12. Sacha

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 Je m’attendais à pire ! Il n’a même pas mentionné mon nom, dans son article ! Il a pris soin d’user de formules vagues, abstraites, comme si aucun être humain réel n’était à l’origine de ce qu’il dénonce. La direction, les instances dirigeantes, le patronat. C’en serait presque vexant pour moi, cette invisibilisation à laquelle il s’est livré, si je ne savais pas pourquoi il a fait ça : il a voulu me préserver de la vindicte publique. Il faudrait peut-être que je le remercie de ne pas m’avoir pointée du doigt personnellement, ce serait la moindre des choses. D’autant plus que le ton est plutôt mesuré. Rien de véhément, uniquement des faits, qu’il a pris soin de ne pas grossir. Je l’imagine bien, tiens, devant son ordinateur, à effacer tout ce qui pourrait me nuire personnellement, tout ce qui me ferait apparaître comme une femme sans scrupule. Oui, je vais lui envoyer un message. Comment tourner ça ? Un simple merci ? Trop concis. En même temps, c’est peu, mais ça fait intime. Pas de formule alambiquée, pas d’explication de la raison pour laquelle j’envoie ce mot, ça dit bien que je sais qu’il va comprendre tout ce que ce merci recouvre. Oui, mais en faisant ça j’entrouvre une porte : je lui indique qu’on est proches, qu’on n’a pas besoin de longs discours. Et s’il me répond qu’il voudrait me revoir, je fais quoi ? Je m’enferme dans le silence ? Il m’en voudrait, et il aurait raison. Cela dit, qu’est-ce que ça peut me faire, puisque de toute façon je ne le verrai plus jamais ?

 Arrête ça tout de suite, ma grande. Tu ne lui envoies pas de message, point. Le débat est clos. Il a fait son article, tu ne lui as mis aucune pression, il est responsable de ses mots, s’il a atténué ses propos tu n’y es pour rien. Tu ne vas pas te mettre à culpabiliser, ça ne te regarde pas, ses possibles atermoiements. Tu as couché deux fois avec lui, ça t’a fait du bien, apparemment ça ne lui a pas fait de mal, vous êtes quittes. Maintenant, chacun son chemin. Concentre-toi plutôt sur ta journée. Les Anglais ne vont pas tarder ; il faut absolument qu’ils signent aujourd’hui, avant que les retombées de cet article ne se fassent sentir. Espérons qu’ils n’en ont pas pris connaissance pour le moment et qu’ils ne vont pas reculer. C’est un gros contrat qu’ils confient à l’entreprise, il ne faut pas te planter sur ce coup-là ! Les voilà. Allons-y. SAFE : Sourire, Assurance, Fermeté, Élégance et à tous les coups c’est dans la poche. Décidément, ce prof ne savait sans doute pas à quel point il te serait utile, le slogan mnémotechnique qu’il t’a appris lors de ta première année à HEC.

 Pourquoi fais-tu cette tête, ma grande ? Tu devrais être ravie, au contraire. Le contrat est signé. Objectif rempli au-delà des prévisions. Les membres du conseil d’administration vont te féliciter, les actionnaires seront ravis. Tu pourrais même en profiter pour négocier une augmentation. Alors ôte cette moue de ton visage. Tu n’es pas fière de toi ?

 Non, je ne suis pas fière. J’ai beau tenter de me voiler pas la face, je dois bien reconnaître que Samir ne m’a pas seulement donné du plaisir, il m’a vendu une nouvelle conscience, cet enfoiré. Je m’en serais bien passé.

 Tu sais pourtant comment ça fonctionne, ma grande, depuis le temps ! Manger ou être mangée. C’est ça, ton métier. Là, on vient de te servir un festin sur un plateau. Et toi, tu fais la difficile ? Tu as perdu l’appétit, c’est ça ?

 Oui. Je n’y peux rien, je ne peux m’empêcher de penser aux quatre-vingt-dix-huit personnes qui ont perdu leur gagne-pain. À cause de mes décisions. Et au lieu d’en payer les conséquences, je suis complimentée, on vante ma fermeté, ma manière de gérer le coût du travail, on me dit même que c’est un gage de sérieux, que c’est une des raisons pour lesquelles on veut collaborer avec mon entreprise. Non seulement ils ont lu l’article de Samir, ou du moins ils en ont pris connaissance, mais en plus c’est celui-ci qui a fini de les convaincre de signer. Il fallait les voir, tous les trois, à surenchérir sur mes compétences. Je n’ai même pas compris qui était le chef, tellement ils prenaient tous la parole pour me passer de la pommade. Pendant l’entretien, j’avais l’impression que Samir était là, qu’il m’observait. J’avais honte de recevoir leurs louanges. Je crois que j’en ai même perdu mon anglais, à un moment.

 Reprends-toi, ma grande. Pense comme on t’a appris à le faire. Macro-économie. Le maître-mot. Celui qui permet de garder la foi. Macro-économiquement, tu fais le bien, toi et tous tes semblables. La croissance entraîne, quand on raisonne au niveau global, le bien général. Tout le monde y trouve son compte. Même les pays les plus pauvres. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le pourcentage de population en situation d’extrême pauvreté a diminué d’un peu plus d’un milliard en trente ans. Grâce à la recherche de la croissance économique partout dans le monde. Et la croissance, c’est toi qui contribues à la créer. Alors cesse de te faire des nœuds dans le cerveau. Reprends-toi.

 Tout ça, c’est bien beau, c’est sans doute rationnellement juste, mais Samir me dirait que le réel du moment, à la petite échelle de mon entreprise, il est constitué de quatre-vingt-dix-huit personnes sur le carreau. Ça aussi, c’est un chiffre incontestable. Et il renvoie à des êtres de chair et d’os, pour le coup. Des êtres que j’ai peut-être croisés sans les voir. Des êtres que j’ai mis dans des dossiers, des graphiques, des lignes et des colonnes. Eux, la macro-économie et ses bienfaits, ils s’en tapent. Et ils ont raison.

 J’ai envie de voir Samir.

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