16. Aladji

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 En sortant de l’ascenseur, Aladji tombe sur son voisin de palier en train d’insérer la clé dans la serrure de sa porte. Il la tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, signe qu’il s’apprête à passer la soirée dehors, en conclut Aladji, avant de s’en assurer par un tu te fais une petite virée, histoire d’entamer la conversation, auquel on répond par l’affirmative, ajoutant, pour se justifier ou simplement par convention sociale : il faut savoir décompresser, parfois. Un soir ordinaire, Aladji en tomberait d’accord, lui souhaiterait une bonne soirée et s’éclipserait. Mais on n’est pas un soir ordinaire.

 Aladji l’aime bien, son voisin, d’ailleurs d’une manière générale il aime bien son prochain. Ça lui vient de sa mère, il peut au moins lui reconnaître ce mérite. Elle ne s’est pas beaucoup occupée de lui, quand il était jeune et qu’il avait besoin d’elle, elle ne l’a pas poussé pour qu’il étudie, elle ne l’a pas entouré d’affection, mais elle lui a inculqué une morale chrétienne qu’il a d’abord ingurgitée sans la comprendre, puis qui lui est devenue naturelle. Enfant, il a d’abord trouvé étrange que sa mère lui parle de la Bible, autour de lui, dans le quartier, la plupart des gens ne juraient que par Allah. Ça lui a même valu quelques désagréments, à l’école. Comme s’il y avait un hiatus entre la couleur de sa peau et ses croyances religieuses. Il se souvient encore qu’à la cantine, un jour, la femme qui servait les plats a refusé de lui donner l’assiette qu’il voulait, une viande fumante avec une sauce qui excitait ses narines, au motif que c’était du porc. Il a eu beau insister, dire qu’il ne voyait pas le problème, qu’il mangeait de tout, il n’y a rien eu à faire : on lui a donné d’autorité l’autre plat. Il ne se rappelle plus ce que c’était, il l’a laissé intact, seule manière qu’il a trouvée de manifester sa colère et sa rébellion. Il ne comprenait pas l’injustice dont il venait d’être la victime. À partir de ce jour-là, et jusqu’à la fin de sa scolarité en primaire, il n’a plus jamais adressé la parole à celle qu’il appelait désormais la méchante moche, ni bonjour ni merci ni rien. Ce n’est que des années après qu’il a compris qu’elle croyait bien faire, qu’elle n’avait pas agi par malveillance.

 Plus tard, au collège, où la mixité sociale était presque inexistante, il y a eu aussi les brimades de certains de ses camarades, lorsqu’ils ont pris conscience qu’il n’avait pas les mêmes croyances qu’eux. Pour eux aussi, il allait de soi qu’un garçon à la peau noire devait avoir Allah pour référence, c’était obligé, disaient-ils. Les surnoms qu’on lui a trouvés étaient le traitre – qui pouvait à l’occasion se muer en sale traitre, lorsque qu’une tension éclatait pour une broutille – et Bounty, noir dehors, blanc à l’intérieur. La plupart du temps, ce n’était pas bien méchant, il arrivait même qu’ils en plaisantent tous ensemble. Mais le rire d’Aladji n’était que de façade. Il riait quand on l’appelait Bounty pour ne pas être exclu davantage. Et au bout d’un moment, Aladji a fini par dire à ses camarades qu’en fait, tout bien réfléchi, il était musulman. Pour éviter les ennuis, les traitre et les Bounty. Pour avoir la paix. Il a arrêté de prendre du porc au réfectoire, il a feint de faire le ramadan, s’isolant dans les toilettes pendant les récréations pour manger en cachette des biscuits qu’il dérobait dans ce que sa mère nommait le placard à sucre. Le soir, sa mère lui lisait des passages des Évangiles, il faisait semblant de l’écouter avec des hochements de tête, il apprenait par cœur ce qu’elle lui demandait, il récitait devant elle les différents miracles de Jésus. Pour éviter les ennuis. Pour avoir la paix. Évidemment, un jour, sa mère a eu vent de la posture de son fils au collège. Elle est entrée dans une fureur telle que ça déformait tous ses traits, elle l’a traité de tous les noms, l’a giflé, puis elle a en levant les bras au ciel dit qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça. Ce jour-là, Aladji n’a rien répondu, mais il a posé sur elle un regard de défi en caressant sa joue endolorie, un regard qui disait essaie de m’en mettre une autre et je répliquerai. Elle a dû percer à jour ce qu’il avait en tête, car elle lui a tourné le dos et s’est enfermée dans sa chambre. Après cette scène, ils ne se sont pas adressé la parole pendant dix jours. Puis ça s’est tassé. Mais Aladji en a gardé une haine tenace envers les religions en général et sa mère en particulier. D’ailleurs, une fois adulte, il a quasiment coupé les ponts avec elle ; désormais, il ne la voit plus que deux fois par an, le jour de Noël et le dimanche de Pâques. Ils se retrouvent tous les deux pour déjeuner, il n’a jamais emmené Lila. Ça ne dure pas longtemps, ils ne se disent pas grand-chose, et Aladji repart de chez elle dès le café bu. Mais malgré tout, il conserve, par habitude et par formatage, des principes de vie et des valeurs qu’elle lui a fait entrer dans le crâne à grands coups de récitations lorsqu’il était petit, et qu’il applique au quotidien sans même y penser.

 Alors, d’une manière générale, Aladji aime son prochain car c’est écrit dans la Bible et, par voie de conséquence il aime bien son voisin. Il s’appelle Lamine, est comme lui d’origine sénégalaise. Ça leur fait un point commun. Même si Aladji ne connaît rien du Sénégal, il n’y a jamais mis les pieds, et sa mère ne lui en parlait jamais. Il ignore presque tout à propos de sa mère : il sait seulement qu’elle est arrivée en France à l’âge de douze ans, en compagnie d’un oncle mort peu après, qu’elle a passé presque toute son adolescence dans un foyer, et qu’il est le fruit d’une liaison avec un homme qui n’a fait que passer. Autrefois, Aladji en souffrait, de ce flou sur ses origines, il aurait voulu savoir qui était son père. Puis il a appris à vivre avec cette case vide dans son CV. Et aujourd’hui, c’est le dernier de ses soucis.

 Aladji aime bien son voisin, donc, mais pas au point d’échanger grand-chose d’intime avec lui. D’habitude ils se disent les banalités d’usage, peuvent à l’occasion se rendre mutuellement un menu service matériel. Ça s’arrête là. Mais aujourd’hui, Aladji a besoin de parler. Son épanchement aurait pu tomber sur à peu près n’importe qui. C’est son voisin qui va en faire les frais : il risque d’être en retard à sa soirée.

 C’est peu dire d’affirmer que la journée d’Aladji s’est mal passée. Tôt ce matin, avant qu’il ne parte au travail, Lila est passée à l’appartement. Aladji a d’abord espéré un signe encourageant, mais il a vite compris que le message qu’elle lui avait envoyé hier soir n’était pas une manière détournée de faire un pas vers lui : j’aimerais juste prendre quelques affaires, je ne veux pas te mettre en retard, j’en ai juste pour quelques minutes, a-t-elle dit sur le palier. En même temps, à quoi d’autre pouvait-il s’attendre ? C’était exactement ce que contenait son message d’hier. Il s’est effacé pour la laisser entrer, avec un sourire mal plaqué sur son visage qui disait je fais semblant de ne pas être triste. Elle a sans doute fait semblant de le croire, elle a disparu dans la chambre, en est ressortie peu après. Dans son sac entrouvert, Aladji a pu voir, notamment, la robe blanche largement échancrée dans le dos, il a cru défaillir, s’est mordu la lèvre pour contenir le cri de douleur qui montait de sa gorge. Au moment de franchir le palier, Lila a hésité. Puis elle s’est approchée de lui, doucement, a déposé un baiser furtif sur sa joue, très près des lèvres, lui a dit je prendrai les affaires qui restent plus tard, si ça ne te dérange pas. À ce moment-là, il aurait voulu l’enlacer, l’embrasser, lui dire je t’en supplie, ne pars pas, je t’aime comme un dingue, je suis perdu sans toi. Mais il n’a pas bougé, il a répondu ne t’en fais pas, tu peux laisser tes affaires autant de temps que tu veux, d’un ton qui se voulait désinvolte, comme si les lèvres de Lila sur sa joue n’avaient rien déclenché en lui. Il devait sonner faux, son ton, elle s’en est sans doute rendu compte, car elle a cru bon d’ajouter prends soin de toi, avant de s’éloigner. L’espace d’un moment, il a cru qu’elle allait se retourner, lui revenir, lui dire excuse-moi, j’ai fait une erreur, c’est avec toi que je veux être. Elle ne s’est pas retournée, elle n’a rien dit ; elle a dévalé les escaliers. Aladji a attendu le moment où ses pas ne résonnaient plus sur les marches pour refermer la porte. Une larme a coulé. Il n’a pas songé à l’essuyer.

 Il a quand même eu le courage de se rendre sur le chantier où il est affecté depuis deux mois. Sur les coups de treize heures, il venait de terminer sa pause déjeuner, son supérieur direct lui a téléphoné. Il était attendu en fin d’après-midi dans les locaux administratifs de l’usine. Il devait rencontrer quelqu’un qui allait l’aider pour la suite de sa carrière professionnelle, lui a-t-on dit. Un DRH. Docile, il s’est rendu à l’heure dite à l’entrevue. On lui a présenté un jeune homme qui lui a tendu une main affable en déclinant une identité qu’Aladji n’a pas fait l’effort de retenir. Ils se sont assis l’un face à l’autre. Le jeune homme a posé ses mains à plat sur le bureau, sans doute dans un esprit d’ouverture, ou parce qu’il ne savait pas quoi en faire. Il a commencé son discours. Aladji n’a pas compris en quoi cet homme pouvait l’aider. Ce qu’il a entendu, c’est qu’il devait concevoir ce qui lui arrivait comme une chance et non comme un poids, qu’il y avait des moments dans une vie où il était sain de changer de voie, où il convenait de saisir les opportunités qui se présentaient. Aladji voulait bien, lui, saisir les opportunités, mais dans les faits, elles ne se bousculaient pas au portillon, en ce moment. Pendant que le DRH développait son argumentaire, Aladji s’est demandé, ça lui a fait une occupation, en quoi consistait réellement son métier, à lui qui lui parlait de reconversion heureuse, de volontarisme dans la recherche de nouvelles voies, d’optimisation des compétences et même de positive attitude face à l’adversité. Il n’a pas tardé à trouver une réponse adéquate : on le payait, et sans doute bien, pour enrober la violence d’un licenciement dans un écrin de mots creux. Aladji avait beau aimer en général son prochain, il s’est quand même imaginé, l’espace d’un moment, en train de lui mettre son poing dans la gueule. La pensée l’a fait sourire. Le DRH a dit : je suis content que vous le preniez comme ça. Vous êtes sur la bonne voie. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bonne chance. Et surtout, n’oubliez pas : considérez cette étape comme une opportunité d’évolution. Aladji a ôté son sourire, a serré la main qu’on lui tendait, peut-être un peu plus que nécessaire, et il est sorti.

 Et là, sur le palier, devant Lamine stupéfait, devant Lamine qu’il ne connaît pas plus que ça, Aladji se met soudain à débiter tout ce qu’il a sur le cœur, à sortir tout ce qu’il n’a pas pu, pas su dire tout à l’heure. Dix ans que je suis dans cette entreprise, pas une journée d’absence, pas un retard, pas une erreur, tout ça pour un salaire de misère, et sans jamais me plaindre, sans jamais rien demander, et c’est comme ça qu’on me remercie. Viré sans ménagement, comme ça, du jour au lendemain ! Et l’autre qui me sort les conneries qu’on lui a apprises dans son école de merde pour faire passer la pilule.

 Aladji s’échauffe, des gouttes de sueurs commencent à perler sur son front. Croyant sans doute bien faire, et peut-être aussi pour s’en débarrasser, le voisin répond ce qu’il peut : allez, vieux, prends les choses comme elles viennent. Ça ira mieux demain.

 Non, ça n’ira pas mieux demain. Et ce qu’il voudrait prendre, là, c’est Lila dans ses bras.

 Aladji bredouille quelques mots pour prendre congé, il a vaguement conscience que ce ne sont pas les bons, qu’ils ne correspondent pas à ceux qui sont attendus, mais il sait qu’il vaut mieux qu’il parte tout de suite. Sinon il va finir par lui mettre son poing dans la gueule, à lui aussi. Car aujourd’hui, Aladji, aimer son prochain comme soi-même, il n’en a pas très envie, finalement. Que sa mère aille se faire foutre, avec ses phrases à la con !

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