14. Samir

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 — Et toi, tu en penses quoi, Samir ? demanda Rachel. On ne t’entend pas, aujourd’hui.

 Samir n’en pensait rien du tout, pour la simple raison qu’il ignorait complètement sur quel sujet la conversation avait bifurqué. D’ordinaire, il adorait ces moments qu’il passait en début de soirée avec Clément, Antoine, Rachel et Chiara. Lorsque la journée au Média indépendant avait été particulièrement dense, ils allaient tous les cinq au Lieu-dit pour décompresser et, accessoirement, refaire le monde. En général, ils commençaient par débattre des thèmes du moment, ceux dont ils parlaient dans les articles qu’ils rédigeaient, et ça débouchait inévitablement sur une critique globale du néolibéralisme et de son corolaire, le capitalisme mondialisé. Bien que tous dans le même camp politique – c’était inévitable, quand on travaillait au Média indépendant –, ils parvenaient à se chamailler sur des points de détail et, au bout de quelques bières, ils s’échauffaient, exagéraient leurs points de désaccord, à grands coups de mais comment peux-tu dire ça, de je suis stupéfait par ce que j’entends, ou encore de ce n’est pas avec des idées aussi molles que les tiennes que la révolution va se faire. Tous feignaient l’indignation, mais aucun n’était vraiment dupe de ce qui se jouait entre eux, il s’agissait avant tout de passer un bon moment entre amis. Ils avaient bien conscience que ce n’était pas ici, au Lieu-dit, à cinq, qu’ils allaient trouver des solutions définitives pour arrêter les guerres, construire un monde solidaire et mettre fin aux inégalités en tous genres. Les grands de ce monde pouvaient dormir tranquilles, le club des cinq, comme ils aimaient à se nommer, ne menacerait pas l’ordre établi de sitôt. Mais ils mettaient tout leur cœur aux discussions, et parfois leurs tripes sur la table, quand le sujet les touchait plus de raison. Samir n’était pas le dernier à s’enflammer, d’habitude. Sauf ce soir-là : Rachel avait raison, on ne l’avait quasiment pas entendu depuis le début de la soirée. Il semblait ailleurs, les yeux et la tête perdus dans la consultation de son portable.

 — C’est vrai ça, Samir, l’appropriation culturelle, ça devrait pourtant te parler particulièrement, dit Clément.

 Il avait insisté sur particulièrement. Il se mordit les lèvres, conscient que ses mots étaient sortis trop rapidement et qu’ils étaient pour le moins maladroits. D’ordinaire, Samir serait monté au créneau, aurait dégainé son laïus habituel sur le formatage social auquel nul n’échappait, ce formatage qui nous faisait dire, sans qu’on ait conscience de mal agir, des choses problématiques, et notamment toutes ces remarques qu’on pouvait ranger dans la case du racisme ordinaire, ces remarques qu’on retrouvait même chez ceux qu’on ne pouvait pas taxer de fachos. Pourquoi ça devrait parler particulièrement à Samir, l’appropriation culturelle ? Parce qu’il s’appelait Samir, c’est ça ? Il n’était donc pas aussi Français que les autres, son prénom faisait de lui un être appartenant à un autre peuple, et il devrait donc être particulièrement sensible à ce concept ? On ne voulait pas lui demander ce que signifiait son prénom, tant qu’on y était, ou lui poser la question classique tu es originaire d’où, au départ ? Ce n’était pas à Clément qu’on demandait ça, évidemment. Et pourtant, lui aussi devait être originaire de quelque part, au départ. Et lui aussi, il avait un prénom qui renvoyait à quelque chose.

 Oui, voilà ce que Samir aurait répondu à Clément s’il avait sa verve habituelle. Ça aurait fait un beau débat. Mais il se contenta de lever les yeux et de dire :

 — Hein ? Quoi ?

 Quatre paires d’yeux ébahis le fixèrent : quelque chose ne tournait pas rond. Samir sentit qu’on attendait qu’il réagisse. Mais il ne trouva pas mieux que :

 — L’appropriation culturelle ? Eh bien, je suis contre, comme vous tous ici, je pense. On ne peut pas cautionner le cynisme des capitalistes qui n’hésitent pas à faire commerce de tout, en pillant sans honte des éléments appartenant à des cultures dominées et en leur enlevant tout leur sens pour les réduire à des éléments exotiques.

 Les quatre paires d’yeux s’ouvrirent davantage. Ce fut Chiara qui se chargea d’en donner la signification à Samir, qui ne voyait pas pourquoi on le regardait avec cet air ahuri :

 — Mais ça, on l’a déjà dit il y a un quart d’heure, et on est tous tombés d’accord là-dessus. Ce n’est pas le sujet du débat. On parlait de l’appropriation culturelle dans le domaine de l’art, et c’est là que nos avis divergent. Tu es sûr que tu es avec nous, ce soir ?

 — Tu es amoureux, ou quoi ? renchérit Clément.

 — Mais non, qu’est-ce que vous allez chercher ? Je suis juste un peu fatigué, c’est tout. La journée a été longue.

 Pour détourner l’attention, il s’empressa d’ajouter :

 — Et si on commandait une nouvelle tournée ? Elle est pour moi, celle-ci.

 Tout le monde acquiesça, puis le débat reprit là où on l’avait laissé : pouvait-on parler d’appropriation culturelle quand un artiste blanc s’inspirait d’éléments venant de cultures dominées, pouvait-on lui reprocher de piller à son profit des choses qui ne lui appartenaient pas, ou était-ce simplement l’art qui se constituait ainsi, par des emprunts divers qui l’enrichissaient et le faisaient évoluer ? Clément entreprit de défendre cette thèse : on ne peut quand même pas reprocher à Picasso, dit-il, de s’être nourri de l’art afri… Il n’eut pas le temps de prononcer la dernière syllabe, Chiara s’écria artiste poubelle, non mais tu sais quand même comment il se comportait avec les femmes, ton Picasso de merde, tu ne veux pas citer Gauguin, tant que tu y es, Clément répondit attention, on confond tout, là, on bifurqua sur le dilemme l’homme versus l’artiste, l’artiste versus l’œuvre, l’œuvre versus l’homme, et le féminisme dans tout ça, vous en faites quoi, vous vous asseyez dessus ? s’insurgea Chiara. Tant et si bien que tout le monde oublia de cuisiner Samir sur son mystérieux mutisme. Ce qui l’arrangeait bien.

 Clément avait raison : depuis tout à l’heure, Samir ne pensait qu’à Sacha. Il avait beau se dire qu’elle ne lui devait rien, qu’il n’avait rien à attendre d’elle, il ne pouvait s’empêcher de consulter à intervalles réguliers sa messagerie sur son smartphone, depuis qu’il était au Lieu-dit, à la recherche d’un signe de sa part. Les jours précédents, il avait envisagé à plusieurs reprises de lui écrire, mais à chaque fois qu’il s’apprêtait à le faire, une voix lui susurrait que c’était une mauvaise idée. Il avait aussi voulu lui envoyer son texte sur l’entreprise AEF avant la publication, mais là encore il s’était retenu de le faire : il n’avait pas à lui demander ce qu’elle en pensait. À présent, l’article avait paru, elle l’avait lu, Samir en était sûr, et il aurait bien aimé connaître sa réaction. Il voulait qu’elle comprenne qu’il avait tenté de lui éviter le lynchage médiatique, mais sans qu’elle pense qu’il se considérait comme son sauveur ou quelque chose dans le même genre. Décidément, être un homme déconstruit s’avérait plus compliqué qu’il n’y paraissait, se dit-il alors que Clément venait de s’exclamer halte aux anachronismes, arrêtons de clouer tous les artistes du passé au pilori en les jugeant à l’aune de nos mœurs d’aujourd’hui, provoquant du même coup l’exaspération de Chiara.

 Tout à coup, au détour d’un énième passage par sa boîte électronique, presque de manière mécanique tant il commençait à désespérer de recevoir autre chose que des offres publicitaires de la part d’enseignes à qui il n’avait rien demandé, il reçut un message de Sacha. À côté de lui, Rachel, qui avait pris le relai de Chiara et s’était lancée dans une diatribe féroce contre tous ces hommes qu’on continuait à encenser sous prétexte qu’ils avaient construit des œuvres soi-disant brillantes, alors qu’ils étaient problématiques sur bien des points, faillit renverser sa chope de bière. Tout le monde s’esclaffa à propos de la catastrophe qui venait d’être évitée de peu. À l’exception de Samir : il fixait son smartphone, retardant le moment d’ouvrir le message, pour faire durer la fébrilité qui venait de s’emparer de lui. Qu’y avait-il dedans ? Des reproches à propos de l’article ? Des remerciements pour le ton mesuré, peu vindicatif ? Une envie de le voir ? Dans tous les cas, ce qui était sûr, c’était qu’elle pensait à lui. Au moment où il cliqua sur le message, il s’aperçut que sa main tremblait.

Demain soir chez moi ? Tels étaient les quatre uniques mots. Il n’attendit même pas les quelques secondes diplomatiques avant de répondre. Oui, écrivit-il simplement. Il commençait à s’accommoder de cette correspondance laconique. Mieux que ça, même, ce ton commençait à lui plaire. On était à mille lieues du discours policé que Sacha tenait lors de leur première rencontre, de ces mots convenus, bien formulés, courtois, qui suintaient l’hypocrisie, ces mots qui disaient, en gros, regarde comme je te méprise, je te sors tous mes éléments de langage habituels car je te prends pour un con, et, pire que ça, je me fiche complètement que tu t’en rendes compte.

 Demain soir chez moi, c’était net, concis, sincère. Ça n’en mettait pas plein la vue à grands renforts de termes ronflants et creux, ça n’était même pas une vraie phrase, mais ça exprimait beaucoup plus que demain soir chez moi : ça disait je pense à toi, j’ai envie de te voir, tu m’attires, je veux que tu sois près de moi, contre moi, en moi, peut-être même je crois que je suis en train de tomber amoureuse de toi, ou quelque chose comme ça. Demain soir chez moi, ça contenait tout ce que ça ne disait pas. Demain soir chez moi, c’était une terre vierge qui ne demandait qu’à être habitée.

 Il prit une gorgée de bière et, soudain plein d’enthousiasme, s’immisça dans la conversation :

 — Je suis d’accord avec Rachel, il faudrait arrêter de se voiler la face et de mettre sous le tapis le fait que, lorsqu’on se penche sur les œuvres de certains artistes, on tombe parfois sur des choses très problématiques. Ça ne veut pas dire qu’il faut cesser de les lire ou de les regarder, les grandes œuvres, mais on peut aussi éviter de voir dans tout grand artiste un saint, et de le vénérer en oubliant qu’il s’agissait aussi d’un homme, avec des failles et, parfois, des côtés peu reluisants.

— Ça y est, tu reviens dans notre monde, toi ? plaisanta Clément. Ça me fait un opposant de plus. Décidément, je suis vraiment minoritaire, moi, avec ma volonté de sauver tous les grands artistes au regard de ce que leurs œuvres ont apporté.

 Samir s’apprêtait à répliquer, quand son smartphone vibra sur la table. Il jeta un coup d’œil sur la notification qui venait de s’afficher, pensant que Sacha lui avait écrit à nouveau : c’était un message de sa mère. Elle voulait savoir s’il était libre ce week-end, s’il voulait venir déjeuner, ce dimanche par exemple. À côté de lui, Rachel avait profité de son moment d’hésitation pour répondre à Clément, après avoir pris soin d’éloigner un peu la bière ; tout à l’heure, elle avait évité le pire, mais il valait mieux prendre les devants.

 Samir écrivit à sa mère que ce week-end, ça allait être un peu compliqué, il avait du travail par-dessus la tête. En réalité, il aspirait surtout à passer une partie de son temps avec Sacha, et l’autre à penser à elle. Une moue coupable accompagna le message qu’il envoya : il n’était pas allé les voir depuis un bout de temps, ses parents et sa petite sœur, ça devait faire quoi, deux mois au moins. Mais non, vraiment, ce n’était pas le moment. Ce week-end, peut-être que Sacha n’aurait pas ses filles, qu’il pourrait se balader avec elle sur les quais, lui proposer une sortie au cinéma, un musée, une exposition, n’importe quoi, pourvu que ce soit en sa compagnie. Et passer une nuit complète avec elle, aussi. Partager un petit-déjeuner.

 — Et voilà, il est de nouveau parti dans son monde, notre Samir ! s’exclama Antoine.

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