Chapitre I - Le rivage des libres

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Au matin, l’île exhalait une odeur de thym, de résine chaude et de pierre mouillée. Gabriel marchait lentement sur la plage blanche, ramassant ce que la nuit avait jeté : une bouée, un bidon d’eau, un sac étanche avec son couteau, un carnet imbibé qu’il prit quand même. Le voilier, désemparé, s’était entaillé sur un récif à quelques dizaines de mètres ; il voyait encore, sous l’eau claire, la ligne blessée de la coque. Sauver le bateau serait un autre combat. D’abord, vivre.

Il longea la grève. À chaque pas, l’île lui répondait par des signes minuscules : un essaim d’abeilles fuyant des fleurs mauves ; des lézards, rapides comme des pensées ; la trace ovale d’oiseaux marins. Une source jaillissait au pied d’un rocher, froide, transparente, improbable. Gabriel but à même la pierre, lentement, comme on boit une seconde chance.

Il grimpa par un sentier maigre au flanc de la colline. Les pins sculptaient le ciel. Sur une terrasse suspendue, il découvrit les restes d’un muret et, posée là comme une énigme, une pierre dressée qu’entaillait un motif simple : un arbre, une silhouette humaine au cœur du tronc, une balance stylisée, une courbe de colombe. Il frissonna. Le symbole était ancien et nouveau tout à la fois, familier comme un rêve oublié. Il passa les doigts sur la gravure. La pierre avait la douceur chauffée des choses là depuis longtemps.

— Tu n’es pas le premier, dit une voix derrière lui.

Gabriel se retourna brusquement. Un homme était là, la cinquantaine, peau brune, yeux clairs, barbe courte. Il portait une chemise de lin et un sac de toile, comme quelqu’un pour qui la marche est une habitude, pas un effort.

— Je m’appelle Níkos, dit-il en avançant la main. Tu es Gabriel Sorel.
— Comment…
— Ton nom est écrit dans ton carnet. Et ton bateau porte un contrat de location. Rien de magique.

Le ton était neutre, presque amusé. Gabriel, soudain, sentit la fatigue descendre sur lui comme une cape.

— Où suis-je ?
— Dans un endroit qui a beaucoup de noms et pas assez de cartes, répondit Níkos. Ici, on l’appelle Elythria.
Le mot s’installa entre eux comme une évidence.

— Je croyais… que c’était une légende.
— C’est exactement ce qu’il faut croire pour ne pas la trouver.

Níkos lui donna à manger : du pain compact, des olives, des figues sèches. Le goût avait la clarté des choses simples. Puis il tendit à Gabriel une gourde de bois.

— Tu peux rester sur la plage et attendre un miracle, ou tu peux monter. Il y a des gens, plus haut. Ils ne sont pas nombreux. Ils t’aideront. Mais ils voudront t’entendre aussi.

— M’entendre ?
— Ici, on ne demande pas seulement d’où tu viens. On demande ce que tu peux apporter.

Le mot vibra bizarrement en Gabriel. Apporter. Pas se justifier, pas se défendre : contribuer. Il hocha la tête.

— Montons.

Ils prirent un chemin taillé à même la roche. À mesure qu’ils s’élevaient, l’île s’ouvrait : des restanques plantées d’arbres fruitiers, des rigoles d’irrigation transparentes, une petite éolienne silencieuse, des ruches alignées comme des chapelles. À une courbe du sentier, la brume se déchira brièvement ; au loin, on devinait la mer libre, bleue, lisse, comme si une main avait repeint le monde.

— Personne ne vient ? demanda Gabriel.
— Parfois des pêcheurs, parfois des fous. L’île ne retient que ceux qui acceptent.
— Acceptent quoi ?
— Que la liberté n’est pas l’absence de règles, dit Níkos sans se retourner. C’est l’art d’en choisir de bonnes.

Ils atteignirent un plateau. Là, des maisons basses, blanches, aux toits plats, dispersées sans désordre. Pas de voitures, pas de câbles dans le ciel. Des enfants couraient derrière un chien. Une femme, la quarantaine, peau hâlée, cheveux réunis sous un foulard, s’approcha. Ses yeux avaient la couleur des olives mûres.

— Mira, dit-elle en posant une main sur le bras de Níkos. Bienvenue, Gabriel. On sait pour la tempête. On t’a vu depuis la terrasse.

— Vous m’attendiez ?
— Elythria regarde, répondit-elle simplement. Puis, comme pour répondre à une autre question : Ici, les arrivées ne sont jamais tout à fait un hasard.

Ils l’installèrent dans une pièce claire où l’ombre était fraîche et la lumière docile. On lui donna des vêtements secs, une tisane de thym. Gabriel dormit une heure, un an, ou un battement d’abeilles. Quand il se réveilla, le soleil avait basculé vers l’ouest.

Le soir, ils mangèrent sur une place que bordait un grand arbre : un platane ancien, large, patient. Des lampes de verre suspendues aux branches laissaient tomber une clarté de miel. On déposa sur la table des légumes grillés, du fromage, du pain chaud, des herbes. Un vieil homme parla d’un ton doux ; une adolescente, en riant, le contredit ; quelqu’un fit passer un plateau de figues. Gabriel eut la sensation, brève et aiguë, de revenir au monde après une très longue absence.

— Demain, dit Mira, nous irons voir ta coque. Nous avons des mains pour ça. Mais ce soir, parle. Dis-nous pourquoi tu étais en mer, seul, en plein cœur de la saison où les vents sont les plus changeants. Dis-nous ce que tu cherchais.

Gabriel posa le verre. Il regarda les visages autour de lui. La fatigue, soudain, devint lucidité.

— Je voulais savoir si tout devait continuer comme c’est, dit-il. Si le monde que j’ai quitté n’était pas un contresens magnifique. J’ai dirigé des équipes, j’ai gagné de l’argent, j’ai eu les codes. J’ai appris à parler pour ne rien dire, à présenter des résultats qui n’en étaient pas, à éluder les vies sous les chiffres. Et… j’ai honte de le dire… je crois que j’ai oublié ce que c’est que servir.

Un silence souple s’installa. Níkos hocha la tête, comme quelqu’un qui coche une case invisible.

— Ici, reprit Mira, nous croyons qu’une cité tient si chacun apporte quelque chose de réel, et si ceux qui tiennent les cordes savent ce qu’ils font. Nous ne sommes ni des saints ni des naïfs. Nous avons des règles. Elles sont simples, mais elles tiennent.

— Des règles ?
— Tu les verras. Tu les toucheras, même. Nous ne croyons pas aux discours. Nous croyons aux procédures, aux indicateurs, aux garde-fous, et aux réparations quand quelqu’un trahit la confiance. Et nous croyons à ce qu’un enfant peut apprendre si on lui montre le monde en vrai.

Elle désigna du menton la pierre gravée que Gabriel avait trouvée sur la terrasse.

— Ce symbole, dit-elle. L’arbre, l’humain, la balance, la colombe. Vie, dignité, justice, liberté. C’est notre étoile. On n’y touche pas. Pour le reste, on discute, on ajuste, on recommence.

— Et vous appelez cela… ?
— Humanocratie, répondit Níkos avec un demi-sourire. Le mot est lourd et léger à la fois. On s’y est habitués.

Gabriel eut un rire incrédule, presque enfantin.

— Une île invisible, un village sans fil, une devise qui sonne comme un mythe. Et demain vous me dites que vous avez un chantier naval.

— Nous avons des mains, répéta Mira. Et des raisons. Cela suffit souvent.

Le vieil homme se leva, leva son verre.

— Aux arrivées, dit-il. Et à ce que chacun apporte.

Les lampes balançaient doucement. La nuit était venue par degrés. Le platane murmurait, lentement. Gabriel Sorel comprit qu’il n’était pas tombé sur une île ; il était arrivé à un commencement.

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