Prologue - La mer et la brume
La nuit s’était refermée sur la mer Égée comme une paupière. Les vagues, d’abord régulières, s’étaient levées sans prévenir ; puis le vent avait pris le large à la gorge. Sur le pont du petit voilier loué à Paros, Gabriel Sorel tenait la barre à deux mains, le visage fouetté par les grains. L’eau lui mordait les yeux. Il avait quarante ans et, à cet instant précis, l’âge des tempêtes.
Il n’était pas venu chercher la mort. Il avait pris ce bateau pour quelques jours, pour « voir autrement », disait-il ; pour laisser derrière lui les tours de verre, les dossiers qui ne veulent rien dire, les réunions où l’on ajuste des chiffres sans toucher des vies. Un an plus tôt, il avait quitté Paris et un poste de direction confortable. À la place, il avait choisi d’enseigner ponctuellement, de voyager, de parler aux gens plutôt qu’aux tableaux Excel. La Grèce lui plaisait pour sa franchise : le sel, la pierre, la lumière. Mais cette nuit, la Grèce ressemblait à un dieu antique qui exige une preuve.
Une détonation de toile déchirée claqua comme un coup de feu. La grand-voile fendillée battit, folle. Gabriel jura, se jeta vers l’écoute, perdit l’équilibre, se rattrapa à un winch comme à la vie elle-même. Le mât gémit. Le compas tournait à vide. La pluie tombait en biais, rageuse, comme si quelqu’un depuis le ciel tirait les ficelles du monde.
Alors il la vit.
Devant l’étrave, un cercle de brume, net, presque immobile, à contre-vent. Le reste de la mer était un chaos noir et blanc ; là, un anneau pâle, opaque, comme posé sur l’eau. Une aberration. Gabriel voulut abattre, mais le courant l’aspira. Il sentit la coque vibrer, puis le choc : un récif, brutal, résonnant jusqu’au sternum. Il bascula. Le ciel et l’eau échangèrent leur place. Une pensée, claire et froide, lui traversa la tête : c’est fini.
Il eut le réflexe des vivants. Il dégrafa sa longe, se jeta par-dessus bord, nagea vers la nuit. L’eau était une gueule salée. Un instant, un siècle, il ne fut plus qu’un cœur battant. Puis tout se tut.
Quand il reprit connaissance, il était étendu sur du sable. La mer respirait derrière lui, docile comme un animal repu. Le vent s’était remis à parler bas. Gabriel toussa de l’eau, cracha du sel, se redressa. Devant lui se dressait une île qu’il ne reconnaissait pas : une dentelle de pins et de roches claires, des pentes adoucies, des éboulis d’obsidienne, des terrasses anciennes où l’on devinait des murs effondrés. Au-dessus, un voile de brume circulaire, posé comme une couronne.
Il pensa aux cartes, aux routes tracées sur son GPS. Rien ne mentionnait une île ici, au milieu des voies touristiques.
Il pensa à un mot, tombé de ses lectures d’étudiant : Elythria. La liberté. La rumeur d’une île qui n’existe pas.
Il sourit malgré la brûlure du sel. Contre toute raison, il était vivant.
Annotations