comme une pierre tombale plantée dans la terre.
Elle serra la main de Claire, qui somnolait sur la banquette arrière, la joue contre son manteau. La route s’était arrêtée il y a trois kilomètres ; au-delà, la boue. Et maintenant, le silence.
Un silence dense, épais, tendu comme un fil prêt à rompre.
Zoé inspira profondément. L’air sentait la mousse, le bois mouillé… et autre chose. Une odeur vieille, rance, que le vent n’avait pas su emporter.
— Allez, ma chérie. On est arrivées.
Claire ouvrit un œil, puis l’autre. Elle n’avait pas prononcé un mot depuis le départ. Cinq heures de route. Un trajet qu’elles n’avaient pas fait depuis que Julien était parti. Zoé savait qu’elle ne pouvait pas fuir indéfiniment, mais elle n’imaginait pas que le passé la rattraperait sous la forme d’un courrier notarié :
> “À la suite du décès de votre grand-oncle, Monsieur Lucien Leclerc, vous héritez de la propriété située au 12, Route de la Source, Saint-Iliane.”
Sauf que Saint-Iliane n’existait plus. Elle avait cherché. Rien. Aucun panneau, aucune indication sur Google Maps. Une tâche blanche. Même les plus anciens dans les forums ne s’en souvenaient pas vraiment. “Un hameau près de Valjouffrey, non ?” disait l’un. “Un nom inventé pour les contes de sorcières”, répondait un autre.
Et pourtant, la maison était là. Comme si elle l’avait toujours été.
Claire trébucha sur une racine en descendant de la voiture. Zoé la rattrapa et caressa ses cheveux.
— Tu veux que je porte ton sac ?
— Non.
La voix de Claire était faible, presque étrangère. Depuis quelques mois, quelque chose s’était fané en elle. Zoé ne savait pas si c’était l’absence de son père, le changement d’école, ou ce qu’on avait appelé un "épisode dissociatif" lors de la dernière séance chez le psy. Elle se contentait de l’accompagner. De faire au mieux.
Elles gravirent le sentier boueux, les bottes s’enfonçant dans la terre. Le ciel, lourd et bas, semblait appuyé sur les épaules de la maison. Quand elles atteignirent enfin le perron, Zoé posa la main sur la vieille poignée de bronze.
Froide.
Une sensation bizarre lui parcourut la paume. Comme si la porte la reconnaissait.
Ou pire : l’attendait.
Elle ouvrit.
Une odeur de renfermé, de bois humide et de cire morte leur sauta au visage. Zoé chercha l’interrupteur. Un clic. Puis un deuxième.
— Pas d’électricité. Génial.
Elle sortit la lampe torche de son sac et balaya l’entrée. Carrelage ancien, murs tachés, tapisserie arrachée par endroits. Un escalier en colimaçon montait vers l’étage, ses marches grinçantes déjà prêtes à protester. Sur la gauche, un couloir étroit s’enfonçait dans l’ombre. Et, au fond, une porte fermée.
La chambre du fond.
Claire s’était arrêtée net.
— Maman...
— Oui ?
— Elle m’a dit de pas y aller.
— Qui ça ?
— La dame dans les murs.
Zoé sentit un frisson glacial lui traverser l’échine.
— Ce n’est rien, mon cœur. Juste ton imagination.
Mais Claire secoua la tête. Lentement.
— Elle regarde quand on ne parle plus.
Zoé tenta de garder contenance. La remarque de Claire résonnait encore dans sa tête, mais elle savait qu’elle ne pouvait pas se laisser happer. Pas ici. Pas maintenant. Elle referma la porte derrière elles, et le bruit sourd du bois claquant contre les montants sonna comme un coup de marteau dans un cercueil.
— Bon, on va poser les sacs ici et voir si on peut rallumer l’électricité. D’accord ?
Claire hocha la tête, sans un mot.
Le faisceau de la lampe dansait sur les murs, révélant des lambeaux de tapisserie arrachée, des fissures profondes comme des cicatrices. Chaque pas faisait craquer les lattes du parquet, comme si la maison protestait de leur présence.
Elles explorèrent d’abord le rez-de-chaussée. Un salon, large, presque majestueux, mais dévêtu : les meubles étaient recouverts de draps blancs comme des spectres en attente. Une cheminée béante trônait au fond de la pièce, noire et suintante. Un miroir fendu surplombait le manteau, reflétant une image brouillée d’elles deux.
— Il y a une cave, tu crois ? demanda Claire à voix basse.
Zoé plissa les yeux. Le couloir à gauche menait à une porte épaisse, de celles qu’on scellait autrefois avec des loquets en fer.
— Probablement.
Elle s’en approcha. La poignée résista un instant, puis céda dans un cliquetis rouillé. L’odeur qui monta aussitôt était plus forte, plus ancienne. De la terre, des champignons… et autre chose. Quelque chose de ferreux. Zoé descendit prudemment la première, la lampe en avant.
La cave était plus vaste qu’elle ne l’imaginait. Des étagères croulantes bordaient les murs, chargées de bocaux aux étiquettes effacées. Au fond, une armoire électrique, couverte de poussière, les attendait.
— Ah ! Voilà.
Elle s’en approcha et souleva le cache. Plusieurs disjoncteurs étaient abaissés. Zoé souffla sur la crasse et inspecta rapidement les fusibles. Rien de brûlé. Elle prit une inspiration et remonta les leviers un à un.
CLAC.
Un vrombissement lointain s’éleva dans la maison. Puis, à l’étage, une lumière clignota.
— Ça marche ! cria-t-elle à Claire.
— C’est la dame, murmura l’enfant depuis les marches. Elle dit merci.
Zoé blêmit, mais fit semblant de ne pas entendre. Elle redescendit la lampe à la ceinture et monta retrouver Claire. Les plafonniers diffusaient une lumière blafarde, tremblante. L’électricité était revenue… mais rien ne semblait plus normal pour autant.
Elles reprirent l’exploration.
Dans la cuisine, la poussière couvrait tout, même les poignées de placard. Un robinet grinça avant de cracher un filet d’eau brune. Dans un coin, un vieux téléphone mural, détaché de sa ligne. Sur le frigo, une photo en noir et blanc, épinglée par un aimant rouillé.
Zoé l’arracha doucement.
On y voyait un homme. Seul. Debout devant la maison.
Elle plissa les yeux. Il avait quelque chose de familier. Son regard. La raideur de ses épaules. Ce n’était pas son père. Pas son grand-père non plus. Mais son visage… résonnait comme un souvenir étouffé.
Claire pointa le doigt.
— Il était là, tout à l’heure.
Zoé se retourna vivement.
— Où ça ?
— Derrière la fenêtre.
Elle montrait le salon. Le miroir. Ou plutôt… ce qu’il reflétait. La fenêtre opposée.
Zoé sentit son cœur s’accélérer. Elle s’avança, traversant le salon, et écarta le drap d’un fauteuil pour mieux observer. La fenêtre donnait sur la forêt.
Vide.
Mais en s’approchant du miroir fendu, elle vit quelque chose. Une silhouette. Furtive. Elle se retourna aussitôt.
Rien.
Un courant d’air fit claquer une porte à l’étage.
— C’est une vieille maison, pensa-t-elle. Ça fait du bruit. C’est tout.
Elle savait qu’elle mentait.
La maison n’était pas simplement vieille. Elle était vivante.
Et maintenant, réveillée.
La lumière tremblante des ampoules n’avait rien de rassurant. Elle révélait les formes mais ne dissipait pas l’angoisse. La maison, maintenant réveillée, semblait attendre.
Zoé monta à l’étage, Claire sur ses talons.
Le palier donnait sur trois pièces. La première était une salle de bain au carrelage jauni, dont le miroir était presque entièrement couvert de moisissure. Zoé referma aussitôt. La seconde, une ancienne chambre d’ami, renfermait un lit défait, des piles de livres recouverts de toiles d’araignées, et un placard entrouvert. Elle le referma sans s’y attarder.
Mais c’est dans la troisième pièce que le malaise devint presque tactile.
Elle poussa lentement la porte. L’air y était plus froid.
Une chambre d’enfants. Deux petits berceaux en bois, posés côte à côte au centre de la pièce. Délicatement sculptés, décorés de fleurs et de lunes, mais abîmés par le temps. Au-dessus, une mobile rouillé pendait encore, agité par une brise inexistante.
— Maman... chuchota Claire.
Zoé s’immobilisa.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Ils pleurent. Elle dit qu’ils pleurent encore.
Zoé sentit sa gorge se serrer.
— Qui ça, "elle" ?
Claire haussa les épaules.
— Elle ne m’a pas dit son nom. Mais elle m’a dit que tu ne l’aimais pas.
La jeune mère se força à sourire.
— Je n’aime pas les gens qui parlent à ma fille sans mon autorisation, oui.
Elle s’approcha des berceaux. L’un d’eux contenait encore une peluche ancienne, un petit ours aux yeux de verre. Quand elle le prit, un froid glacial lui engourdit les doigts. Elle le reposa aussitôt.
Un placard dans un coin attira son attention. Elle l’ouvrit.
Des objets anciens y étaient entreposés : des jouets en bois, une boîte à musique fêlée, une vieille robe de mariée jaunie et soigneusement pliée. Une lettre glissée dans un livre. Elle la prit, mais ne l’ouvrit pas tout de suite. Elle se sentait observée.
Claire se mit à fredonner. Une chanson inconnue. Un air lent et triste.
— Où tu as appris ça ? demanda Zoé, la voix tendue.
— Je l’ai toujours su.
Elle mentait. Zoé en était certaine.
Après avoir visité chaque pièce, Zoé proposa de faire le tour de la maison pour vérifier l’état des fenêtres, des portes, et des ouvertures. Elle ne pouvait pas dormir dans une ruine ouverte aux animaux — ou à pire.
Elles sortirent par la porte arrière, débouchant sur un jardin envahi par les mauvaises herbes. Un vieux puits, comblé par des planches, trônait au centre. Un arbre mort se dressait à quelques mètres de là, et Zoé eut l’impression qu’il penchait vers la maison, comme pour l’écouter.
Elle fit le tour lentement. Les murs étaient en bon état, malgré la mousse. Une remise de jardin délabrée gisait sur le côté, sa porte battant dans le vent. Elle s’y approcha, jeta un œil : des outils rouillés, une pelle, une scie. Rien d’utile.
Mais c’est en revenant vers la façade principale qu’elle la vit.
Une porte. Haute, en bois épais, scellée avec un verrou en fer noir.
Elle la tira. Immobile.
Pas même un grincement.
Zoé s’agenouilla, observa la serrure : ancienne, complexe. Pas une simple porte de cave. Une entrée cachée. Un endroit interdit.
Elle se redressa, le cœur battant.
Claire apparut derrière elle, silencieuse.
— C’est là qu’elle habite.
Zoé sursauta.
— Pardon ?
— La dame. Elle habite derrière cette porte. Elle ne veut pas qu’on entre. Mais elle veut sortir.
Zoé la fixa.
— C’est toi qui inventes ça, hein ?
Claire haussa les épaules.
— Tu ne veux pas me croire, comme avant.
Zoé rentra dans la maison, fouilla les tiroirs de la cuisine, ceux du buffet, ceux du salon. Elle retourna même dans la chambre d’enfants. Pas de clef. Nulle part.
Et pourtant… cette porte n’avait aucune raison d’exister.
Elle était vraiment verrouillée. Pas bloquée par le temps, ni simplement coincée. Un verrou de l’intérieur, peut-être. Ou un mécanisme.
Mais ce qui la troubla davantage, ce fut ce que Claire dit en remontant se coucher :
— Si tu la laisses enfermée trop longtemps, elle va se fâcher.
De retour à l’intérieur, la maison semblait légèrement différente. Comme si elle s’était ajustée à leur présence. Le bruit du bois qui craque était plus fréquent. Le courant, désormais rétabli, produisait un bourdonnement diffus, presque organique. Zoé tenta de se convaincre que ce n’était que le retour à la normale d’un lieu trop longtemps abandonné.
Mais elle n’y croyait pas.
Claire monta à l’étage en chantonnant. La même chanson. Toujours.
Zoé, elle, resta dans le couloir du rez-de-chaussée. Quelque chose l’obsédait dans la disposition des pièces. Une impression diffuse, désagréable. Comme si la maison avait été modifiée, étirée, pour cacher quelque chose.
Elle se posta au centre du salon, tourna lentement sur elle-même. À droite, la cheminée. Derrière, la cuisine. À gauche, l’entrée vers la buanderie, et plus loin, cette maudite porte verrouillée. Devant, l’escalier. Elle nota quelque chose de subtil : l’espace entre la cheminée et la buanderie paraissait plus large à l’extérieur qu’à l’intérieur.
Une cloison avait été rajoutée ?
Ou bien… autre chose.
Elle décida de revenir à la pièce des berceaux. En remontant l’escalier, elle entendit des pas. Des pas légers. Rapides.
Elle s’arrêta net. Le silence retomba.
Claire était dans sa chambre. Elle chantait toujours, plus bas cette fois. Zoé s’approcha de la porte entrouverte.
— Claire ? Tu parlais ?
— Non.
— Tu chantes toujours la même chanson.
Claire haussa les épaules.
— C’est elle qui la chante. Moi je l’écoute.
Zoé sentit une pique de colère monter en elle. Elle n’aimait pas ce jeu. Ce discours insistant. Cette idée d’une présence.
Mais elle ne dit rien. Pas encore.
De retour dans la chambre d’enfants, elle s’attarda davantage. Quelque chose dans l’air y était stagnant. Comme s’il n’y avait jamais eu de mouvement ici, depuis des décennies. Et pourtant, l’odeur de poussière ne suffisait pas à expliquer ce sentiment d’étouffement.
Elle ouvrit le placard à nouveau, examina la robe de mariée. Au fond de la boîte, elle trouva une photo noir et blanc, repliée, tachée par l’humidité.
On y voyait deux bébés dans les berceaux. Et une femme penchée au-dessus d’eux. La robe qu’elle portait ressemblait à celle dans la boîte. Mais son visage était flou. Entièrement flou, comme effacé.
Zoé retourna la photo. Au dos, d’une écriture fine :
Pour que leur sommeil ne soit jamais troublé.
E. R. – 1934
Elle sentit ses doigts trembler légèrement.
Puis elle entendit la boîte à musique s’activer.
Toute seule.
Un petit air mécanique, grinçant. Lent. Une berceuse… mais dissonante.
Zoé se redressa brusquement. La boîte était pourtant fermée.
Elle s’en approcha. La touche. Rien.
Puis, d’un coup, elle cessa. Net.
La nuit tomba plus vite que prévu.
Zoé ferma toutes les fenêtres, tira les rideaux, vérifia chaque verrou. Elle installa un matelas au sol pour Claire, près de son lit, dans l’ancienne chambre d’ami.
— Tu veux dormir avec moi ? proposa-t-elle.
Claire secoua la tête.
— Non. Elle m’a dit que je dois dormir seule. Pour qu’elle puisse me parler mieux.
Zoé en perdit patience.
— Stop. Ça suffit avec cette femme imaginaire, d’accord ?
Claire ne répondit rien. Elle s’allongea et ferma les yeux.
Mais au moment de sortir de la pièce, Zoé l’entendit murmurer, tout bas :
— Elle n’est pas imaginaire. Elle m’a dit ton nom avant que tu le dises.
Minuit.
Zoé ne dormait pas. Elle tournait dans le lit, tendue. Chaque craquement dans les murs lui faisait contracter les épaules.
Elle se leva. Marcha lentement jusqu’au palier. La chambre de Claire était silencieuse. Pas un son.
Elle descendit dans la cuisine, bu un verre d’eau. Se sentit observée.
Derrière elle, un souffle. Léger. Presque chaud.
Elle se retourna.
Rien.
Mais la porte verrouillée... elle vibrait. Légèrement.
Comme si quelqu’un, de l’autre côté, respirait contre le bois.
Zoé s’en approcha, à pas feutrés.
Elle posa l’oreille contre la porte.
Elle entendit...
Des chuchotements.
- ...non… pas encore… elle ne doit pas...
Elle recula brusquement, manqua de trébucher.
Elle remonta, attrapa Claire dans ses bras, la serra contre elle.
La petite ne se réveilla pas. Mais un sourire étrange flottait sur ses lèvres.
Comme si elle rêvait… d’elle.
Ou d’autre chose.
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