Chapitre 7- Antoine
Antoine n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Le carnet traînait à côté de lui, ouvert sur une page maculée de gribouillis enfantins. Il y avait quelque chose de malsain dans la façon dont les mots se chevauchaient, comme si plusieurs enfants avaient écrit en même temps, pressés de tout dire avant qu’on ne les fasse taire.
Un prénom revenait sans cesse.
Émile.
Ce matin-là, après un café avalé à la hâte, il se mit à croiser les données. Le carnet mentionnait plusieurs prénoms, souvent suivis de phrases courtes : "Mélanie pleure", "Jules saigne", "Émile ne revient plus." Il lança une recherche dans les archives communales, en se concentrant sur la période 1950–1970.
Et là, au détour d’un recensement de 1957, il tomba sur une mention obscure dans les registres de l’école communale des Lilas :
Émile Martelly, né en 1948, inscrit en 1955, signalé « retiré du registre » en janvier 1958. Pas de transfert d’établissement. Aucune déclaration de changement de domicile. Disparu des radars.
Antoine sentit son souffle se bloquer. Ce n’était pas un oubli administratif. C’était un effacement.
Il continua ses recherches. Émile avait une mère, Catherine Martelly, seule et employée comme domestique à la fin des années 40. Le nom du père était laissé vide dans tous les registres. Une rumeur en marge d’un acte de déclaration de naissance ajoutait :
“Placement temporaire chez E. Leclerc – foyer éducatif provisoire.”
Élise Leclerc.
Antoine agrippa son carnet, puis fouilla à nouveau les pages qu’il avait scannées. Plusieurs phrases lui sautèrent aux yeux :
- "Elle l’attache, elle dit que c’est pour qu’il apprenne."
- "Émile ne parle plus. Même quand elle le pince."
- "Il regarde la fenêtre sans bouger."
Un frisson glacé lui traversa l’échine.
Il retourna immédiatement aux archives communales et demanda à consulter les dossiers de signalements anonymes. Une archiviste, intriguée, accepta après quelques échanges prudents. Dans un vieux classeur étiqueté 1958 – non classé, Antoine découvrit une série de lettres anonymes mentionnant des cris dans une maison « aux volets clos », des enfants « enfermés », et une femme décrite comme autoritaire, ancienne infirmière et institutrice.
Il n’y avait jamais eu d’enquête approfondie. Aucune preuve tangible, aucun témoin prêt à parler sous son nom.
Mais maintenant, Antoine savait.
Émile Martelly n’avait jamais quitté la maison.
Et si Zoé découvrait ces lettres… si elle fouillait les lieux avec un regard neuf… elle risquait de faire remonter bien plus que de simples souvenirs.
Il rentra chez lui en fin d’après-midi, le carnet serré contre lui, et commença à rédiger un article qu’il n’était même pas sûr de vouloir publier. Il créa un dossier crypté sur son disque dur, y ajoutant les photographies, les extraits de lettres, les pages du carnet, les relevés de naissance. Il tapa lentement un nom sur la première ligne :
Martelly, Émile – né en 1948. Présumé mort. Maison Leclerc. Dernier cri entendu : janvier 1958.
Mais dans un coin de sa tête, une question tournait en boucle :
Et si Émile n’était pas le seul ?
Parfait, merci de la précision : Antoine n’a pas connaissance des phénomènes dans la maison de Zoé. Cela renforce la tension et le croisement progressif des deux intrigues. Voici la suite, en respectant cela : Antoine poursuit ses recherches sans savoir ce que vit Zoé. Il découvre Jeanne par des documents d'archives, et le mystère autour d’Élise s’épaissit. L’ambiance reste lourde, méthodique et trouble.
Antoine referma son carnet d’un geste nerveux. La lumière bleue de son écran soulignait les cernes qui creusaient déjà son visage. Depuis des jours, il relisait les mêmes noms, les mêmes dates. Tout semblait tourner autour de 1957-1958, et autour d’un nom désormais bien trop familier : Élise Leclerc.
Il n’avait toujours pas reparlé à Zoé. La dernière fois, elle l’avait fermement éconduit. Pas de discussion, pas d’invitation à entrer, rien. Elle semblait simplement vouloir qu’on la laisse tranquille. Antoine, de son côté, n’insista pas. Il respectait ce silence, même si quelque chose, dans ses yeux, l’avait troublé. Une inquiétude mal camouflée. Un poids.
Mais pour l’instant, il ne pouvait que travailler avec ce qu’il avait : des registres, des documents, et son intuition.
Il retourna à la mairie de la petite ville voisine. Dans une salle d’archives en demi-lumière, il demanda à consulter les dossiers d’adoption, de tutelle et de placement des années 50. Après quelques heures à fouiller des classeurs poussiéreux, il retrouva la trace de Jeanne Rousselet.
Elle avait été confiée, officiellement, à Élise Leclerc en octobre 1955. L’adresse indiquée : Domaine de la Combe aux Lilas, une propriété isolée. Antoine leva les yeux. Ce nom… C’était celui qui figurait sur l’acte de vente de la maison de Zoé.
Il marqua une pause, la gorge sèche.
Pas une coïncidence.
Une superposition.
Dans un autre classeur, il mit la main sur un document froissé, signé de la main d’un inspecteur d’académie :
“Jeanne Rousselet – scolarisation interrompue au 3 janvier 1958. Aucune justification. Aucun suivi.”
Même schéma. Même effacement.
Antoine nota tout. Jeanne, comme Émile, avait disparu. En silence. Sans enquête. Sans trace. Il aurait voulu crier. Comment pouvait-on oublier des enfants ? Comment des familles, des enseignants, des voisins avaient-ils pu se taire ?
Un détail lui revint soudain. Dans un vieux dossier d’assistance publique, il avait vu une mention étrange : Élise Leclerc : veuve d’un militaire, infirmière pendant la guerre. Aucun antécédent. Aucun enfant biologique. Et pourtant, elle avait recueilli au moins deux enfants. Voire plus ?
Il regagna son appartement, les bras chargés de photocopies et de notes griffonnées à la hâte. Il se fit un café noir, s’assit à son bureau. Devant lui, des dizaines de pages. Il les épingla au mur comme une carte mentale.
Au centre : ÉLISE LECLERC.
Autour : Émile Martelly (1957) – Jeanne Rousselet (1958) – Domaine de la Combe aux Lilas.
Puis, tout en haut du mur, il ajouta une photo ancienne, floue, qu’il avait trouvée dans un registre : on y voyait la façade de la maison, et une silhouette debout à l’étage. Peut-être une illusion d’optique. Peut-être une femme.
Mais il sentit quelque chose d’instinctif. Comme si l’histoire, lentement, recomposait son visage. Comme si, derrière les années de silence, une vérité voulait refaire surface.
Antoine inspira profondément. Il n’avait toujours aucune preuve formelle. Mais la matière s’accumulait. Un article pouvait naître de ça. Et peut-être, au bout, une vérité effacée.
Il ignorait encore que dans cette même maison, une femme et sa fille vivaient au cœur de ce passé en train de se réveiller.
Le lendemain matin, Antoine prit la route en direction du hameau où résidait Juliette Brisot. Le ciel était lourd, menaçant la pluie, et chaque kilomètre le rapprochant de cette femme portait en lui une tension sourde. Il ne savait pas ce qu’il espérait trouver exactement : une vérité, un témoignage, ou simplement un fragment de mémoire pour recoller les morceaux.
La maison était modeste, en retrait d’un petit chemin bordé d’arbres. Il coupa le moteur, ajusta sa veste, et s’approcha de la porte. Trois coups discrets. Long silence. Puis une voix vieille, prudente :
— Oui ?
— Madame Brisot ? Je suis journaliste, je m’appelle Antoine. Je fais des recherches sur des faits anciens survenus à Montelac… à l’école, dans les années cinquante. C’est à propos de votre sœur, Jeanne.
Un long silence. Puis le bruit lent de la porte qu’on déverrouille. La femme qui apparut était ridée, droite malgré l’âge, les yeux sombres comme deux perles de charbon.
— Je ne parle plus à personne de cette époque, murmura-t-elle. Mais si vous avez retrouvé le nom de ma sœur, alors peut-être que vous devriez entrer.
Il s’assit dans un petit salon aux meubles figés dans le temps. Juliette apporta du thé, mais ne toucha pas à sa tasse.
— Vous savez qu’elle a disparu, dit-elle sans préambule.
— Oui. Comme Émile Martelly. Vous le connaissiez ?
Elle hocha la tête lentement.
— C’était un garçon doux. Trop doux. Il avait peur d’elle.
— D’elle ? Qui ça ?
Juliette le fixa. Son regard vacilla un instant.
— Madame Élise. L’institutrice. Mais ce n’était pas une vraie institutrice. C’était une femme qui habitait dans une maison en dehors du village. On disait qu’elle aidait l’école quand il manquait du personnel. Mais moi, je me souviens… elle nous appelait un par un. Et parfois, certains ne revenaient pas tout de suite.
Antoine sentit son cœur cogner.
— Vous pensez qu’elle était impliquée dans les disparitions ?
— Je ne pense pas. Je le sais.
Juliette se leva lentement, fouilla dans un tiroir, et en sortit un cahier d’enfant, jauni, rafistolé. Sur la couverture : « Jeanne Rousselet, CE2. »
— Ma mère a gardé ça. Elle ne l’a jamais jeté. Je l’ai relu cent fois. Il y a des dessins, mais aussi… des choses que Jeanne écrivait, toute seule.
Elle lui tendit le cahier. Antoine le feuilleta avec précaution. Des pages d’écriture tremblée. Des phrases interrompues.
« Maman dit que je dois obéir à Madame Élise. Mais parfois elle me fait mal. »
« Émile pleure encore. Il veut rentrer. »
« Il y a une pièce dans la maison où on ne doit pas aller. »
Et un dessin. Deux enfants dans une pièce sombre, et une grande silhouette en robe noire.
Antoine ne savait plus s’il lisait un témoignage ou un appel au secours.
— Il faut que je retourne là-bas, murmura-t-il.
Juliette le fixa, impassible.
— Si vous y retournez, soyez prudent. Ce qui s’est passé là-bas… ne dort pas vraiment.
Antoine quitta la maison de Juliette Brisot avec ce cahier serré contre lui, un poids aussi lourd qu’une vérité qu’on refuse d’entendre. Il marcha lentement le long du chemin, le brouillard montant paresseusement parmi les arbres, comme une barrière entre le passé et le présent. Tout semblait plus sombre depuis qu’il avait effleuré ces souvenirs.
De retour dans sa voiture, il alluma son dictaphone. D’une voix posée mais tremblante, il énonça tout ce que Juliette lui avait raconté, les phrases des enfants, les dessins, l’ambiance lourde d’une maison où la peur s’était enracinée.
Puis il roula vers Montelac, mais pas vers la vieille maison de Zoé. Il avait besoin d’un autre angle, d’un témoignage extérieur, d’un regard qui pourrait éclairer ce mystère autrement. Il pensa à Mme Drevier, cette vieille dame qu’il avait rencontrée brièvement au café, qui semblait tout savoir sans rien dire.
Il prit son téléphone, relut ses notes, et composa son numéro. La voix de Mme Drevier était rauque mais pas hostile.
— Madame Drevier, c’est Antoine, le journaliste. J’ai quelques questions… sur les enfants disparus. Sur Émile, Jeanne, et les autres.
— Oh, mon garçon… répondit-elle doucement. Vous touchez à des choses qui dérangent. Mais je vous écoute.
Il se rendit chez elle en fin d’après-midi, le soleil bas projetant des ombres longues sur le village. La maison de Mme Drevier sentait la lavande et les vieux livres. Elle l’accueillit avec un sourire fatigué.
— Les enfants, ça fait longtemps que j’y pense, dit-elle en s’asseyant. J’étais petite à l’époque, mais je me souviens bien de ces jours-là. Émile Martelly, Jeanne Rousselet… il y en a eu d’autres. Des enfants qui semblaient disparaître sans raison.
— Savez-vous où ils allaient ? demanda Antoine.
— Personne ne le sait. Mais certains adultes parlaient d’une maison isolée, à l’orée du bois. Une maison où personne ne devait aller.
— Vous voulez dire la maison de Zoé ?
Mme Drevier hocha la tête lentement.
— Oui. Mais je ne crois pas que Zoé ait jamais su ce qui s’y passait vraiment. C’était une maison maudite. Et madame Élise… elle n’était pas ce qu’elle semblait.
Antoine nota chaque mot avec attention. Puis il osa une question plus directe.
— Vous avez parlé d’autres enfants. Qui étaient-ils ?
— Certains étaient voisins, d’autres de villages alentours. Tous ont un point commun : ils avaient peur. Peur d’être pris. Peur d’être enfermés. Peur de ne jamais revenir.
La vieille dame lui raconta alors une rumeur qu’elle avait entendue : une sorte de secte ou de groupe occulte qui aurait utilisé la maison comme lieu de séquestration. Une histoire que personne n’avait jamais osé vérifier.
Antoine sentit l’ampleur du sujet. Il remercia Mme Drevier, et repartit en se promettant de creuser plus loin. Il savait que ce qu’il découvrait pourrait bouleverser tout le village, réveiller des douleurs anciennes. Mais il était prêt.
Au moment où il rentra chez lui, la pluie fine avait commencé à tomber. Il ouvrit son carnet, y ajouta ses nouvelles notes, et regarda une dernière fois les photos des lieux, des lettres, des enfants disparus. Puis, allumant une lampe, il se prépara pour une longue nuit de recherches.
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