Chapitre 2- Zoé

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Zoé resta un moment figée devant la porte verrouillée.
Il y avait quelque chose dans cette poignée rouillée, dans cette serrure trop travaillée, qui dérangeait. Une anomalie dans une maison déjà pleine d’angles morts.

Elle tira sur la poignée. Rien. Bougea un peu plus fort. Toujours rien. Le verrou était solide, lourd, ancien. Le bois avait dû gonfler avec l’humidité, mais ce n’était pas ça : la porte était véritablement verrouillée de l’intérieur.

Elle jura à mi-voix, les doigts serrés sur le loquet froid.
Puis elle chercha dans les tiroirs du buffet du couloir, dans les meubles branlants de la salle à manger. Rien. Pas une seule clé. Pas une étiquette. Seulement de vieux couverts, une loupe fendue, une poignée de papiers humides et jaunis qu’elle ne prit même pas le temps de lire.

En revenant vers la porte, Claire l’attendait.

— Maman… elle est là, murmura la petite.

Zoé s’accroupit, tentant un sourire, la voix douce.

— Qui ça, chérie ?

— La dame. Derrière. Elle… Elle m’a dit qu’elle allait nous aider à dormir.

Zoé sentit ses poils se hérisser le long de ses bras.
Claire ne mentait pas. Sa voix n’avait rien de moqueur, ni de rêveur. Elle disait ça comme une évidence, comme on dirait “il pleut dehors” ou “j’ai mis mon pyjama”.

— Tu sais, parfois, on rêve éveillé. Ou on imagine des choses quand on est fatigué… T’es d’accord ?

Claire haussa les épaules.

— Peut-être… Mais elle sentait comme les fleurs mortes.

Zoé se leva d’un coup.

— Bon ! Allez, on va installer ton lit, hein ? Pas question de dormir sur un matelas par terre.

Elle avait besoin de mouvement. De casser cette tension.
En haut, elle ouvrit une pièce à droite du couloir, probablement la chambre de Lucien. Odeur de vieux cuir et de camphre. Le lit à baldaquin était couvert d’une housse blanche comme un linceul. Elle la retira d’un coup sec : une nuée de poussière s’envola dans la lumière orangée du couchant.
Elle toussa, les yeux piquants.

Une armoire massive occupait tout un mur. Fermée à clé, elle aussi. Encore.

— On croirait que tout ici veut garder ses secrets…

Elle attrapa son téléphone. Toujours pas de réseau. Pas même une barre. Rien.
La carte SIM, pourtant neuve, semblait s’être dissoute dans l’épaisseur des murs.
Le sentiment d’enfermement devint plus net, plus réel.

Zoé redescendit. Dans l’entrée, Claire dessinait sur le sol poussiéreux avec un bâton trouvé on ne sait où. Des ronds. Des traits. Un motif étrange.

— Tu fais quoi, ma puce ?

Claire haussa les épaules.

— Elle m’a montré comment faire.

Zoé se força à sourire. Mais en s’approchant, elle sentit une sueur froide couler dans son dos.

Ce n’était pas un simple gribouillage.

C’était un symbole ancien, ou du moins une forme géométrique dérangeante : deux cercles s’entrecroisant, et en leur centre, une sorte de spirale grossière, comme un vortex.

— Claire. On ne dessine pas sur le parquet. Va chercher ton carnet.

— Il est resté dans la voiture…

— Alors va vite, je t’attends ici.

La petite s’éloigna, courant presque. Zoé, elle, s’agenouilla, passant la main sur le dessin.
Le bois était sec, poussiéreux… mais sous la trace du bâton de Claire, on aurait dit que la marque était déjà là, gravée très légèrement, invisible jusqu’à ce qu’on la suive.

Elle recula. Le cœur battant.

Zoé réussit à brancher une plaque de cuisson portable. Elle fit chauffer une soupe en sachet. Claire mangea sans parler, les yeux perdus dans le vide, un doigt enroulant une mèche de cheveux sans fin.

— Tu te sens bien, ma puce ? Tu veux qu’on lise une histoire après ?

— Je suis fatiguée. Je vais me coucher.

— D’accord…

Zoé l’installa dans la petite chambre près de la sienne, là où elle avait débarrassé un matelas. Elle coinça une veilleuse USB contre le mur, un petit lapin phosphorescent qu’elles avaient toujours emmené, même à l’hôtel.

Quand Claire s’endormit, Zoé se permit enfin un moment seule.
Elle ouvrit l’un des cartons qu’elle n’avait pas triés, sur une table de la cuisine.
Un dossier, des vieilles lettres, des photos en noir et blanc.

Sur l’une d’elles, un portrait de groupe.
Une dizaine de personnes debout devant la maison.
Des adultes figés, austères.
Et deux enfants en bas, dans les berceaux.
Pas de légende. Pas de date.

Mais ce qui la glaça… c’est qu’en regardant bien, dans la pénombre de l’arrière-plan, on voyait une silhouette floue derrière la fenêtre du deuxième étage.

Une femme. Immobile.

Zoé recula de la photo, les doigts légèrement tremblants.
Elle fixa la silhouette en arrière-plan… c’était flou, mal cadré, une forme humaine… mais définitivement là. Une femme, debout, figée dans l’ombre. Elle portait ce qui semblait être une robe longue, ou une chemise de nuit ancienne. Le visage indistinct, comme effacé.

Zoé reposa la photo lentement. Elle se força à respirer.
Les vieilles maisons regorgent de bizarreries, elle le savait. De coins d’ombre, de souvenirs piégés dans les boiseries. Mais quelque chose résistait à la logique, ici.

Elle referma le carton à moitié trié et se leva pour monter. Le silence de l’étage était dense, presque liquide. On entendait à peine le vent, comme si la maison était isolée du monde entier.

Elle ouvrit la porte de la chambre de Claire.
La petite dormait, une main sous l’oreiller, l’autre serrant son lapin en peluche.
Mais ce n’était pas cela qui inquiéta Zoé.

C’était la température.

La pièce était plus froide que le reste de la maison. Une fraîcheur anormale, mordante, qui ne venait pas d’une fenêtre entrouverte. Elle s’approcha et passa la main au-dessus du lit : l’air y était glacé.

Elle regarda autour d’elle.
Puis soudain, Claire murmura dans son sommeil :

— Elle est sous la maison.

Zoé s’arrêta net. Elle était sûre que Claire rêvait. Mais sa voix…
Elle était trop claire. Trop consciente.

— Qu’est-ce que tu dis, ma puce ?

Mais la petite s’était déjà retournée, les traits paisibles.

Zoé ressortit lentement, laissant la porte entrouverte.
Elle retourna dans sa propre chambre et s’assit sur le lit.
Elle savait qu’elle ne dormirait pas.

Pas encore.

Une heure plus tard

Des bruits.

D’abord lointains. Puis plus nets.

Des grattements, légers, comme des ongles sur du bois.

Zoé se redressa.
Ils venaient d’en bas.

Elle attrapa son téléphone. Il affichait 00:41.

Sans lumière, elle descendit doucement l’escalier, évitant les marches les plus bruyantes. Elle s’arrêta au milieu du couloir. Les bruits avaient cessé. Mais… le dessin de Claire, sur le sol, avait changé.

Il semblait plus net. Comme si quelqu’un avait repassé dessus à la craie blanche.

Non. Pas comme. Quelqu’un avait repassé dessus.

Et au centre du dessin, là où les deux cercles s'entrecroisaient, quelqu’un — ou quelque chose — avait déposé un objet.

Zoé s’approcha. Lentement.

C’était… une clé. Vieille, en fer noirci. Ornée d’un petit ruban rouge effiloché.

Elle la ramassa. Le métal était glacial au toucher.

Le cœur battant, elle la serra dans sa main et remonta l’escalier à pas précipités.
Devant la porte verrouillée, elle hésita. Le bois semblait plus sombre que tout à l’heure.
La serrure luisait, comme si elle avait été… nettoyée.

Elle inséra la clé.
Un clic sec retentit.

La porte s’ouvrit.

Un courant d’air froid s’échappa de la pièce. Une odeur de terre humide, de linge moisi et d’encens oublié. Zoé alluma l’interrupteur : rien. Ampoule grillée, ou coupure de fil.
Elle pointa la lampe torche de son téléphone.

La pièce était petite, circulaire, sans fenêtre.

Au centre, un fauteuil à bascule.
Vide.

Et contre le mur du fond… un portrait en pied.

Une femme. Les yeux sombres, la robe noire, le visage sévère.
Datant sans doute du début XXe.
Mais ce qui la figea… c’était l’étrange ressemblance avec Claire.

Un instant, elle crut voir les lèvres du tableau bouger.

Mais non. Elle devait être fatiguée.

Elle recula, le cœur battant, refermant lentement la porte derrière elle.
Au moment où elle tourna la clé dans la serrure, un chuchotis s’éleva.

Inaudible. Mais présent.

Et dans le silence, alors qu’elle s’éloignait à reculons, elle sentit un courant d’air glisser le long de sa nuque, comme une caresse glacée.

Elle se retourna brusquement.

Personne.

Mais le fauteuil, dans la pièce…

se balançait encore.

Zoé descendit lentement l’escalier, chaque marche semblant grincer un peu plus fort que la précédente, comme si la maison protestait contre sa présence. Sa main glissa contre la rampe, glacée malgré l’absence de courant d’air. Le fauteuil à bascule continuait de l’obséder. Ce léger mouvement, si réel… mais impossible.

Elle retourna dans le salon. La clé en fer pesait lourd dans sa poche, comme si elle ne voulait pas être oubliée. Elle s’assit sur le canapé, son téléphone à la main. Elle hésita un instant. Devait-elle appeler quelqu’un ? Mais qui ? Son frère, peut-être ? Non. Il se moquerait. Il lui avait déjà dit qu’emménager seule avec Claire dans une maison héritée d’un vieil oncle inconnu, au fin fond de la campagne, était une mauvaise idée.

Elle est sous la maison.

Les mots de Claire la hantèrent. Était-ce une simple phrase de fillette ? Un rêve ? Ou bien avait-elle vu, ou senti, quelque chose que Zoé n’avait pas perçu ?

Elle se leva brusquement. Elle avait besoin d’air.

La nuit était toujours noire, dense. Elle ouvrit la porte d’entrée. Le vent s’engouffra dans le vestibule, apportant une odeur de terre et d’écorce mouillée. Elle sortit sur le perron. Le jardin était silencieux. Pas même le cri d’un oiseau nocturne, ou le bruissement d’un arbre. Juste un calme… tendu.

Elle fit le tour de la maison.

Le faisceau de sa lampe torche éclairait les herbes hautes et les volets fermés. En passant à l’arrière, elle vit une grille métallique, presque cachée par la végétation. En s’approchant, elle comprit qu’il s’agissait d’un soupirail. Une ouverture vers la cave.

Zoé se pencha. Le soupirail était trop petit pour passer, mais elle y vit une chose étrange : une lueur. Faible. Clignotante.

Elle recula lentement.

Il n’y avait pas de courant dans la maison. Et pourtant… quelque chose brillait dans la cave.

Une intuition la traversa, brutale.

Elle retourna dans la maison en hâte, se dirigea vers la trappe qu’elle avait repérée dans la cuisine, au sol, dissimulée sous un tapis effiloché. Elle hésita, écarta le tissu, et tira sur l’anneau de fer.

La trappe grinça, soulevant un nuage de poussière.

Une odeur de terre humide et de renfermé monta à ses narines. Elle éclaira l’ouverture : des escaliers de pierre, étroits, descendaient dans les entrailles de la maison.

Claire dormait toujours. Elle n’avait pas entendu. C’était l’occasion.

Zoé prit une grande inspiration et descendit.

L’air se faisait plus froid à mesure qu’elle descendait. Les murs de pierre suintaient d’humidité. Elle dut courber le dos pour éviter les poutres basses. Chaque pas résonnait, sourdement.

Enfin, elle arriva dans la cave.

La lueur venait d’un coin, sous une étagère bancale. Une vieille lampe à huile y était posée, éteinte, mais imprégnée d’une étrange phosphorescence. Elle n’avait jamais vu un objet pareil.

Elle s’approcha, la prit doucement.

Elle sentit alors, tout près d’elle, une présence. Comme un souffle au creux de l’oreille.

Et un mot, murmuré si bas qu’elle douta de l’avoir entendu :

Zoé…

Elle se retourna, le cœur cognant.

Personne.

Mais sur l’un des murs, en lettres tremblées, tracées à la craie, elle vit une phrase :

"NE LA RÉVEILLE PAS."

Elle recula. Son dos heurta une étagère, faisant tomber une boîte en fer rouillée. Le couvercle se détacha dans un bruit métallique sec. À l’intérieur, une série de lettres, jaunies, pliées. Elle en tira une, les mains tremblantes.

L’écriture était ancienne, fine, élégante.

Elle lut les premiers mots :

« À celui qui trouvera cette maison…
Sache que Lucien Leclerc n’était pas fou. Il l’a enfermée ici pour nous protéger tous. Mais elle dort mal. Elle entend. Elle sent. Et elle attend… »

Zoé laissa tomber la lettre.
Sa respiration s’accéléra. Elle reprit la lampe et remonta les escaliers presque en courant, la trappe battant derrière elle.

Elle referma, remit le tapis. Ses mains étaient moites, ses jambes tremblaient.

Claire l’attendait en haut de l’escalier.

— Maman ? Pourquoi tu pleures ?

Zoé la regarda.
La petite fille avait les yeux grands ouverts. Et sur sa joue… une trace rouge, comme un doigt qui aurait caressé sa peau pendant son sommeil.

Zoé s’agenouilla, l’attrapa contre elle.

— Rien ma puce. C’est… juste un cauchemar.

Mais elle savait qu’elle mentait.

Ce cauchemar, ce n’était pas un rêve.
C’était la maison.

Et elle ne faisait que commencer à s’éveiller.

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