Chapitre 1 : La maison aux glyphes

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   La nuit est l’heure des artistes, le moment où la chape de fatigue suscite des images distordues qui se transforment sous la douceur du pinceau en mondes entiers. Cette chambre ne pouvait être autre, que la demeure d’une créatrice. Les copeaux de crayons, et les feuilles de brouillons avaient depuis longtemps débordé de sa corbeille pour envahir les coins oubliés de son cagibi. Malgré l’heure avancée, la jeune femme était toujours debout, le crayon à la main. Il lui fallait une idée, même médiocre pour avancer ce projet à la noix. Son professeur lui avait répété, l’art n’est pas la matière éthérée que l’on croit ; l’art est un sport. L’inspiration n’est pas une grâce, elle est le fruit du travail, de la recherche et de la réflexion. Elle s’en rendait compte après s’être reposée toute l’année sur ses sursauts de génie, maintenant qu’il lui fallait produire une œuvre sous contrainte pour compléter son année tout son monde s’effondrait. Les larmes étaient au bord de ses yeux, à force d’essayer de presser son âme pour en sortir de quoi remplir ses planches. Plus elle cherchait, plus la seule pensée qui la torturait était la crainte de ne pas y arriver. Tout lui avait toujours paru si évident, ses proches la congratulaient pour son don, ses dessins se vendaient, elle n’était bordée que de compliment : pourtant l’approbation académique qu’elle recherchait lui paraissait hors de sa portée. Elle désirait plus que tout la reconnaissance de ses pairs ; faire partie de la famille des artistes sans être une simple vendeuse d’avatars sur twitter. Il n’y avait rien d’ingrat à ça, mais les plasticiens qu’elle rencontrait à l’école lui semblaient tellement plus complets, tellement plus intrigants et riches de leur art qu’elle ne le serait jamais. À côté d’eux son malheureux commerce de personnage fantasy lui semblait vulgaire et indigne.

Il lui fallait chasser ces idées de sa tête et c’est pourquoi Léa décida de laisser tomber son crayon pour rejoindre le salon, dans lequel, avec un peu de chance, ses colocs se trouvaient encore. Elle rangea rapidement les quelques affaires qui se trouvaient sur le lit de sa mansarde et rejoignit à pas de loup ses compagnons. Lorsqu’elle pénétra dans le salon, elle ne put retenir un petit souffle de lassitude, car au vu des lampes torches et des sacs disposés sur la table basse, Arthur, Magalie et Tiphaine s’apprêtaient à repartir en urbex. Cette passion qui dépassait totalement Léa leur était apparue après avoir regardé des vidéos sur internet et depuis ils s’adonnaient à cette passion le plus souvent possible. La simple idée d’aller explorer des bâtisses délabrées lui filait les foies, mais celle d’être seule à l’appartement ce soir lui donnait envie de hurler. C’était d’ailleurs avec une légère colère dans la voix qu’elle s’adressa à Magalie qui venait de faire irruption dans la pièce un sac à dos à la main :

— Vous allez encore partir ? J’aurais préféré que vous restiez à l’appart, cela fait plusieurs fois que vous partez en vadrouille cette semaine, on n’a même pas eu le temps de passer une soirée tous ensemble.

— Tu ne sors pas beaucoup de ta chambre non plus, rigola la jeune femme, ici ou pas, la soirée c’était sans toi… Ne fais pas cette tête, je sais que cette fin de semestre te stresse. Tu devrais venir avec nous. Tu sais, visiter ces lieux de nuit c’est quelque chose. Ça pourrait t’inspirer non ? demanda Magalie avec douceur, un sourire malicieux niché au creux des lèvres.

Il fallait avouer que l’incroyable chaleur de la voix de la jeune femme brisait la colère qu’elle avait pu éprouver quelques secondes plus tôt.

— Allez, un câlin et tu viens, rajouta-t-elle en enserrant la frêle artiste de ses bras, la noyant au passage dans ses boucles abondantes et son parfum de violette.

Il n’en fallut pas plus pour adoucir Léa et quelques minutes plus tard, elle se trouvait à l’arrière de la vielle saxo d’Arthur en direction de l’on ne sait quel Château :

— Je ne douterais plus jamais des talents de persuasion de Magalie, plaisanta Arthur. Qui aurait cru que Léa nous accompagnerait pour un urbex, la soirée s’annonce mémorable ! Ne t’inquiète pas, dit il en repérant l’air inquiet de Léa dans son rétroviseur, on va bien veiller sur toi.

— Vous n’avez pas intérêt à me laisser seule une seconde, je vous préviens si j’ai peur je hurlerai.

— On ne te lâche pas, dit simplement Tiphaine avec un regard franc.

Cette bande se connaissait depuis le lycée et même si elle avait connu des hauts et des bas, il n’existait aucun être en qui elle avait plus confiance que ces trois-là. Néanmoins lorsqu’ils lui montrèrent avec excitation le haut d’une tour qui dépassait de la forêt bordant la route son sang ne fit qu’un tour :

— Regarde Léa, c’est là que nous allons ça s’appelle le château de Douran. J’ai lu plein de trucs dessus sur le forum où j’ai trouvé l’adresse, mais surtout des conneries à mon avis. Il faudra juste faire attention où on met les pieds, les étages tiennent la route, mais on ne sait jamais. Alors prête ?

— J’hésite entre vomir et tomber dans le coma, mais ça va nickel, passez-moi une lampe torche et on fonce.

Il faut dire qu’ils avaient de l’allure en sortant de leur caisse branlante, équipés de lampes torches et de sacs à dos. Tiphaine avait pris ses appareils photo, un numérique et un vieil argentique qu’elle affectionnait tout particulièrement. Ils évoluèrent en file indienne jusqu’au château, silencieux, à l’affût des bruits alentour. Étonnement, l’ambiance n’était pas si déplaisante, le froids de la nuit était vivifiant et sortait la jeune femme de la torpeur de sa chambre. La bâtisse était vraiment proche de la route et il ne fallut qu’une dizaine de minutes au groupe pour l’atteindre. Il était grandiose, un château du XIXe siècle construit dans le style troubadour. Deux grandes tours flanquaient un bâtiment central tout en longueur dont la façade était ciselée avec soin, donnant à la structure une grâce élancée :

— Je vais passer devant, chuchota Tiphaine en balayant la façade de sa lampe torche.

Elle s’approcha à pas de loup de la structure à la recherche d’une entrée potentielle. L’entrée principale quasiment effondrée fut vite écartée ; ils firent le tour en silence avant de tomber sur une porte de dépendance à moitié brisée qui s’entrouvrit dans un craquement de verre. Les quatre jeunes gens échangèrent des sourires complices, la sensation d’explorer un lieu ainsi endormi était grisante. Léa suivait tranquillement le groupe, l’œil alerte au moindre détail de l’architecture. Les premières pièces étaient les plus modernes, les moins intéressantes : remplies de poussière et de quelques meubles en formica. La partie intéressante débuta dans le grand hall, le long de l’escalier principal un tag représentant des vignes grimpantes rendait le lieu fascinant. Cette pièce d’art conférait à ce lieu un côté agréable, presque familier, tant la délicatesse de l’artiste se ressentait dans les rameaux de la plante. Seuls les clics de déclencheur et les flashs de la photographe du groupe venaient agiter la nuit. Au-delà de ça, l’ambiance était d’un calme rassurant, bercée par le bruit des quelques voitures passant au loin :

— C’est la première fois que je vois un tag comme celui-là dans un lieu perdu, murmura Magalie, il s’intègre vraiment bien à l’endroit. Je le trouve magnifique pas vous ?

— Si, il va vraiment bien avec cette pièce, il a quelque chose de très apaisant, j’aime beaucoup. C’est dingue de se donner la peine de peindre ça dans un endroit où personne ne va le voir, chuchota Léa.

— C’est ça qui est beau dans l’urbex, on a le privilège de voir de l’inédit ! Surenchéris Arthur.

Plus ils avançaient plus les pièces étaient recouvertes de dessins, parfois des plantes, souvent des formes. De plus en plus de formes. Cette étrange œuvre d’art atteint son paroxysme dans la bibliothèque à l’étage, au fond d’un long couloir après avoir escaladé les marches vermoulues de l’escalier. Ici, des centaines, des milliers de marques heptagonales marquaient le plafond, les murs, les meubles. Tellement que Léa fut prise de tournis à force de se dévisser la tête à la recherche d’un endroit vierge de ces symboles :

— Je vais sortir les gâtes, je n’aime pas trop ces dessins-là, ils me filent la nausée.

— D’accord Léa, tu n’as qu’à nous attendre dans le couloir, on va juste prendre quelques photos et regarder un peu, dit Tiphaine.

Léa baissa les yeux vers le sol, seul endroit épargné de dessin et se dirigea vers le couloir. Elle balaya de son pied le sol pour s’y asseoir. Juste quelques minutes, le temps de reprendre son souffle. Jusqu’à présent cette visite lui plaisait énormément, mais quelque chose commençait à la barbouiller. Ce sentiment s’amplifia lorsqu’en levant sa lampe torche, elle vit, ici aussi, les marques heptagonales comme sortant de la bibliothèque, immobile, mais semblable à des colonnes de fourmis qui courraient sur les murs. Sans que la raison ne puisse l’expliquer, il lui fallait partir, fuir loin d’ici, elle le sentait au plus profond de ses tripes. Les signes semblaient prêts à lui bondir dessus, des images de son corps assaillies par ces marques noires lui arrivaient par flash. Elle aurait voulu prévenir ses amis, leur crier de quitter cet endroit. Mais ses jambes se mirent en mouvement alors que sa gorge refusait de lui obéir. Les glyphes étaient partout, toujours la même variation d’heptagone, parfois séparé par un trait, d’autre fois avec un point en leur centre. La jeune femme ne pouvait compter toutes les versions qui se pressaient autour d’elle. Sur la liane qui s’enroulait autour de l’escalier ses mêmes symboles valdinguaient de leur immobile agitation. Comment avait-elle pu les manquer alors qu’il s’y trouvait en si grand nombre ? Tout ceci ne faisait aucun sens. Elle tenta une nouvelle fois d’appeler ses amis, mais sa voix ne sortait pas. Lorsqu’à l’autre bout de la gigantesque salle à manger, qui se trouvait au rez-de-chaussée, elle discerna une silhouette blanchâtre, son cœur manqua un battement. Involontairement, le faisceau de sa lampe croisa sa course, révélant un visage qui scrutait dans sa direction. C’en était trop pour elle, un cri étranglé s’échappa brièvement de sa gorge tandis qu’elle se recroquevilla en vitesse sous les marches de l’escalier.

Elle attendit là, sans bouger, sans un bruit, pour se faire oublier, pour disparaître, jusqu’à ce que ses amis la trouvent, que le soleil se lève, qu’elle rentre chez elle. Chaque craquement de la vieille masure faisait bondir son cœur à lui en briser la poitrine. Il y avait quelqu’un, elle en était sûre ce n’était pas une simple ombre. Où étaient donc Arthur, Tiphaine et Magalie ? Il lui sembla attendre ici de longues minutes, recroquevillée dans le froid avant d’attendre ses compagnons l’appeler à quelques mètres de là : « Léa, c’est nous, où tu es ? Réponds-nous ? ».

Tout ce que put faire la jeune femme fut de s’extraire de sa cavité sans un mot tandis que ses amis venaient l’entourer de leurs mains prévenantes :

— Tout va bien Léa qu’est-ce que tu faisais là-dessous ? On t’a entendu faire un bruit bizarre.

— J’ai vu un gars par là-bas, dit Léa en montrant l’extrémité de la salle à manger, puis il y a ces signes partout, ils me donnent le tournis. Cassons-nous je ne supporte plus d’être ici.

Le groupe dirigea les faisceaux de leur lampe vers l’endroit désigné par leur camarade, mais ils n'aperçurent que des meubles poussiéreux. Arthur alla même fouiller la pièce, mais sans succès :

— Tu as dû voir une ombre Léa, il n’y a vraiment personne. Le soir la moindre silhouette devient flippante c’est normal d’halluciner. Même en regardant partout, je n’ai rien vu.

— Et les symboles sur les murs ? Tu trouves ça normal ?

— Symboles tu y va fort Léa, ce sont des tags rien de plus, tu les trouvais même jolis, répondit Tiphaine depuis l’avant de leur petite file, on regardera les photos en rentrant si ça te rassure. Tu verras ce n’était pas si flippant que ça.

Sur ces paroles la troupe rebroussa chemin, la forêt semblait tout autre. L’ambiance bonne enfant qui les accompagnait avait tiré sa révérence et tous n’avaient qu’une hâte. Celle de rentrer rapidement avant que Léa ne sombre à nouveau dans la panique. Dans la voiture, ses compagnons essayèrent de lui remonter le moral avec des musiques parodiques singeant l’accent sudiste, mais rien n’y fait. Léa était profondément troublée par cette expérience, et n’arrivait pas à se résoudre à l’idée que son cerveau avait imaginée tout cela. Cette silhouette la regardait, elle l’avait vue. Rien ne pouvait la faire douter de ça. Aussi, elle n’avait qu’une hâte, celle de regarder les photos prises par Tiphaine. Pour se raccroche à quelque chose, car en cet instant, ses amis commençaient déjà à rigoler et à tourner cette histoire en dérision. Seule Magalie avait pris la mesure de son état de choc et lui lançait de discrets sourires emplis de sollicitude. Léa se souvient encore avec vivacité de son entrée dans la chaleur duveteuse de l’appartement, de son lancé de chaussure au travers du salon et de s’être affalé dans le canapé avec délectation. Tiphaine refusa de regarder les photos ce soir et la soirée se finit avec quelques bières et des musiques de mauvais goût.

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