15. Lila

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 Alors qu’on s’éloigne à pas rapides de chez nous, non, de ce qui a été, de ce qui n’est plus, notre domicile, on ne fait pas la fière. Pour être honnête, on se sent même en dessous de tout.

 Depuis le temps, on connaît Aladji. On a bien vu qu’il tentait de rester digne, de jouer le rôle de celui qui s’en sortait. Il a fait ce qu’il a pu pour ne pas nous culpabiliser. Mais ça sonnait faux, cette posture tout va bien, ne t’inquiète pas. On ne peut pas se voiler la face, Aladji va mal ; et c’est notre faute. On n’a pas voulu ça, pourtant ça s’est produit : on a détruit notre compagnon, celui qui nous idolâtre depuis cinq ans, celui qui a toujours été là pour nous, qui nous a soutenue quand on a commencé à souffrir du dos, puis quand le médecin nous a dit qu’il n’y avait rien à faire, qu’aucune opération ne pouvait atténuer la douleur, qu’il allait falloir apprendre à vivre avec. Grâce à Aladji, non seulement on a appris à vivre avec, mais on a bénéficié d’un traitement de princesse. Fini le partage des tâches, il nous interdisait toute corvée, ménage, vaisselle, lessive, cuisine, il se chargeait désormais de tout, avec le sourire, sans jamais se plaindre. Aladji n’était jamais fatigué. Son amour pour nous lui donnait une force incroyable. Il pouvait enchaîner journée de travail et tâches ménagères, il trouvait encore la force, après, de prendre soin de notre bien-être, de nos désirs. Il nous demandait tout le temps ce qu’on avait envie de manger, ce qu’on voulait regarder à la télévision, ce souhaitait faire le week-end, comment on se sentait. On a été tellement injuste de trouver sa bienveillance pesante. Souvent il nous proposait de nous allonger sur le ventre, il se mettait à genoux au-dessus de nous et il nous massait le dos, aussi longtemps qu’on le voulait, jusqu’à ce que tout ce qui était coincé se détende, au moins provisoirement. Parfois, ça finissait par nous donner des envies de lui. On lui demandait de nous prendre. Alors il nous enlaçait tendrement.

 Il a été encore là, après, quand on a été contrainte d’arrêter de travailler, quand on a commencé à sombrer, à nous replier sur nous, à nous sentir vide de sens et vidée de toute énergie. Il a été là quand la douleur occasionnée par l’absence de vie professionnelle et sociale s’est transformée en déprime, quand la déprime s’est transformée en dépression chronique. C’est grâce au soutien d’Aladji qu’on a traversé cette épreuve, qu’on a fini par en sortir. Et voilà comment on le remercie : en le quittant du jour au lendemain.

 Alors qu’on marche en direction de la station de métro, on se dit qu’on regrette. Qu’on ne trouvera pas en Paul la grandeur d’âme d’Aladji. Qu’on devrait peut-être retourner sur nos pas, revenir chez nous, dire je suis désolée, oublions tout ça, j’ai fait une erreur, je me suis trompée, je veux être avec toi.

 Mais on ne sait pas faire ça, on se sent trop coupable. On sait pourtant qu’Aladji ne nous jugera pas, qu’il nous accueillera à nouveau, qu’au bout d’un moment il passera outre notre infidélité. Mais pas nous. Chacun doit assumer ses actes jusqu’au bout. C’est comme ça qu’on s’est construite. On ne sait pas pardonner, il serait injuste qu’on demande à quiconque de nous pardonner. Même à Aladji.

 Alors on s’engouffre dans le métro. On a dit à Paul qu’on irait ce soir avec lui à la galerie. Il y a une nouvelle performance dont Paul a dit qu’elle était exceptionnelle. On s’attend au pire.

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