13. Lila

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 Pour l’instant, on n’a été vue que de l’extérieur. La parole ne nous a pas été donnée directement. Ça pourrait fausser la compréhension profonde des choses. Il est temps de rectifier le déséquilibre. On est Lila, donc, même si en ce moment précis on ne sait plus où on en est, on ne se reconnaît plus, on ne se comprend plus. Lorsqu’on a quitté Aladji, il y a trois jours, on pensait être sûre que c’était ce qu’il fallait faire, qu’il n’y avait pas d’alternative, qu’on ne pouvait mentir et se mentir plus longtemps, mais à présent on se rend compte que ce n’est pas en mettant fin à une double vie que l’existence devient plus simple. Les mathématiques ne fonctionnent pas dans la sphère des sentiments. On est en plein doute. Surtout depuis la soirée d’hier. Paul est galeriste, il a souhaité ardemment qu’on soit là pour l’inauguration de sa nouvelle exposition. On a trouvé étrange le choix du lundi, c’est souvent un jour de repos, dans le commerce, mais on a gardé cette réflexion pour nous. Docile, comme souvent dans les premiers temps d’une liaison amoureuse, on s’y est rendue. Mais on n’a pas tardé à se sentir mal à l’aise. Ça a commencé par une douleur purement physique, à cause des talons qu’on s’était sentie obligée de mettre. On n’a pas parlé à Paul de nos problèmes dorsaux. C’est trop tôt, on a envie de garder cette donnée matérielle pour nous, de conserver le glamour des débuts. Résultat, on a souffert le martyre toute la soirée.

 Mais ce n’est pas la seule chose qui nous a perturbée. On peut même dire que la douleur physique n’était qu’accessoire, au vu du reste : on s’est vite sentie en dehors de tout ce monde qu’on n’a pas l’habitude de côtoyer. L’impression de ne pas être à notre place. On a essayé, pourtant, de faire bonne figure. On a souri aux compliments, on a feint de s’intéresser aux œuvres, on a demandé des explications à Paul. Il ne s’est pas fait prier pour nous en donner, notamment après l’intrusion, qu’on a crue au départ imprévue, d’une femme vêtue en peau de panthère, qui a commencé à haranguer la foule, en rugissant, au sens propre, puis en se précipitant vers tel ou tel, bouche grande ouverte, toutes griffes dehors, et en faisant mine de le dévorer, avec force cris. On a été saisie d’effroi. Paul a pris notre main et nous a dit de ne pas nous inquiéter, il s’agissait d’une performance, ça faisait partie de l’exposition. Il nous a regardée, a lu notre incompréhension sur notre visage et a cru venir à notre secours en nous expliquant le but de cette performance : il s’agissait d’une artiste estonienne – on a oublié son nom – qui travaillait sur la relation triangulaire entre art, bestialité et peur. Elle était partie du concept selon lequel l’art, c’était ce qui inquiétait par son aspect primitif, animal, c’était ce qui mettait en question le vernis satiné de la société. L’art était l’inhumain, au sens premier, le non-humain, ce qui sortait de l’humanité ordinaire. L’art était un retour aux sources, une mise en évidence de ce que l’être humain a mis des siècles à nier : sa bestialité. L’artiste avait voulu montrer, en somme, qu’en dépit de tout ce que l’être humain avait pris soin d’inventer pour refuser sa condition primitive, il n’avait pas réussi à se débarrasser de ce qui était au fond de lui. On est restée sceptique face aux interprétations de Paul ; on a pensé que n’importe qui ayant un tant soit peu conscience de son propre corps savait ça. Mais on a pris soin de ne rien dire, d’acquiescer en ajoutant un Ah je comprends c’est intéressant qui a paru le satisfaire.

 Un peu plus tard, on a été encore plus circonspecte quand on a découvert, dans la pièce la plus reculée de la galerie – on a compris après coup pourquoi l’œuvre était exposée là –, un homme nu allongé sur le dos. Dès qu’on est rentrée dans la pièce, on a été frappée par l’odeur. On n’a pas tardé à en déceler l’origine : sur le torse de l’homme, des excréments étaient étalés. Des spectateurs entouraient l’homme, semblaient trouver le spectacle à leur goût. Paul nous a dit, sans même qu’on demande quoi que ce soit, cette fois-ci : l’artiste a voulu dénoncer le diktat exercé sur les corps par notre société contemporaine hypersexualisée. Dans la lignée d’un certain Manzoni qui, en mettant en conserve ses propres excréments et les vendant sous le titre Merde d’artiste, souhaitait dire que l’art était une escroquerie, l’artiste – l’homme nu allongé à même le sol – a voulu signifier par cette œuvre vivante qu’il fallait cesser de glorifier le corps, que le corps, en gros, c’était de la merde, parce qu’il était destiné à pourrir. On a encore dit Ah, mais on n’est pas parvenue, pour le coup, à feindre l’intérêt. On a regardé Paul, on a pensé à Aladji : il n’avait pas la conversation de Paul, mais au moins on comprenait son monde. C’était un peu le même que le nôtre. C’est à ce moment qu’on a définitivement compris qu’on n’était pas à notre place dans cette galerie, et qu’en dépit de tous nos efforts on n’y serait jamais.

 On a rencontré Paul il y a un mois, une rencontre de cinéma, improbable, fortuite. On était au bas des escaliers, on a entendu la sonnerie du métro retentir, on a couru, on a réussi in extremis à monter dans la rame, dont la porte était maintenue par un pied et une épaule. On a dit merci, on a souri. Le possesseur du pied et de l’épaule en question nous a regardée avec un drôle d’air ; on n’a pas été surprise, on a l’habitude de ce genre de regard. On n’ignore pas qu’on a un physique qu’on remarque, tout en couleurs et en rondeurs, avec des yeux d’un vert enivrant, une longue chevelure, rousse, frisée, une poitrine opulente, des cuisses charnues. On ne correspond pas aux codes en vigueur dans le mannequinat, mais on sait qu’on ne passe pas inaperçue. C’est d’ailleurs peut-être pour ça qu’on ne passe pas inaperçue, maintenant qu’on y pense : parce qu’on diffère des canons habituels de la beauté. Toujours est-il que dans la rue, lorsqu’on se promène, on est rarement seule, on est entourée de regards qui nous accompagnent. Le chemin emprunté est souvent le même : ils commencent par nos cheveux, nos yeux, puis ils s’enhardissent à descendre au niveau du cou, se perdent à la naissance de nos seins, se ressaisissent en remontant au visage, sauf les plus intrépides qui s’égarent sur nos hanches. C’est ce qui s’est passé avec l’homme dont le pied et l’épaule nous ont permis de ne pas devoir attendre le métro suivant. On a compris tout de suite qu’on lui plaisait, on l’a vu dans ses gestes, trop brusques et trop nombreux pour être vraiment naturels. Il n’a pas été très inventif pour nous le faire comprendre, il a d’abord répondu il n’y a pas de quoi à mon merci, il a enchaîné par vous aviez l’air pressée, il s’est enquis de savoir si on avait un rendez-vous important, on a dit non pas spécialement, alors il a profité de la brèche pour nous inviter à boire un verre, si vous n’avez rien d’urgent à faire, bien sûr, a-t-il ajouté. Paul. C’est à ce moment qu’il s’est présenté, en nous tendant la main. On a accepté sa main, on a dit Lila, on a dit oui. Sur le coup, on n’a pas vraiment compris pourquoi on a dit oui. On n’aime pas trop, pourtant, ce genre d’approche désespérante de banalité. Mais on a dit oui. Le métro a été vite quitté, un café vite trouvé, et de fil en aiguille, on s’est retrouvée chez lui, sur son canapé, puis sur son lit, puis sur lui, à califourchon. Il est venu vite. Trop vite. Il a dit je suis désolé. On a dit c’était bien. On a donné notre numéro, on a noté le sien. Il nous a demandé si on voulait bien le revoir, on a dit peut-être et on est partie.

 Après, alors qu’on rentrait chez nous, on s’est repassé le film de l’après-midi. C’était la première fois qu’on trompait Aladji. Et on n’avait même pas d’explication. On n’était pas malheureuse avec lui, il était gentil, fiable, loin d’être désagréable à regarder, à toucher, un corps massif auprès duquel on éprouvait à la fois excitation et sentiment de sécurité, on l’estimait, on s’entendait bien avec lui. On lui avait dit je t’aime à de nombreuses reprises. Et pourtant, on n’avait pas hésité à répondre à l’invitation de Paul, dont on ne connaissait rien, qu’on ne trouvait pas spécialement beau, pas laid non plus, mais commun.

 Ce n’est que le soir qu’on a compris pourquoi on avait fait ça : on était couchée, Aladji se trouvait à nos côtés. Il s’est retourné vers nous, nous a embrassé avec tendresse, nous a souhaité bonne nuit, et on a entendu Paul dans notre tête. On s’est rendu compte qu’on avait été littéralement ensorcelée par sa voix, dès les premiers mots qu’il avait prononcés. C’est pour ça qu’on n’avait pas prêté attention à la banalité des phrases d’approche ; on les avait à peine écoutées, on avait seulement été sensible aux sons. Cette nuit-là, on s’est endormie sourire aux lèvres. Et quand il nous a envoyé un message, quelques jours plus tard, on a encore dit oui. On avait envie de sa musique. On s’est dit une fois, une seule fois, après on arrête. Mais on n’a pas tenu parole. On a fini par être obligée de reconnaître qu’on avait entamé une véritable liaison. Peu à peu, d’autres caractéristiques se sont ajoutées à l’envie qu’on avait de voir Paul : il était cultivé, il savait nous intéresser par des propos qu’on n’avait pas l’habitude d’entendre, il maniait des idées différentes par rapport à celles qu’on connaissait, il nous sortait de l’univers qu’on avait toujours connu. Et surtout, il y avait ce frisson, cette sensation qu’il n’était pas à nous, qu’on n’était pas à lui. Aladji, c’était le cocon, sécurisant, mais étouffant, aussi, à la longue. Aladji nous aimait totalement, tout le temps. Et on s’y était tellement habituée, on en était tellement persuadée, qu’on avait fini par l’aimer moins.

 Paul, lui, incarnait l’aventure. L’existence prenait avec lui une autre tournure. Quand on était avec lui, dans ses bras, on n’était pas tout à fait sûre qu’on lui plaisait vraiment. Bien sûr, il y avait des signes physiques évidents qui l’attestaient. Mais ce n’était que des réponses corporelles presque mécaniques. Au-delà de ses érections, la désirait-il vraiment ? C’était ce doute, ce risque, même, qui nous poussait à retourner le voir chez lui, encore et encore. Tant qu’on ne serait pas certaine qu’il donnerait tout pour nous, on aurait envie de tester notre pouvoir sur lui.

 Au bout de quelques mois, on n’est plus parvenue à faire semblant avec Aladji. On voyait bien qu’on n’était pas très heureuse quand il rentrait, on faisait ce qu’on pouvait pour donner le change, mais il a commencé à nous agacer. Ses manies nous sont apparues en pleine lumière, on parvenait de plus en plus mal à s’intéresser à ce qu’il nous disait, à ce qu’il nous faisait. Au lit, on n’éprouvait plus vraiment de plaisir, on écartait les jambes par habitude, par politesse. On naviguait en plein brouillard, on ne savait plus quoi faire. Il fallait choisir entre vivre en sécurité avec un homme qui nous aimait, mais qu’on supportait désormais difficilement, et tenter une histoire pleine d’incertitude avec quelqu’un qui occupait nos pensées, mais dont on ignorait si on était pour lui autre chose qu’une passade, et réciproquement. Mais bientôt on s’est aperçue que même le bruit des pas d’Aladji, quand il entrait dans l’appartement, nous hérissait. C’était un détail, un élément sans importance. Il ne faisait d’ailleurs pas plus de bruit que n’importe qui d’autre en marchant. Ses pas étaient tout ce qu’il y a de plus normal, mais ce qui nous mettait sur les nerfs, c’est qu’on savait que c’était les siens. Ça a été le déclic : il fallait rompre. On savait désormais quoi faire, restait à déterminer comment le dire, comment annoncer à Aladji la décision qu’on avait prise. On a réfléchi toute la journée, on a cherché les mots, on a même écrit des brouillons sur notre smartphone. Et quand il est arrivé, on a fait comme on a pu, avec maladresse. On avait bien conscience qu’on ne choisissait pas le moment idéal, il venait d’apprendre, quelque temps avant, son prochain licenciement, mais on s’est rassurée comme on a pu, en se disant il n’y a pas de bon moment de toute façon.

 Lorsque les mots ont été prononcés, on a éprouvé un mélange de soulagement et de culpabilité de le savoir au bord du gouffre, malgré tous ses efforts pour le cacher. Mais notre esprit a recouvert nos émotions d’un voile étanche, car il s’est chargé d’occuper nos pensées par des détails matériels : comment annoncer à Paul qu’on venait de rompre ? Où aller ? Paul allait-il nous proposer de loger chez lui ? Était-ce une bonne idée ? Mais comment faire autrement, puisqu’on n’avait pas vraiment les moyens de payer un loyer, au vu du marché parisien de l’immobilier ? Que faire du compte bancaire commun qu’on possédait avec Aladji ? Quelles affaires emporter ? Allait-on partager avec Aladji le peu de meubles qui peuplaient l’appartement ? Notre salaire, quatre-vingts pour cent de pas grand-chose, allait-il suffire pour gérer le quotidien ? Etc. On a pris une chambre d’hôtel pour réfléchir. Ça nous a occupée pendant quelques jours.

 Mais maintenant que tout est à sa nouvelle place, on a du temps pour penser. Nos émotions reviennent. Et ça ne nous arrange pas, car la question qui nous taraude est : est-ce qu’on est allée dans la bonne direction ? Le virage qu’on a pris, le sens vers lequel on s’est dirigée est-il vraiment celui qui a le plus de sens, justement ? Depuis qu’on habite chez Paul, on n’en est plus sûre. Par exemple, en ce moment précis, on pense à Aladji, à la peau d’Aladji, au corps robuste d’Aladji, qui nous ferait tant de bien. On espère entendre le bruit de ses pas, on imagine qu’il va entrer ici et nous emmener. On tente de comprendre ce qui ne va pas en nous. Lorsqu’on était avec Aladji, on voulait être avec Paul, maintenant qu’on est avec Paul, on regrette Aladji. Peut-être qu’on a quitté Aladji parce qu’il nous aimait trop. On aime moins quand on est trop aimée. On étouffe. Aladji nous étouffait. C’est pour ça qu’on est partie. Mais on sent à présent que Paul commence à s’attacher un peu trop à nous. Il veut sans cesse qu’on soit avec lui, qu’on l’accompagne à ses soirées, on sent qu’il aime nous présenter à son monde. Et on commence à étouffer à nouveau.

 Heureusement, pour l’instant Paul n’est pas encore rentré, et il nous a dit de ne pas l’attendre, qu’il mangeait à l’extérieur, avec ses enfants, qu’il devait exceptionnellement s’en occuper en semaine, car leur mère était retenue à l’extérieur. D’ordinaire, il ne les a qu’un week-end sur deux, nous a-t-il dit, comme beaucoup de pères divorcés, a-t-il ajouté, comme pour s’excuser, pour se dédouaner de ne pas s’en occuper au quotidien. Ce qu’on ne lui a pas répondu, ce qui nous brûlait pourtant les lèvres, mais qu’on soigneusement gardé pour nous, c’est qu’on préfère ça, qu’il ne les ait pas avec lui tout le temps. Parce qu’on n’a rien contre les enfants, on n’a rien non plus contre les galeries d’art, mais ça fait quand même beaucoup de changements d’un coup, et on se demande quelle va être notre place auprès de Paul. Non, vraiment, on n’a pas simplifié notre existence depuis qu’on a mis fin à notre double vie.

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