Chapitre 6- Zoé
Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis la découverte de la pièce secrète. Zoé peinait à trouver le sommeil, hantée par les images des enfants enfermés, leurs visages figés dans l’ombre des photographies jaunies. Chaque matin, elle se réveillait avec cette lourdeur au creux du ventre, comme si la maison elle-même refusait de lui laisser la paix.
Elle avait passé ces journées à parcourir la maison de fond en comble, cherchant des indices, des documents, tout ce qui pourrait lui offrir un fragment de vérité. Parfois, elle s’arrêtait devant les vieux berceaux, touchant le bois craquelé, imaginant les petites mains qui s’y étaient tendues dans un silence effrayant.
Clara, elle, continuait à parler de cette femme que seule elle semblait voir. Zoé l’écoutait avec une inquiétude croissante, incapable de dire si c’était le fruit de l’imagination d’une enfant ou un signe plus sinistre. Parfois, elle surprenait Clara chuchotant des mots inaudibles, les yeux rivés vers un coin vide de la chambre.
Le silence de la maison s’était fait plus lourd, chaque craquement, chaque souffle du vent semblait prendre une dimension nouvelle, presque menaçante. Zoé ressentait cette présence invisible, comme un poids qui s’étendait dans l’air, l’obligeant à rester sur ses gardes.
Elle avait refusé d’appeler Antoine, sentant que la vérité devait d’abord venir d’elle, sans intermédiaire. Cette enquête était devenue son combat personnel, une lutte contre les ombres du passé qui refusaient de rester ensevelies.
Les nuits, elle rêvait des enfants, de leurs cris étouffés, de leurs visages marqués par la peur et la douleur. Ces rêves la laissaient tremblante, mais aussi plus déterminée. Elle ne pouvait pas laisser cette maison dévorer encore d’innocents.
Un après-midi, alors qu’elle s’asseyait près de la fenêtre, un rayon de soleil traversa la poussière, illuminant une vieille lettre oubliée sur le bureau. Elle l’ouvrit avec précaution, le cœur battant. Les mots griffonnés à la main racontaient une supplique désespérée, un appel à l’aide venu d’un enfant enfermé.
Zoé sentit une vague d’émotion l’envahir. La maison avait gardé ses secrets trop longtemps. Elle devait maintenant les faire sortir, peu importe le prix à payer.
Zoé s’assit à la vieille table en bois, serrant la première lettre dans ses mains encore tremblantes. Elle hésita un instant, puis décida de plonger plus profondément dans cette correspondance oubliée. D’autres feuilles, jaunies et fragiles, gisaient éparpillées autour d’elle. Une à une, elle les ramassa, prête à entendre ces voix du passé.
Les lettres racontaient, dans une écriture tremblante d’enfant, la peur, la douleur et l’isolement. Certaines étaient signées par des prénoms simples — Jeanne, Paul, Émilie — d’autres n’avaient même pas de nom. Elles décrivaient des jours interminables enfermés dans cette pièce maudite, des nuits où l’obscurité devenait une prison plus effrayante encore que les chaînes.
Zoé sentit la gorge se nouer en lisant les demandes silencieuses d’aide, les promesses faites entre enfants pour ne pas perdre espoir. Une des lettres, écrite dans une langue maladroite, racontait comment un enfant avait essayé de s’évader, mais avait été repris et sévèrement puni. L’horreur semblait palpable à travers ces mots griffonnés à la hâte.
Entre les lettres, elle trouva aussi des dessins : des figures enfantines aux contours maladroits, mais dont les yeux exprimaient une tristesse infinie. Des maisons brûlées, des silhouettes sombres, des chaînes entremêlées. Chaque trait semblait crier le désespoir de ces enfants, qui avaient trouvé dans le papier un exutoire à leur souffrance.
Au milieu de ces pages, une photo en noir et blanc attira son attention. On y voyait un groupe d’enfants, figés dans un sourire forcé, devant la maison. L’un d’eux portait un regard étrange, presque implorant, comme s’il suppliait de ne pas oublier. Zoé resta figée, sentant un frisson glacé lui parcourir l’échine.
Le temps semblait s’être arrêté dans cette pièce, mais pour Zoé, chaque instant renforçait sa détermination. Elle voulait comprendre ce qui s’était passé ici, ce que son oncle Lucien avait caché à toute la famille. Elle voulait déterrer la vérité, pour que ces voix ne restent plus jamais prisonnières.
Elle froissa délicatement une autre lettre entre ses doigts, y découvrant des mots d’amour et de réconfort, des espoirs qu’un jour la liberté viendrait. Pourtant, le poids de la peur était omniprésent, et chaque page l’enfonçait un peu plus dans ce cauchemar.
Une larme glissa sur sa joue tandis qu’elle levait les yeux vers la fenêtre. Dehors, le ciel s’assombrissait, et le vent commençait à souffler avec une force nouvelle. Dans cette maison chargée de secrets, Zoé sentit qu’elle n’était plus seule, et que ce qu’elle avait réveillé ne se laisserait pas apaiser facilement.
Zoé resta un long moment assise dans cette pièce secrète, le cœur serré par le poids des lettres et des images qui lui faisaient face. Elle sentait comme une présence, lourde et silencieuse, qui l’enveloppait. Pourtant, une force étrange la poussait à poursuivre, à ne pas fuir ce passé qui semblait vouloir lui parler à travers ces vestiges.
Elle prit une nouvelle lettre, plus abîmée que les autres. L’encre avait presque disparu, mais certains mots subsistaient, comme un murmure : « Ne me laissez pas ici… » Zoé frissonna. Ces quelques mots suffisaient à réveiller un mal ancien, un chagrin trop profond pour être contenu encore plus longtemps.
Au fil des lettres, elle découvrit qu’il n’y avait pas qu’un seul enfant enfermé. Plusieurs voix s’entremêlaient, chacune racontant son histoire de souffrance et de solitude. Elles parlaient de nuits sans fin, de cris étouffés, de la faim et de la peur constante d’Elise, la gouvernante implacable, qui les surveillait comme une ombre menaçante.
Zoé fut particulièrement bouleversée par une lettre écrite par une fillette nommée Clara — le même prénom que sa propre fille. Le parallèle lui sembla cruel, presque insultant. Dans ce message, Clara racontait comment elle chantait doucement pour apaiser les plus petits, leur promettant qu’un jour, la lumière viendrait à nouveau.
Soudain, un bruit sourd résonna dans la maison. Zoé se redressa d’un bond, le souffle court. Elle avait l’impression que la maison respirait, vivait, qu’elle réagissait à sa présence. Le vent s’engouffra par une fenêtre mal fermée, faisant danser les feuilles mortes dans la pièce. Pourtant, au fond d’elle, Zoé sut que ce n’était pas un simple courant d’air.
Elle décida alors de revenir sur ses pas, emportant avec elle quelques lettres et la photo des enfants. Elle voulait montrer tout cela à Clara, espérant que cela pourrait apaiser un peu ses terreurs nocturnes. Mais elle savait aussi qu’elle devait garder certains secrets, trop lourds pour une enfant de neuf ans.
Sur le chemin vers la chambre de sa fille, elle jeta un dernier regard vers la pièce secrète. Les inscriptions sur les murs semblaient vibrer dans l’ombre, comme si elles lui adressaient un dernier avertissement. Zoé serra les poings, déterminée à protéger Clara coûte que coûte, mais consciente que la maison n’allait pas leur accorder cette paix facilement.
En entrant dans la chambre, elle trouva Clara assise sur son lit, le regard fixé sur un coin sombre de la pièce.
- « Maman, elle est là », murmura la fillette. Zoé s’agenouilla à côté d’elle, la prenant dans ses bras.
- « Je sais, mon ange. Mais je suis là. Je ne te laisserai pas seule. »
Ce soir-là, Zoé resta éveillée longtemps, son esprit tourmenté par les mystères de la maison, les lettres des enfants oubliés, et les ombres qui dansaient encore dans le silence.
Zoé serra doucement Clara contre elle, cherchant les mots justes pour apaiser la peur qui dansait encore dans les yeux de sa fille.
- « Clara, dis-moi... Tu parlais d’une femme. Est-ce que tu peux me raconter ce que tu vois ou ce que tu ressens quand elle est là ? » demanda-t-elle doucement.
Clara fronça les sourcils, les lèvres tremblantes.
- « Elle ne parle pas beaucoup, maman. Mais parfois, elle chante doucement. Une chanson triste. Et elle me regarde longtemps, comme si elle voulait que je l’aide. »
Zoé hocha la tête, absorbant chaque mot avec une attention minutieuse.
- « Et cette femme, est-ce que tu connais son nom ? Ou peut-être le nom des enfants avec elle ? »
La fillette réfléchit un instant, ses petits doigts jouant nerveusement avec la couverture. « Oui… Il y a Jeanne, Paul, Émilie, et… Émile. Il est là tout le temps. Il me protège, il dit. Mais parfois, il a l’air triste aussi. »
Zoé sentit un frisson lui remonter l’échine en entendant ce nom. Émile. Le prénom revenait sans cesse dans les lettres qu’elle avait lues. Dans presque toutes, on parlait de lui, parfois avec peur, parfois avec tendresse, mais toujours avec une présence marquée. Elle se demanda quel rôle il avait joué dans cette histoire sombre.
- « Tu sais, Clara, j’ai lu des lettres où un garçon nommé Émile est souvent mentionné. Tu as raison, il semble très important. » Elle caressa doucement les cheveux de sa fille. « Est-ce que tu crois qu’il pourrait être un de ces enfants enfermés dans la pièce secrète ? »
Clara hocha timidement la tête.
- « Oui… Et il me dit des choses quand je dors. Parfois, il me dit de faire attention à la dame qui nous observe. »
Zoé serra les poings, décidant qu’il fallait protéger sa fille plus que jamais.
- « Tu es très courageuse, Clara. Mais je veux que tu saches que je suis là, et que personne ne te fera de mal. »
La petite se blottit un peu plus contre elle, trouvant dans ces mots un fragile réconfort. Pourtant, Zoé savait que cette maison gardait encore bien des secrets, et que le mystère d’Émile et des autres enfants allait bientôt réclamer plus qu’une simple lecture de lettres.
Elle se promit de revenir à cette pièce secrète, de fouiller encore plus, de comprendre ce qui avait brisé ces enfants, pour que Clara ne soit plus jamais hantée par leurs ombres.
Le lendemain matin, Zoé n’avait presque pas dormi. Elle avait attendu que Clara s’endorme profondément, vérifiant deux fois que la porte de sa chambre était bien fermée, avant de descendre lentement l’escalier grinçant. Chaque marche semblait protester sous son poids, comme si la maison elle-même voulait l’en dissuader.
La porte de la pièce, pourtant déverrouillée quelques jours plus tôt, était restée entrouverte depuis. Une mince ligne d’ombre s’en échappait, comme une respiration invisible. Zoé inspira profondément avant de pousser la porte.
Dès qu’elle pénétra dans la pièce, elle sut que quelque chose avait changé.
Les murs. Les murs n’étaient plus les mêmes.
Les centaines de phrases qui recouvraient auparavant les surfaces avaient été réécrites. Certaines étaient identiques, mais d'autres... d'autres étaient nouvelles. Écrites dans une calligraphie enfantine, mais tremblante, pressée, nerveuse.
"Je veux rentrer chez moi."
"Elle m’a dit que c’était pour notre bien."
"Émile ne se réveille plus."
"Je l’entends marcher la nuit, elle traîne la chaîne."
"AIDEZ-NOUS."
Zoé sentit ses jambes trembler. Une bouffée de froid sembla émaner du sol lui-même. Elle s'approcha d’un pan de mur qu’elle était certaine d’avoir examiné quelques jours plus tôt. Là, désormais, figurait une date : 3 novembre 1957.
Et juste en dessous, écrit en lettres majuscules : "Émilie a crié toute la nuit."
Une autre date, plus loin : 8 décembre 1957 – "On a fermé la bouche de Jeanne. Elle saigne."
Elle recula, le souffle court. Les murs n’étaient plus seulement une galerie de souvenirs tragiques. Ils devenaient un journal. Une chronique du calvaire vécu par les enfants.
Des morceaux de tissus, autrefois insignifiants dans un coin de la pièce, étaient désormais disposés en cercle, comme si quelqu’un – ou quelque chose – les avait bougés. Sur le vieux lit de métal rouillé, la chaîne s'était déplacée. Elle pendait désormais au bord du lit, et au sol, une petite empreinte poussiéreuse – un pied nu – était visible.
Zoé sentit son cœur battre à tout rompre. Elle était sûre que personne n’était venu ici. Sûre que la pièce avait été fermée. Alors pourquoi cette empreinte ? Pourquoi ces mots nouveaux ?
Dans un coin, elle découvrit un nouveau tas de lettres, soigneusement empilées. Elles n’étaient pas là la dernière fois. Toutes adressées à un certain Émile L.. Le même prénom encore et encore. La même initiale. Elle en prit une au hasard et l’ouvrit.
- "Émile, ne t’approche pas du grenier. Elle y garde les punitions. Je ne veux pas que tu finisses comme Lucie. Elle a mis son doigt sur sa bouche et m’a dit de ne jamais en parler."
Zoé sentit une sueur froide lui couler le long du dos. Elle rangea rapidement la lettre et recula vers la sortie. Mais au moment où elle atteignit la porte, elle crut entendre un grincement, tout proche, comme si le vieux lit avait bougé derrière elle.
Elle se retourna d’un coup.
Rien.
Mais cette fois, elle était sûre d’une chose : cette pièce était vivante. Et elle avait une mémoire.
Zoé sortit en tremblant, ferma la porte, et cette fois, la verrouilla. Elle glissa la clé dans sa poche, puis se dirigea vers la chambre de Clara. Elle ouvrit doucement. La fillette dormait, paisible, une main contre sa joue.
Zoé murmura :
- « Je vais découvrir la vérité, ma chérie. Même si ça me détruit. »
Et dans le couloir derrière elle, un courant d’air glacial fit vaciller la lumière.
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