7. Samir

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 Il se tourna sur le côté gauche. Il se tourna sur le côté droit. Il se mit sur le dos. Sur le ventre. Rien à faire, aucune position ne convenait, ne laissait son corps en paix, Samir n’était pas près de trouver le sommeil, Sacha Laverrière accaparait tout son être. La peau de Sacha. Les seins de Sacha. Ses fesses. Ses jambes. Au moins, on ne pouvait lui reprocher de ne pas donner de sa personne, dans cette enquête, se dit-il pour dédramatiser la situation : il s’était livré tout à l’heure à une investigation exhaustive du cœur du sujet, il avait étudié dans ses moindres détails la femme sur laquelle il enquêtait. Mis à part que ce n’était ni pour découvrir des indices d’un acte illégal ou immoral, ni pour obéir à la déontologie journalistique. Ce qu’il avait découvert, c’était l’intensité de l’attraction qu’exerçait Sacha sur lui, ce à quoi il avait obéi, c’était à son désir. Et ça n’allait pas lui servir pour son article. Pas du tout.

 Il ne put s’empêcher de repenser à la façon dont ils s’étaient jetés l’un sur l’autre, quelques heures auparavant : en entrant dans l’appartement, à peine avait-elle annoncé son arrivée à ses filles et leur avait-elle crié à travers deux portes fermées, décorées d’un autocollant où on pouvait lire Do not enter, qu’on dînerait un peu plus tard que d’ordinaire, qu’elle l’avait entraîné dans sa chambre, sans écouter réellement la réponse de, comment s’appelaient-elles, déjà, ah oui, Bérénice et Camille. Il faut dire que les Bérénice et Camille en question n’avaient proféré que des grognements au sens peu évident. Une fois dans la chambre de Sacha, Samir l’avait saisie par la taille alors qu’elle fermait à clé et ils s’étaient embrassés avec fougue, leurs mains avides s’étaient faufilées à travers les habits pour atteindre la peau. Puis, comme s’il leur fallait se libérer le plus vite possible d’un désir mutuel trop longtemps retenu, ils avaient commencé à baiser debout, contre la porte. Lui, pantalon et boxer gisant sur ses chevilles. Elle, jupe crayon relevée à hauteur de hanche et string écarté. Assez vite, Samir avait eu envie de jouir, alors il s’était écarté d’elle, prenant comme prétexte le besoin de se débarrasser de ses vêtements. Elle l’avait imité, ils avaient basculé sur le lit, elle s’était mise sur lui, en amazone, elle avait pris d’autorité la main de Samir, l’avait placée contre son sexe à elle, elle avait continué à le chevaucher comme ça, en se cambrant de plus en plus. Samir avait contemplé ses seins ronds dont les tétons pointaient vers le plafond et n’avait pu se retenir bien longtemps, accompagnant sa jouissance d’un cri rauque. Juste après, elle avait poussé un gémissement qu’elle avait vite étouffé en se mordant le bras, avant de s’effondrer sur lui. En somme, c’était un rapport sexuel très réussi : il avait pris son pied comme rarement, elle n’avait vraisemblablement pas simulé le plaisir qu’il lui donnait. Son corps et son ego pouvaient être satisfaits.

 Il aurait sans doute dû mettre un billet dans la boîte pour cette réaction typique du mâle alpha, il aurait dû la ranger dans le trio de tête de ses pensées problématiques. Il n’y songea pas, occupé qu’il était à se passer et à se repasser toute la scène. Une part de lui aurait bien voulu la remplacer par des images et des sons plus austères, plus conformes, aussi, aux valeurs dont il se proclamait le héraut, mais il n’y avait rien à faire, son corps avait pris le contrôle de son esprit et ne paraissait pas du tout disposé à lui accorder la moindre autonomie. Et pourtant l’esprit de Samir luttait, il se muait en procureur implacable, établissait un procès à charge qui aboutissait à un verdict inéluctable : le corps était coupable, coupable d’avoir couché avec l’ennemi, d’avoir baisé avec le Capital au lieu de laisser l’esprit chercher des moyens efficaces de le baiser. Et que l’ennemie possédât un e muet, qu’il soit incarné par une femme aux courbes affolantes, ne constituait pas pour autant une circonstance atténuante. Mais rien n’y faisait, le corps se désintéressait de la sentence et persistait à agir à sa guise, comme s’il avait colonisé son esprit. S’il était coupable, il n’en restait pas moins triomphant – un grand classique, dans l’histoire de la colonisation.

 Épuisé par son combat interne, mais paradoxalement toujours incapable de s’endormir, Samir, en désespoir de cause, alluma la télévision, à la recherche d’images à même d’ôter le film pornographique qui tournait en boucle dans sa tête. Il mit LCP, tomba sur un débat parlementaire, diffusé en différé : dans l’hémicycle, l’atmosphère sentait le souffre, les députés s’étripaient à propos d’un article d’un projet de loi qui avait l’air technique, tant mieux, c’était une solution qui en valait d’autres pour penser à autre chose qu’à ses ébats de tout à l’heure. Samir s’astreignit à en comprendre la teneur : l’article visait à permettre à un chef d’entreprise d’attribuer à ses employés une prime défiscalisée pouvant aller jusqu’à mille euros, dans certaines circonstances, notamment lorsque la société avait au préalable ratifié la loi sur l’intéressement, qui donnait aux salariés le droit de voir leur salaire complété par un certain montant en fonction des résultats obtenus au cours du trimestre précédent, sous réserve que la direction les juge positifs. Bref, tout était fait pour qu’ils ne la touchent quasiment jamais, la prime en question. Samir tenta de s’intéresser aux argumentaires des uns et des autres – d’ordinaire c’était le cas, il aimait retrouver des oppositions idéologiques à travers des débats a priori purement techniques. Il eut le temps de constater que le camp de la gauche s’opposait à cet article, c’était plutôt logique, et souhaitait à la place une mesure qui indexerait les salaires sur l’inflation, tandis que le camp de la droite se prononçait globalement en faveur du texte, tout en se gaussant de ces députés de gauche qui se prétendaient les défenseurs des classes populaires mais qui étaient incapables de voter un article allant dans le sens de l’amélioration de leur pouvoir d’achat. En somme, c’était une opposition qui ne manquait pas d’attraits. Mais au bout de quelques minutes, Sacha réapparut. La bouche de Sacha. Les hanches de Sacha. Les soupirs de Sacha. La fessée qu’elle lui avait demandé de lui mettre tandis qu’il la prenait debout contre la porte. Sa surprise face à l’injonction. Son hésitation, l’espace d’une seconde. L’image de la boîte à billets de cinq euros. Sa main s’abattant sur le cul de Sacha. Le cri qu’elle avait poussé. La marque rouge qu’il avait laissée.

 Seul dans son lit, face à la chaîne parlementaire dont les paroles ne parvenaient plus jusqu’à son cerveau, Samir rejoua toute la scène en vitesse accélérée, jusqu’à tacher le drap. Il regarda l’heure sur son portable : une heure du matin. Il fallait vraiment qu’il dorme ; le lendemain, il aurait besoin de toutes ses facultés pour éplucher le dossier AEF et en sortir quelque chose de potable. Une ébauche de son article devait parvenir à son directeur de rédaction le plus rapidement possible, en vue d’une publication dans le prochain numéro, la semaine suivante.

 Il saisit son smartphone, cliqua sur sa messagerie, écrivit à Sacha j’aimerais vous revoir, se remémora leurs deux corps furieux l’un contre l’autre quelques heures auparavant, effaça le vous pour le remplacer par un tu, se souvint qu’il l’avait rencontrée dans un cadre purement professionnel, remit le vous initial, finit par opter par un j’aimerais qu’on se revoie, réglant ainsi l’alternative entre vouvoiement et tutoiement. Il se rendit compte quelques secondes après avoir envoyé le message que ça ne changeait finalement que peu de choses à ce qu’il venait de lui communiquer : elle occupait ses pensées. La réponse ne tarda pas. Sacha ne parvenait-elle donc pas à dormir, elle non plus ? C’était un simple demain soir pourvu d’un point d’interrogation, pourtant il provoqua chez Samir un large sourire. Lorsqu’un nouveau message apparut, encore plus concis que le précédent puisque se réduisant à un unique , il fronça les sourcils. Il n’avait pas pensé à ce détail matériel. Il fallait quand même répondre quelque chose sans trop tarder, elle devait se douter qu’il avait vu ses messages, étant donné qu’elle avait répondu au sien presque instantanément : retarder la proposition d’un lieu pourrait donner à penser qu’il réfléchissait au meilleur endroit possible, et qu’il accordait donc à cette nouvelle entrevue une importance capitale. Or Samir ne voulait pas que Sacha saisisse l’état de fébrilité dans lequel il se trouvait. Il devait lui cacher à quel point elle l’obsédait. Au moins pour le moment. Alors il écrivit le nom du premier café qui lui vint en tête. Le Lieu-dit, dans le vingtième. C’était un établissement où il avait ses habitudes, comme beaucoup de jeunes gens dans son genre, plutôt intellos, plutôt à gauche de la gauche traditionnelle. Le lendemain soir, il faudrait veiller à ne pas évoquer à haute voix le métier qu’exerçait Sacha, se dit Samir. De toute façon, il avait conscience que ce ne serait définitivement plus une entrevue professionnelle.

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