Chapitre 9 - Antoine
Le téléphone avait sonné trois fois avant que quelqu’un ne décroche. Une voix fatiguée, rauque, presque agacée.
— « Allô ? »
— « Bonjour. Je suis journaliste, je… Je fais des recherches sur un ancien dossier. Sur votre frère, Émile Martelly. »
Un long silence, comme un écho dans un tunnel.
— « Je vois… »
— « Je ne veux pas vous déranger. Mais j’ai lu des choses, trouvé des noms… Et vous êtes le seul membre de sa famille encore vivant. »
La voix hésita.
— « Je ne l’ai pas connu. J’étais pas né quand il a disparu. »
— « Mais vous savez des choses. J’en suis sûr. »
Un nouveau silence. Puis un soupir, résigné.
— « J’habite à Saint-Pavion. C’est à trois heures de route. Si vous venez, on en parle. Une fois. Pas plus. »
Antoine nota l’adresse, le cœur battant.
La voiture s’enfonçait dans la campagne, avalant les kilomètres d’asphalte bordés de bois sombres et de champs fauchés. Il pleuvait par intermittence, une pluie fine qui laissait des traînées brillantes sur le pare-brise. Les essuie-glaces rythmaient le trajet d’un va-et-vient mécanique, presque hypnotique.
Il passa plusieurs petits villages désertés, où les volets restaient clos même en plein jour. L’odeur de terre humide et de pin mouillé entrait par les aérations. Les routes sinueuses étaient bordées de pierres moussues, et parfois, une vieille grange effondrée surgissait comme un fantôme sur le bas-côté.
La dernière heure se fit sur un chemin de campagne à moitié boueux, où la végétation rongeait le bitume. L’air était plus dense ici, presque figé. Les corbeaux s’agitaient dans les arbres. Quelque chose dans cette campagne semblait... à la fois beau et mort.
Quand il arriva enfin à la maison, il coupa le moteur, écoutant le silence. Un silence profond, pesant, brisé seulement par le froissement des feuilles.
Le petit frère d’Émile s’appelait Laurent. Une soixantaine d’années, les cheveux gris collés à son crâne par la pluie, une cigarette à moitié consumée au coin des lèvres. Il n’ouvrit pas vraiment la porte : il la laissa entrebâillée, comme s’il n’attendait pas à ce que l’autre homme entre vraiment.
— « Vous avez fait toute la route ? »
— « Oui. »
— « Alors entrez. »
La maison sentait le bois mouillé, le tabac froid et un vieux savon. Les murs étaient couverts de cadres anciens, certains penchés. Dans le salon, une lampe basse diffusait une lumière jaune qui n’éclairait que partiellement la pièce.
Ils s’installèrent autour d’une table de formica, entre un vieux radio-cassette et une pile de journaux. Laurent fixait ses mains rugueuses.
— « J’ai pas connu Émile. Il est mort… enfin, disparu… avant que je naisse. Mais j’ai grandi dans son absence. »
Il releva les yeux. Son regard n’était pas triste. Il était lourd.
— « Ma mère ne parlait que de lui. Elle le voyait partout. Elle disait qu’il l’appelait la nuit, qu’il était coincé quelque part. Mon père, lui, est devenu fou. Il parlait d’une pièce cachée dans l’école, d’une femme qui le surveillait. Il criait son nom dans les champs. »
Antoine écoutait sans oser interrompre. La pluie battait doucement les vitres. Laurent tira une vieille boîte métallique d’un buffet et l’ouvrit. À l’intérieur : des dessins d’enfants, des pages jaunies, un mouchoir brodé, et une photo noir et blanc.
— « C’est lui. »
Émile, les cheveux en bataille, le regard fixe. Derrière lui, encore cette silhouette floue, cette présence qu’aucun appareil ne parvenait à vraiment capter.
Laurent serra les dents.
— « Je crois qu’il est jamais parti d’ici. Ni lui, ni d’autres. »
Il fixa Antoine.
— « Vous croyez aux choses qu’on voit pas, monsieur le journaliste ? »
Antoine déglutit lentement. Il n’était plus aussi sûr que non.
Antoine laissa ses doigts effleurer le bord de la boîte, sans oser en sortir quoi que ce soit.
— « Vous avez dit… qu’ils ne sont jamais vraiment partis. »
Laurent hocha la tête lentement, en s’enfonçant dans sa chaise. Son regard s'était perdu quelque part entre la lampe et les ombres mouvantes du plafond.
— « Mon père disait que l’école cachait quelque chose. Il répétait toujours la même phrase… “Elle les garde, elle les élève, elle les tord.” J’ai mis des années à comprendre de qui il parlait. »
— « Elle ? »
— « Une femme. Pas une vraie, pas une institutrice… pas vraiment. Il disait qu’elle venait de “l’autre côté du mur”, qu’elle parlait à travers les miroirs. »
Antoine frissonna. Il nota mentalement chaque mot, incapable de détacher son regard du visage de Laurent, tendu par l’effort de la mémoire.
— « Ma mère… elle, elle l’appelait “la Dame du Palier”. Elle prétendait l’avoir vue au coin de l’escalier, debout, immobile, les yeux noirs. Elle disait que c’était elle qui prenait les enfants. Que ceux qui la voyaient ne parlaient plus. »
Antoine sentit une crispation monter dans sa gorge.
— « Et vous ? Vous l’avez vue ? »
Laurent secoua la tête. Il écrasa sa cigarette dans une soucoupe fendue.
— « Non. Mais j’ai entendu. Des bruits, des rires d’enfants dans la pièce vide. Des pas dans le grenier, alors que j’étais seul. Et une nuit, j’ai entendu quelqu’un murmurer mon prénom, très lentement, comme s’il me tirait vers lui. »
Il marqua une pause, puis soupira, plus las que peureux.
— « Alors j’ai quitté Montelac. Dès que j’ai pu. Je pensais que ce serait fini. Mais certains rêves... »
Il s’interrompit.
— « Vous êtes allé dans la maison ? Celle où vivait Émile ? »
— « Oui. »
Laurent pâlit.
— « Alors vous êtes déjà trop loin pour faire demi-tour. »
Antoine se redressa légèrement.
— « Pourquoi ? »
— « Parce qu’elle sent quand on la cherche. Plus vous découvrez, plus elle vous regarde. Et plus elle se rapproche. »
Un silence tendu s’installa.
— « Elle aime les curieux. Elle les attire. Et ensuite… elle les garde. »
Antoine ne répondit pas tout de suite. Il se contenta de poser ses mains à plat sur la table, pour ne pas montrer qu’elles tremblaient.
— « Je dois savoir. »
Laurent le regarda longuement, presque avec pitié.
— « Alors ne soyez jamais seul trop longtemps. Et si un jour, vous entendez un enfant rire derrière vous… ne vous retournez pas. »
Laurent servit un second café, un peu plus fort que le premier, et poussa une couverture vers Antoine.
— « Reste ici quelques jours. Trois, quatre… Si tu veux en savoir plus, tu dois entendre tout. Mais ça se fait pas en une nuit. Et t’as pas intérêt à dormir à l’hôtel du coin. »
Antoine, encore secoué, accepta d’un hochement de tête.
— « Merci. »
Ils s’installèrent de nouveau dans le salon, la lumière tamisée par les rideaux épais. Un vieux poêle diffusait une chaleur discrète, mais les murs eux-mêmes semblaient retenir une part de froid.
— « Je te parle de la Dame du Palier… mais y’en a qui l’appellent autrement. La Dame en noir. La Femme à la bouche cousue. Ou juste Elle. »
Laurent sortit un dossier jauni de son buffet, qu’il posa sur la table basse. À l’intérieur, des lettres, des extraits de journaux, et des notes manuscrites d’une écriture nerveuse.
— « J’ai tout gardé. Mes parents avaient des coupures de presse, des bouts de récits, des mots gribouillés par des anciens du village. Un puzzle incomplet. Mais les pièces... elles font froid dans le dos. »
Antoine tourna lentement les pages. Un vieux texte disait : “Elle n’a pas d’ombre, mais laisse du givre sous ses pas.” Un autre : “Ils ne crient plus, leurs bouches sont fermées. Elle les aime silencieux.”
— « On raconte qu’elle vivait autrefois dans l’école. Pas en tant qu’institutrice officielle… une remplaçante venue de nulle part. Toujours en noir, une coiffe stricte. Belle, mais figée, presque de cire. Mes parents disaient qu’elle ne vieillissait pas. Toujours la même silhouette, les mêmes yeux noirs, même trente ans plus tard. »
Antoine fronça les sourcils.
— « Aucun registre, aucune photo ? »
Laurent hocha la tête.
— « C’est ça le pire. On a trouvé des clichés de classe, année après année. Mais jamais elle. Elle était là pourtant, mes parents s’en souviennent. Mais sur les photos, il manque toujours quelqu’un. Ou il y a une tache noire, ou la pellicule est brûlée. Comme si elle refusait d’être vue. »
Le silence tomba un moment. Puis, comme si une digue s’était brisée en lui, Laurent ajouta d’une voix plus basse :
— « Elle ne faisait pas que les voler, tu sais. Elle les brisait. Ceux qui sont revenus, parfois, ne parlaient plus. Et quand on a examiné certains d’entre eux... leurs lèvres avaient des cicatrices fines, comme si elles avaient été cousues. »
Antoine blêmit.
— « Cousues ? »
— « Oui. Et pas par une opération chirurgicale. Par du fil noir, glissé dans la chair, comme une poupée qu’on veut faire taire. Un des anciens médecins de Montelac en parlait dans ses carnets. Il a fini interné. »
Antoine s’appuya contre le dossier du fauteuil. Son cœur battait plus vite. Quelque chose de primitif en lui lui disait de fuir cette maison, ces histoires, cette région entière. Mais il resta.
— « Pourquoi faire ça ? »
Laurent haussa lentement les épaules.
— « Pour le silence. Elle déteste qu’on parle. Elle déteste le bruit. Elle veut que ses enfants l’écoutent… et se taisent. »
Antoine regarda par la fenêtre. La nuit tombait. Le jardin, silencieux, semblait absorber la lumière.
— « Et toi, tu crois qu’elle est encore là ? »
Laurent ne répondit pas tout de suite. Puis, d’une voix plus rauque :
— « Je crois qu’elle n’est jamais partie. »
Ils passèrent à table. Laurent avait préparé un plat simple : un ragoût de pommes de terre, carottes et viande fumée, qui embaumait la pièce d’un parfum rustique et chaud. Antoine remercia, mais mangea lentement, toujours habité par le malaise de leur échange précédent.
Laurent, lui, semblait parler plus librement maintenant. Comme s’il s’était retenu trop longtemps.
— « Tu sais, j’ai toujours pensé que ce qu’on appelait des légendes, ici, c’était juste un code. Un code pour pas dire les choses trop clairement. »
Antoine leva les yeux de son assiette.
— « Un code pour quoi ? »
— « Pour Elle. Pour ses rituels. Pour la manière dont Elle choisissait ses enfants. »
Il posa sa cuillère, le regard un peu dans le vide.
— « Mes parents disaient qu’elle apparaissait parfois près des greniers. Ou dans les cages d’escalier. On disait qu’elle cherchait toujours les “silencieux”. Ceux qui n’avaient pas de famille. Ou ceux qui ne parleraient pas. »
Antoine fronça les sourcils.
— « Pour en faire quoi ? »
Laurent releva les yeux. Un éclat d’ombre passa dans son regard.
— « Des jouets. »
Il prononça ce mot comme s’il lui arrachait la bouche.
— « Elle les appelle comme ça. “Ses jouets”. Ses poupées. Elle les prend, elle joue avec eux, elle les façonne, elle les vide petit à petit. Elle les dévore lentement, pas comme une bête. Comme une... comme une goule ésotérique. Tu comprends ? »
Antoine secoua doucement la tête.
— « Pas vraiment. »
— « C’est pas une question de dents ou de sang. C’est autre chose. Elle aspire ce qui fait de toi un être vivant. Elle te prend ton rire, ton souffle, ta lumière. Et elle s’en nourrit. »
Il se pencha légèrement vers Antoine, baissant la voix.
— « C’est ça qui la garde jeune. C’est ça qui lui permet d’être encore là, encore invisible. Ce n’est pas juste une entité morte. Elle est vivante. Trop vivante. Elle a trouvé un moyen de contourner le temps. Grâce à eux. Grâce aux enfants. »
Le ragoût n’avait plus de goût. Antoine regarda ses mains, un peu tremblantes. Il avait l’impression que la pièce était devenue plus froide, malgré le poêle qui crépitait toujours.
— « Tu crois qu’elle cherche encore ? »
Laurent hocha lentement la tête.
— « Je crois qu’elle n’a jamais cessé. Qu’elle erre. Qu’elle attend le bon moment. Et je crois que Clara… »
Il s’arrêta, réfléchissant.
— « Clara, ou une autre, peu importe. Elle choisit. Et parfois, elle passe d’un corps à l’autre. »
— « Tu veux dire qu’elle peut… posséder ? »
— « Je ne veux rien dire. Mais si tu veux mon avis, Elle peut s’enrouler autour d’une âme comme une toile. Et à force… c’est elle qu’on entend dans les voix des enfants. Pas eux. »
Un silence lourd s’abattit. Puis Laurent ajouta, en fixant Antoine :
— « Et je crois qu’elle t’a remarqué. »
Cette nuit-là, Antoine sombra dans un sommeil troublé. À peine ses yeux fermés, une pression étrange s’abattit sur sa poitrine, comme si quelque chose l’épiait déjà dans l’obscurité.
Le rêve commença sans début clair. Juste des bribes.
Des enfants. Dans une pièce sans fenêtre. Ils étaient assis en cercle, leurs genoux contre leur poitrine, les yeux grands ouverts. Ils tremblaient. Leurs vêtements étaient anciens, froissés, couverts de poussière. Une lumière crue tombait d’un plafond invisible. On aurait dit une salle de classe abandonnée. Ou une pièce d’attente dans l’enfer.
Ils hurlaient. Mais aucun son ne sortait.
Antoine voulut parler, les appeler, mais sa voix restait bloquée dans sa gorge. Puis il comprit pourquoi.
Leurs lèvres étaient cousues.
Des fils noirs, rêches, tiraient sur leur peau pâle, cousus maladroitement. Certains avaient du sang séché autour de la bouche. D’autres des cicatrices encore ouvertes. Ils pleuraient. Mais leurs sanglots ne faisaient aucun bruit.
Et au milieu d’eux, un seul enfant n’était pas cousu.
Émile.
Il était assis en retrait, dans un coin d’ombre, les bras croisés sur ses genoux, le regard dirigé vers Antoine. Silencieux. Immobile. Comme s’il savait que ce rêve n’était pas un rêve.
Antoine fit un pas vers lui, mais aussitôt, la pièce se transforma. Les murs s’effacèrent dans une obscurité suffocante. Une voix résonna.
Une voix de femme.
Autoritaire. Caverneuse. Mielleuse et haineuse à la fois.
— « Ils parlaient trop. Ils oubliaient de m’écouter. »
Une main pâle surgit de l’ombre et caressa doucement les cheveux d’un des enfants. Celui-ci se recroquevilla, tremblant, les fils de sa bouche vibrant sous le geste.
— « Lui, non. Lui, je l’ai aimé. »
Antoine se retourna vers Émile. Le garçon se levait maintenant. Lentement. Et en s’approchant, Antoine vit que ses yeux n’étaient plus ceux d’un enfant. Ils étaient noirs. Lisses. Profonds comme un puits sans fond.
— « Tu comprends, Antoine. Ils ne devaient pas parler. Ils ne doivent jamais parler. »
Et la voix de la femme, qui sortait maintenant de tous les murs, souffla tout près de son oreille :
— « Et toi… que vas-tu faire, maintenant que tu sais ? »
Un cri. Un hurlement de tous les enfants. Sourd mais perçant, comme un son au-delà du réel.
Antoine se réveilla en sursaut. En sueur. Le souffle court. Sa gorge sèche.
Un vent faible glissait sous la porte. Et dans ce silence rural, il aurait juré… entendre, au loin, comme un bruissement. Des rires d’enfants. Étouffés.
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