Chapitre 11 - Zoé

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La maison était plongée dans un silence épais, presque collant. La vieille horloge du couloir indiquait trois heures trente-quatre. Zoé ouvrit les yeux brutalement.

Ding-dong. Ding-dong. Ding-dong.

La sonnette résonnait dans la nuit, frénétique. Presque hystérique. Les coups s’enchaînaient à un rythme inhumain, comme si une main invisible frappait sans relâche le bouton.

Elle se leva d’un bond, le cœur battant, les mains glacées. Clara dormait profondément, malgré le vacarme. Trop profondément.

Zoé marcha à pas feutrés jusqu’à la porte d’entrée. Le couloir semblait plus long que d’ordinaire. La lumière tremblotante de la lampe murale projetait des ombres mouvantes sur les murs. Chaque pas était une lutte contre l’envie de fuir.

Arrivée devant la porte, elle hésita. Elle tendit l’oreille.

Silence.

La sonnette avait cessé.

Elle se pencha lentement pour regarder par le judas… mais il n’y avait personne. Rien. Ni ombre, ni forme. Juste l’obscurité paisible de la rue vide.

— « Qui est là ? » murmura-t-elle, la gorge nouée.

Un silence glacial lui répondit. Puis…

Une voix.

Infantile. Lointaine. Comme si elle venait de l’intérieur des murs.

— « Elle. N’ouvre surtout pas la porte. »

Zoé recula brusquement, le souffle coupé. Son dos heurta le mur. Elle se mit à trembler.

La voix n’était pas une hallucination. Elle était réelle. Trop réelle. Et elle provenait de juste derrière la porte.

Elle courut dans le salon, attrapa son téléphone. Pas de réseau. Encore. Elle serra l’appareil contre elle, l’estomac noué par l’angoisse.

Un instant, elle pensa réveiller Clara. Mais… quelque chose en elle l’en empêcha. Clara n’était plus tout à fait la même depuis quelques jours. Elle parlait peu, regardait parfois Zoé comme une étrangère. Et la nuit dernière, elle s’était mise à rire… dans son sommeil. Un rire d’adulte. Grave. Trop grave pour une fillette.

Zoé s’enferma dans la pièce condamnée. Celle que le prêtre lui avait dit d’éviter.

Elle s’était jurée de ne plus y retourner.

Mais elle devait comprendre.

Elle traça de nouveau un cercle de craie blanche sur le vieux plancher. Elle prit la boîte où elle rangeait les morceaux de craie et griffonna les mots :

"Qui es-tu ?"

Elle attendit.

Rien.

Puis, lentement… une réponse apparut, tracée dans une écriture enfantine, maladroite, tremblante :

"Émilie."

Zoé sentit son cœur se serrer. Elle avala sa salive, s’agenouilla à nouveau.

"Pourquoi es-tu là ?"

Quelques secondes s’écoulèrent… puis :

"Je suis restée. Je n’ai pas pu partir."

Zoé fronça les sourcils.

"Tu es morte ?"

La craie ne bougea pas tout de suite. Puis lentement, très lentement :

"Elle nous a gardés. Elle nous a pris. Je veux partir maintenant."

Zoé sentit des larmes lui monter aux yeux.

— « Qui, Émilie ? Qui vous a pris ? » demanda-t-elle à voix haute, sans attendre de réponse immédiate.

Mais la craie répondit d’elle-même.

"La dame. Celle qui vole les voix. Celle qui mange nos rêves."

Et sous ce dernier mot, un autre s’ajouta, en lettres minuscules, comme une signature :

"Jeanne pleure toutes les nuits. Même ici."

Zoé lâcha la craie, prise d’un haut-le-cœur. Le froid dans la pièce devint glacial, presque insupportable. Une présence… se rapprochait.

Puis, sans prévenir, toutes les lampes s’éteignirent d’un coup, plongeant la pièce dans une obscurité totale.

Une voix rauque, bien différente, chuchota à son oreille :

— « Tu ne devrais pas leur parler. Clara est à moi, maintenant. »

Zoé resta figée. L’obscurité n’était plus vide. Elle était habitée. Dense. Lourde. Comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle.

Un frisson glacial remonta le long de sa nuque. Derrière elle, quelque chose bougeait. Lentement. Trop lentement. Pas un bruit de pas… mais un frottement. Comme une robe longue traînant sur le bois.

Elle se retourna d’un coup. Rien.

Mais… si.

Dans le coin de la pièce, là où la lumière de la rue perçait faiblement à travers un volet mal fermé, une silhouette semblait se former dans le vide.

Haute. Immobile. Comme taillée dans l’ombre.

Zoé recula, à tâtons, jusqu’au mur. Elle ne parvenait pas à hurler. Sa gorge s’était refermée, prise dans un étau invisible.

Puis, un murmure. Un seul mot, prononcé par une voix de femme, éraillée, cassée, étranglée par des siècles de silence :

— « Zoé… »

Elle se mit à trembler de plus belle. Comment cette chose connaissait son nom ?

La craie, posée sur le sol, bougea d’elle-même. Elle roula, lentement, puis s’arrêta. Un grincement horrible se fit entendre, semblant venir de sous le plancher.

Zoé se pencha. Juste un instant.

Le bois… pulsa.

Comme s’il respirait.

Un autre message apparut, griffonné avec une force désespérée :

"Fuis. Elle t’a vue."

— « C’est fini… je vais devenir folle… » murmura Zoé, les larmes aux yeux.

Un claquement sec retentit soudain dans le couloir. Puis un autre. Des pas. Clac. Clac. Clac. Talons sur le carrelage. Calmes. Méthodiques.

La poignée de la porte de la pièce tourna… lentement.

Zoé recula jusqu’à heurter une vieille étagère. Un bibelot tomba au sol et se brisa. Mais la poignée s’arrêta.

Un chuchotement passa sous la porte. Des dizaines de voix… d’enfants. Suppliantes. Cassées. Murmurant des mots incohérents, entre pleurs et supplications.

— « Elle… elle est là… elle arrive… »

— « Ne parle pas… »

— « Elle entend… elle sent tout… »

Zoé se couvrit les oreilles. Mais les voix étaient dans sa tête maintenant. Comme si la maison entière s’était glissée en elle.

Puis un choc violent : BOUM. La porte trembla, comme si une main invisible l’avait frappée.

Un deuxième. Plus fort. La craie s’éparpilla au sol.

Un troisième.

Puis… plus rien.

Silence.

Un silence trop parfait.

Zoé restait prostrée, tremblante, recroquevillée contre le mur. Elle n’osait plus respirer.

Un long moment passa.

Puis… la voix d’un enfant.

— « Elle est partie… pour l’instant. »

Zoé leva les yeux. Sur le sol, une nouvelle phrase s’inscrivait, comme écrite à la main :

"Dis à Antoine de faire vite. Clara est à elle."

Le matin avait un goût métallique.

Zoé ne dormit pas. Pas vraiment. Elle resta assise contre le mur, la lumière du jour finissant par dissiper lentement l’obscurité suffocante. Quand les premiers rayons passèrent à travers les volets, elle osa enfin bouger.

Clara dormait. Enfin… elle dormait comme une poupée abandonnée. Silencieuse, trop droite, les yeux mi-clos. Zoé l’avait retrouvée allongée sur son lit, sans souvenir des heures passées.

Mais elle… elle se souvenait de tout.

Elle attendit que Clara descende prendre son petit déjeuner, puis, les mains tremblantes, elle saisit son téléphone. Elle hésita quelques secondes, puis appela Antoine.

Il décrocha rapidement, sa voix un peu rauque, fatiguée :

— « Zoé ? Tout va bien ? »

— « Non. Non, rien ne va. Antoine, je crois que… je crois que cette maison est vivante. »

Il se figea à l’autre bout du fil. Un silence lourd, puis :

— « Dis-moi exactement ce qui s’est passé. »

Elle lui raconta. Les coups à la porte. La voix d’enfant. La silhouette dans l’ombre. Les mots à la craie. Le nom d’Émilie.

Et cette dernière phrase : "Clara est à elle."

Il soupira, lentement.

— « Tu… tu ne devrais plus rester là. »

— « Alors dis-moi. Dis-moi ce que tu as trouvé. Tu sais des choses, Antoine. Je le vois à ta voix. Tu sais pour cette maison. »

— « J’ai trouvé plusieurs noms. Des enfants. Des disparitions. Et… une femme. Une femme dont personne n’a jamais pu prouver l’existence, mais dont tout le monde se souvient. On l’appelait La Dame en Noir. »

Zoé serra le téléphone contre son oreille.

— « Continue. »

— « Elle vivait… ou plutôt, elle hanterait un immeuble autrefois, non loin d’ici. Selon plusieurs témoignages, elle n’apparaît jamais sur les photos. Son corps ne vieillissait pas. Des enfants parlaient d’elle… mais on leur cousait la bouche. Littéralement. »

Zoé sentit la bile lui remonter à la gorge.

— « Et Emile ? »

— « Il ne parlait presque jamais. Alors ils ne lui ont rien fait. Mais il a disparu, comme les autres. Il y a eu une autre petite, Jeanne. Même année. Et là, Clara… »

Un silence. Zoé reprit, d’une voix grave :

— « Tu crois qu’elle est revenue ? »

Antoine soupira.

— « Je pense qu’elle n’est jamais vraiment partie. Et je pense qu’elle cherche. Qu’elle choisit. »

Zoé déglutit.

— « Elle a choisi Clara. »

— « Alors je vais venir. Ce soir. »

— « S’il te plaît… »

Elle raccrocha sans un mot de plus. Une larme coula, discrète, le long de sa joue. Puis elle se leva, regarda la pièce où les phrases à la craie avaient disparu, et murmura :

— « Tiens bon, Clara… »

Zoé passa la matinée dans un état second, le téléphone toujours serré dans sa main, comme si la voix d’Antoine pouvait encore la protéger.

Elle s’efforça de donner un air normal à la maison. Elle fit le ménage, ouvrit les fenêtres, changea les draps d’ami dans la petite chambre d’amis au rez-de-chaussée. Chaque geste était mécanique, comme dicté par un besoin profond de contrôle. Elle nettoya les poignées de porte, vérifia les verrous, rangea les lettres dans une boîte qu’elle enferma dans le haut du placard. Elle n’osa plus retourner dans la pièce aux craies.

Clara la suivait partout, sans dire un mot. D’habitude bavarde et curieuse, la petite fille semblait... en attente. Trop calme. Trop posée. Un silence tendu vibrait autour d’elle, comme si chaque souffle qu’elle retenait pouvait exploser en un cri.

À midi, Zoé proposa de manger des tartines. Clara accepta sans broncher, mais ne toucha pas à son assiette. Elle restait assise, droite, les yeux rivés vers la porte d’entrée, comme si quelqu’un allait bientôt passer le seuil.

— « Clara ? » souffla Zoé, la voix incertaine. « Tu veux jouer un peu ? Ou lire avec moi ? »

La petite tourna lentement la tête vers elle. Ses yeux étaient vides. Profonds. Comme deux miroirs sans reflets.

— « Elle arrive. » dit-elle soudain.

Zoé recula d’un pas.

— « Qui ça, Clara ? »

Clara sourit. Un sourire trop large. Trop faux.

— « Elle m’a dit que vous ne pourriez rien faire. »

Zoé sentit ses entrailles se tordre. La voix n’était plus tout à fait celle de l’enfant.

— « Clara. Ce n’est pas toi qui parles, là. »

La petite rit doucement, un son sifflant, dérangeant, presque métallique.

Puis, d’un coup, elle se mit à hurler.

Un cri rauque, si violent que Zoé faillit tomber de sa chaise. Clara se recroquevilla sous la table, griffant la nappe, les yeux écarquillés de peur.

— « Elle est là ! Elle est là ! Elle veut me prendre, Zoé ! Elle me touche, elle… je veux pas retourner là-bas ! Je veux pas ! »

Zoé courut vers elle, la saisit par les épaules.

— « Regarde-moi ! Respire, Clara, c’est moi, Zoé, tu es ici, avec moi, tu es en sécurité, tu m’entends ? »

Clara tremblait. Puis… ses muscles se relâchèrent d’un coup.

Elle s’évanouit.

Le téléphone vibra sur la table. Antoine.

Zoé décrocha immédiatement, haletante.

— « Antoine ! Dépêche-toi… s’il te plaît. »

Il n’y eut qu’un souffle dans le combiné. Puis :

— « J’arrive. Cinq minutes. »

La voiture s’arrêta devant la maison à 15h37. Antoine en descendit, pâle, les traits tirés. Il portait un sac à dos et un dossier épais contre sa poitrine. Il fixa la façade pendant une seconde. Puis monta les marches.

La porte s’ouvrit avant même qu’il ne frappe.

Zoé, tremblante, l’attrapa par la manche et l’attira à l’intérieur.

— « Elle… elle a rechuté. Clara. Elle s’est effondrée. Elle a parlé avec une autre voix. Elle a… elle m’a dit qu’“elle” allait revenir. »

Antoine posa son sac, regarda autour de lui, méfiant.

— « Où est-elle maintenant ? »

— « Dans sa chambre. Je l’ai couchée. Elle dort… je crois. »

Ils montèrent ensemble. Clara était allongée sur le lit, paisible. Trop paisible. Un petit sourire figé ornait ses lèvres.

— « Elle a dit quelque chose d’autre ? » demanda Antoine en s’agenouillant près du lit.

Zoé hocha la tête, la voix brisée :

— « Elle a dit qu’elle voulait de nouveaux jouets. »

Antoine se figea.

Puis il ouvrit son sac. En sortit un vieux dossier, des photocopies, des articles. Et une photographie en noir et blanc d’une femme debout dans une cour d’école, floue. Sans visage distinct. Comme si l’image refusait de l’enregistrer.

— « La même description. Encore et encore. Des enfants qui hurlent. Des voix dans les murs. Et elle… toujours là, dans l’ombre. »

Clara gémit dans son sommeil.

Ils se figèrent.

Puis Clara chuchota, d’une voix rauque :

— « Tu es là… toi aussi maintenant… »

Le murmure de Clara flotta dans la pièce comme une brume glacée.

— « Tu es là… toi aussi maintenant… »

Zoé posa instinctivement une main sur l’épaule d’Antoine, qui fixait la fillette sans cligner des yeux. Il se pencha un peu plus près du lit.

— « Clara ? C’est Antoine. Tu te souviens de moi ? »

La petite ne répondit pas. Sa bouche se mit à trembler doucement, comme si elle luttait contre quelque chose. Puis, lentement, elle ouvrit les yeux.

Mais ce n’étaient pas les yeux de Clara.

Un noir profond, liquide, y nageait au fond. L’irréel y avait remplacé l’innocence. Elle tourna la tête vers Antoine, le fixa longuement. Et sourit.

— « Tu crois que tu peux encore la sauver ? » demanda-t-elle, d’une voix de femme vieille, cassée par les âges. « Elle est mienne. Elle est douce, cette coquille. Silencieuse. Docile. Comme l’autre. Comme Emile. »

Zoé sentit ses jambes flancher.

Antoine se redressa brusquement, recula jusqu’au mur.

— « Tu n’es pas Clara. Qui es-tu ? »

Clara (ou ce qu’elle était devenue) se leva, sans le moindre effort, comme portée par quelque chose d’invisible. Ses pieds touchaient à peine le sol.

— « Je suis celle qu’on a crainte, qu’on a maudite. Celle qu’ils ont enfermée dans les murs, dans les cris, dans les prières. Et vous… vous avez rouvert la porte. »

Elle tourna lentement la tête vers Zoé.

— « C’est toi. Curieuse. Stupide. Tu as écrit. Tu as appelé. »

Zoé, paralysée, tentait de respirer sans bruit.

La voix continua, suintante, presque chantante :

— « Je suis celle qui murmure aux enfants. Celle qui les empêche de parler… ou les laisse hurler. Selon mon humeur. »

Clara leva la main.

Ses doigts étaient tendus, rigides, comme agrippés à quelque chose d’invisible. Puis, d’un geste sec, elle grimaça — et s’effondra au sol, inconsciente.

Le silence fut brutal.

Zoé courut vers elle. Clara respirait. Faiblement. Mais elle respirait.

— « On… on ne peut pas rester ici. » haleta Zoé.

Antoine passa une main sur son front, en sueur.

— « Je sais. Mais il faut comprendre ce qu’elle veut. »

Il s’accroupit à côté de Clara, la couvrit avec une couverture.

Puis il murmura :

— « Elle a mentionné Emile… Elle les choisit. Des enfants particuliers. Silencieux. Brisés. Et toi, tu l’as ramenée. »

Zoé serra les dents.

— « Je voulais juste comprendre. Je voulais juste aider Clara… »

Un grincement les fit sursauter.

Le miroir de la chambre vibra légèrement.

Zoé tourna lentement la tête.

Quelqu’un — ou quelque chose — avait écrit à la vapeur, sur le verre froid :

« Trop tard. »

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