Chapitre 4- Zoé

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Zoé était restée figée devant le dessin de Clara, le cœur battant. Un froid sourd s’était emparé d’elle. Ce n’était pas la première fois que Clara couchait sur papier quelque chose d’inexplicable, mais là… c’était trop précis. Trop actuel. Elle regarda sa fille, qui coloriait maintenant la robe de la silhouette adulte en noir profond, absorbée, comme guidée par une main invisible.

— Clara… Qui t’a montré cette porte ? Qui est la femme dont tu parles ?

— Elle me regarde quand tu dors, répondit-elle simplement, sans lever les yeux. Elle pleure. Elle dit que quelqu’un l’a oubliée ici.

Zoé sentit sa gorge se serrer. Elle essaya de ne pas paniquer. Peut-être était-ce une projection. Peut-être Clara réagissait-elle à leur isolement, à la maison froide, à tout ce passé accumulé dans les murs. Elle se leva brusquement, sans un mot, et se dirigea vers le couloir.

La porte.

Elle se tenait là, muette, massive, plus ancrée que jamais. Jusqu’à présent, rien n’avait permis de l’ouvrir. Pas une trace de serrure, pas de mécanisme apparent. Elle avait même tenté une fois de forcer avec un tournevis. Peine perdue.

Mais cette fois, alors qu’elle posa sa main sur la poignée, un déclic se fit entendre. Léger. Presque moqueur.

Elle sursauta. Puis, lentement, tourna la poignée.

La porte s’ouvrit sans résistance. Dans un long gémissement de gonds, elle dévoila un escalier étroit plongeant dans les ténèbres.

Une odeur lui monta aussitôt au nez : poussière, bois pourri, quelque chose d’humide, de confiné. Une cave ? Pourtant, elle n’avait trouvé aucun plan de la maison mentionnant un sous-sol. Même l’agent immobilier n’avait rien dit.

Elle resta un instant au seuil. L’obscurité semblait vivante, remuante. Elle hésita. Puis recula, alla chercher une lampe torche dans le tiroir de la cuisine — elle s’en souvenait à temps — et revint.

Clara s’était rapprochée du couloir, sans bruit. Elle regardait Zoé avec gravité.

— Tu vas descendre ? demanda-t-elle doucement.

Zoé ne répondit pas. Elle alluma la lampe, dont le faisceau révéla des marches en pierre, étroites, couvertes de toiles d’araignées. Et sur le mur, à droite, un nom gravé à la craie : Lucien.

Elle sentit ses jambes trembler. Le prénom de son grand-oncle. L’ancien propriétaire. L’homme mort ici, seul.

Un bruit monta des profondeurs. Comme un souffle. Pas un courant d’air. Un souffle… humain.

Zoé recula d’un pas.

— Maman, fit Clara, il faut pas qu’elle reste toute seule, sinon elle devient méchante.

Zoé tourna brusquement la tête vers sa fille.

— Qui ça, Clara ?

Mais la petite s’éloignait déjà vers le salon, comme si elle avait dit tout ce qu’il fallait.

Zoé resta là, au seuil du secret. Puis, poussée par une force mêlée de peur et de devoir, elle descendit lentement les marches.

Chaque pas semblait enfoncer un peu plus son cœur dans la glace. En bas, la pièce était plus grande que prévu. Une cave aménagée. Un vieux fauteuil, un poêle éteint, des étagères pleines de boîtes en fer rouillé. Et au fond… une grande malle. Noire. Fermée par une sangle de cuir.

Zoé s’approcha. La lampe torche tremblait dans sa main. Elle s’agenouilla et ouvrit la malle.

Dedans : des robes anciennes, noires pour la plupart. Des lettres, attachées par une ficelle. Une photo en noir et blanc, légèrement floue. Une femme, tenant deux bébés dans ses bras. Son regard transperçait la photo.

Au dos : « Élise, 1921. »

Zoé resta figée. Le nom résonnait quelque part. Était-ce l’un des prénoms lus sur une des lettres de Lucien ? Le nom d’une sœur ? D’une épouse ? Elle ne savait pas. Elle n’était pas encore prête à lire les lettres. Pas ce soir.

Mais au moment où elle referma la malle, une sensation glaciale parcourut sa nuque.

Elle n’était pas seule dans la cave.

Quelque chose — quelqu’un — respirait avec elle.

Elle leva la lampe. Rien. Juste des ombres. Pourtant, l’air était plus dense. Et sur le mur derrière elle… un nouveau mot tracé à la craie, comme si une main invisible venait tout juste de l’écrire :

« Reviens. »

Elle ouvrit une autre lettre, ses doigts tremblants sur le papier jauni. L’écriture était différente cette fois-ci. Plus maladroite, irrégulière. Presque enfantine.

Je m'appelle Anette. J’ai 7 ans. J’ai pas fait de bêtise. Pourquoi je dois rester ici ? Maman, si tu lis ça, viens me chercher. Je dors pas bien. Il y a quelque chose sous le lit. Et il me parle pas gentiment.

Zoé sentit son estomac se nouer. Elle posa la lettre sur ses genoux, paralysée. Une autre enveloppe dépassait de la pile, entrouverte, son coin rongé par le temps. Elle y glissa les doigts et tira doucement une petite feuille déchirée, couverte de dessins — des bonshommes bâtons, une maison, un soleil… et une grande figure noire debout dans l’ombre d’un couloir.

Au bas de la feuille, écrit maladroitement :

"Moi je suis encore gentil. Les autres sont fâchés. Ils disent qu’on est des vilains. Mais c’est pas vrai."
Signé : Emile. 9 ans.

Elle ferma les yeux une seconde. Inspirer. Expirer. Ne pas paniquer. Ne pas penser à Clara, qui dormait seule à l’étage.

Une autre photographie attira son attention. Trois enfants debout, dans cette même pièce. Le mur en arrière-plan portait déjà ces phrases à la craie, les mêmes que maintenant. Les visages des enfants étaient flous. Non — grattés. Quelqu’un avait volontairement effacé leurs traits, avec rage. Seuls restaient leurs silhouettes raides, et leurs petits bras tombant le long du corps.

Sous la photo, une date : "17 octobre 1931."

Une autre note dépassait du revers du lit, froissée, glissée comme une prière. Elle l’extirpa lentement.

Ils sont trop nombreux. J’entends des voix. Ce n’est plus Élise. Ce n’est plus Emile. Ce n’est plus Anette. Lucien a dit qu’ils étaient "malades". Mais je sais que ce n’est pas ça. Il les garde ici. Ils deviennent… autre chose.

Zoé recula brusquement. Son dos heurta l’un des murs couverts de messages. Son souffle s’accéléra. Elle lisait à présent des noms qu’elle n’avait pas vus avant :
Juliette. Émile. Anette. Thomas. Élise. Rose.
Tous suivis de dates, comme des journaux de détention, ou de… décès.

Elle comprit.

Ce n’était pas un enfant. C’étaient plusieurs.

Plusieurs enfants enfermés dans cette pièce. Pendant des semaines. Des mois peut-être. Et certains… attachés à ce lit. Elle baissa les yeux vers le bracelet de cheville. Un prénom était gravé dans le cuir.

ÉLISE.

La pièce lui sembla soudain plus étroite. L’air plus dense. Elle tenta de sortir, mais s’arrêta net en entendant un grattement.

Juste derrière elle. Du mur. Comme des ongles.

Zoé se retourna. Rien.

Mais ses yeux se posèrent sur une portion du mur où les mots semblaient fraîchement tracés, plus nets, plus récents. Elle s’approcha lentement, et lut à voix basse :

"Tu es revenue. Tu nous vois maintenant. Aide-nous."

Elle recula d’un pas, le cœur battant.

Une rafale soudaine fit claquer la porte derrière elle. Elle sursauta violemment, puis se précipita pour la rouvrir.

— Clara ? appela-t-elle à voix haute, la gorge sèche.

Mais le couloir était vide.

Elle s’éloigna de la pièce à grands pas, les lettres encore en main. Ses pensées tourbillonnaient. Des enfants. Des disparitions jamais élucidées ? Lucien Leclerc. Ce nom qui revenait sans cesse. Qu’avait-il fait ici, dans cette maison coupée du monde ?

Dehors, le vent se leva. La nuit tombait. Et Zoé sentit pour la première fois depuis son arrivée que cette maison n’avait jamais voulu être rouverte.

Zoé ferma la porte lentement derrière elle, prenant soin d’entendre le clic rassurant du verrou. L'air du couloir lui parut plus respirable, moins chargé, mais son cœur battait toujours à tout rompre. Elle avait gardé les lettres dans sa poche. Elle aurait pu les laisser là, mais… quelque chose en elle refusait de les abandonner. Comme une dette invisible.

Elle monta l’escalier à pas rapides. Elle devait vérifier que Clara allait bien. La lumière jaune du palier révélait l’ombre vacillante de la trappe du grenier, juste au-dessus d’elle. Fermée. Elle n’y prêta pas attention — pas maintenant.

Elle ouvrit doucement la porte de la chambre.

Clara dormait, enroulée dans sa couverture. Une main dépassait, tenant fermement sa peluche lapin. Zoé s’approcha pour l’embrasser sur le front. Mais sa fille remua légèrement, et murmura dans son sommeil :

— Ne l’écoute pas, Émile… il est fâché… il veut encore jouer...

Zoé se figea.

Le prénom. Émile.

Elle se redressa lentement. Clara n’avait jamais entendu ce nom, jamais. Pas ici. Et pourtant, elle venait de le prononcer. D’une voix douce, triste. Comme si elle s’adressait à un camarade invisible.

Zoé resta là plusieurs secondes, le souffle coupé. Elle posa sa main sur la tempe de Clara. Pas de fièvre. Juste ce sommeil agité. Ces mots soufflés du passé.

Le lendemain matin, Clara se leva la première. Zoé la retrouva dans la cuisine, assise à la table, les jambes dans le vide, une feuille de papier devant elle. Elle dessinait.

Zoé s’approcha en silence. Le dessin représentait une pièce carrée. Un lit avec des chaînes. Des phrases sur les murs. Et trois silhouettes d’enfants sans visages.

Zoé sentit son estomac se nouer de nouveau.

— Qu’est-ce que tu dessines, ma puce ?

Clara haussa les épaules.

— J’sais pas. C’est comme… c’est venu tout seul. Comme si j’me souvenais d’un truc. Mais c’est pas à moi.

Elle releva les yeux vers sa mère, l’air sérieux.

— Tu sais que la dame est fâchée ? Elle crie pas. Mais elle pleure fort dans sa tête.

Zoé posa une main sur l’épaule de sa fille, tentant de garder une voix calme.

— Quelle dame, mon cœur ?

— Celle avec les cheveux gris. Et la robe toute vieille. Elle est restée dans la pièce. Elle attend. Elle m’a dit que quelqu’un allait revenir.

Zoé blêmit. Elle se força à sourire, à ne pas montrer la panique qui remontait dans sa gorge.

— Tu as peut-être rêvé, Clara.

— Non, maman. C’était pas un rêve. Elle est triste. Et y’avait plein d’enfants avec elle. Mais ils parlent pas bien. Ils chuchotent. Ils veulent sortir.

Zoé s’accroupit, posant ses mains sur les genoux de sa fille.

— Clara, est-ce que tu entends ces enfants souvent ? Depuis quand ?

Clara réfléchit.

— Depuis la nuit où on a dormi ici la première fois. Ils sont là que quand c’est noir. Mais moi, j’ai pas peur. Je leur dis que t’es gentille.

Un frisson glacé remonta dans le dos de Zoé.

— C’est très gentil de ta part, ma puce.

Elle se releva lentement. Il fallait qu’elle respire. Qu’elle sorte prendre l’air. Ou qu’elle téléphone à quelqu’un. Mais à qui ? Son frère ne répondait plus depuis des semaines. Et elle n’avait parlé à personne d’autre de cette maison.

Et puis… qui la croirait ?

Elle passa le reste de la matinée à inspecter la maison, plus méthodiquement cette fois. Elle vérifia les tiroirs, les placards, les faux-fonds. Rien. Pas de clés. Pas d'autres documents officiels. Juste cette atmosphère pesante. Comme si chaque mur conservait une mémoire invisible. Chaque planche grinçante chuchotait une plainte oubliée.

Au fond d’un vieux buffet, elle trouva un miroir cassé. Un éclat encore fixé dans le bois refléta une image étrange : elle-même, de dos. Mais derrière son reflet, une silhouette floue, penchée légèrement, presque imperceptible. Elle se retourna vivement. Rien. Mais son cœur s’était encore une fois emballé.

L’après-midi, elle tenta de parler à Clara de choses plus légères, de lui changer les idées. Elles firent un gâteau. Jouèrent à un jeu de société. Mais à plusieurs reprises, Clara s’interrompait pour fixer un point du mur. Comme si elle écoutait quelque chose.

En fin de journée, Zoé retourna dans la pièce cachée, seule.

Les phrases sur les murs semblaient plus nombreuses qu’avant. Ou peut-être les avait-elle ignorées.

Mais il y en avait une, nouvelle. Écrite à la craie blanche.

"Elle t’écoute, Zoé."

Elle se figea.

Personne n’était censé connaître son prénom. Personne.

La craie était encore au sol, à côté du lit. Elle s’en approcha, la ramassa, et la tint dans sa main.

D’un geste hésitant, elle traça un mot sur le mur : "Qui ?"

Puis elle attendit. Quelques minutes.

Un bruit dans le plafond. Comme un pas dans le grenier.

Puis, sur un autre pan de mur, lentement, comme si une main invisible l’écrivait — une nouvelle phrase apparut, lettre après lettre :

"Celle qui ne dort jamais."

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