Chapitre II - Les mains et les règles

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À l’aube, ils descendirent vers la crique. Le voilier, penché sur son flanc, respirait encore à marée basse. Trois personnes attendaient déjà : une mécanicienne aux cheveux gris, un garçon aux bras fins, un homme massif qui portait une caisse à outils.

— Sofia, se présenta la première. Voici Ilias et Arda. Nous allons te rendre ton bateau sincère.

— Sincère ?
— Qui dit ce qu’il peut et ce qu’il ne peut pas, répondit Sofia. Comme les gens.

Ils se mirent à l’œuvre. Pas de bavardages, des gestes propres, une économie de mouvements. Gabriel, d’abord, regarda. Puis il aida, sur ordre bref. On sangla la coque, on plaça des leviers, on redressa d’un souffle collectif. Les cordages crissèrent, le bois protesta, l’eau applaudit. À midi, le voilier était au sec sur un ber de fortune.

— La quille a pris, dit Sofia en tapotant la blessure. Rien d’irréparable. Deux jours.

— C’est… rapide.

— Nous avons un règlement, dit Ilias. Un COU. Gabriel le regarda, surpris.

— Un quoi ?
— Cadre Opératoire Universel, expliqua Arda en essuyant ses mains. Pour tout, ici : santé, école, chantiers, médiation, récoltes. On se donne des objectifs, on mesure des indicateurs, on écrit des règles simples. On sait qui décide, qui exécute, qui contrôle. Et si quelque chose déraille, on a des déclencheurs automatiques. On ne négocie pas avec la gravité.

Níkos, qui était resté en retrait, ajouta calmement :

— Et quand quelqu’un trahit la règle, il répare. Pas seulement avec des mots ou de l’argent. Avec des actes qui restituent à la cité ce qu’elle a perdu.

Gabriel passa la main sur la coque chaude.

— Ce que vous dites… c’est un village ou une constitution ?

— Les deux, répondit Mira, qui les avait rejoints avec de l’eau fraîche. Et demain, peut-être, davantage.

Ils remontèrent vers la place du platane. Sur le chemin, Gabriel s’arrêta devant une seconde pierre gravée. Sous les symboles, quatre mots simples étaient taillés :

Vie, Dignité, Justice, Liberté

Il avait connu des devises, des chartes, des plaquettes plastifiées dans des halls d’immeubles de bureaux. Ici, quatre mots dans la pierre suffisaient. Il les lut à voix basse, comme on apprend une langue.

Le soir, Mira lui montra une salle aux murs blanchis à la chaux. Au centre, une table, des planches à dessin, des carnets, des cartes tracées à la main. Au mur, un tableau de bois portait des lignes nettes :

Objectifs :
— Aucun enfant non lecteur à 12 ans
— Zéro sans-abri
— Abus de force < 0,5 %
— Délai psy < 30 jours
— Dépendance énergétique < 40 % à une source

Indicateurs : dates, seuils d’alerte, seuils critiques.
Règles : dix phrases, pas plus.
Déclencheurs : “Si X dépasse Y, action Z, immédiatement.”
Sanctions & réparations : liste concise, sans lyrisme.

— Ce n’est pas un temple, dit Mira. C’est une salle des mains. On y met la tête aussi, mais d’abord des mains.

Gabriel resta longtemps à regarder ces lignes. Il pensa à ses anciens tableaux de bord, aux colonnes de chiffres qui flattent et mentent. Ici, les chiffres semblaient tenir le réel au lieu de le travestir.

— Et moi ? demanda-t-il doucement. Qu’est-ce que je peux apporter ?
Mira le considéra un instant.

— Commence par apprendre. Ensuite, tu verras. Ici, les rôles ne sont pas des titres : ce sont des serments. Et les serments, on ne les prend pas à la légère.

Dehors, la nuit s’installait. Le platane posait une ombre de cathédrale sur la place. Quelque part, une forge tintait. Elythria respirait comme un animal calme. Gabriel Sorel ferma les yeux, et pour la première fois depuis longtemps, il ne pensa ni au passé ni à l’après. Il pensa au juste maintenant, à une quille blessée qu’on répare, à des règles simples qu’on tient, à un arbre dans une pierre.

Il se dit : peut-être que le monde commence ici.

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