19. Aladji

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 Deux jours qu’il n’a pas mis le pied dehors. Deux jours qu’il traîne, à moitié habillé, de la chambre à la cuisine, de la cuisine à ce qui a été aménagé comme un salon. C’est dans cette dernière pièce qu’il a passé le plus de temps, il y est d’ailleurs en ce moment. Elle a la particularité de ne pas posséder de fenêtre. C’était peut-être un cagibi, au départ. Aladji s’en moque, de ce que ça a pu être. S’il reste le plus souvent là, c’est parce que la lumière du jour l’agresse. Entre autres choses. Dans ce salon de fortune, suffisamment vaste pour y loger un canapé deux places, une table basse, un meuble surmonté d’une télévision, c’est à peu près tout, compte non tenu de quelques babioles peu encombrantes, une lampe, quelques bougies, un vase avec eau mais sans fleurs, la pénombre n’est pourtant pas complète : la télévision, allumée depuis des heures, diffuse des couleurs variées, et comme Aladji lui a coupé le sifflet, il a l’impression, en zappant d’une chaîne info à une autre, d’assister à un spectacle sans cesse différent.

 Il était censé travailler, ce ne sont pas ses jours de congé qu’il passe ainsi étendu sur le canapé ; il a signifié au chef de chantier qu’il était malade, qu’il enverrait un arrêt dès qu’il le pourrait. Il ne l’a pas fait. D’ailleurs il n’est pas allé voir de médecin. Il sait qu’il n’est pas malade, en tout cas pas au sens où son chef est capable de l’entendre. Que pourrait-il lui dire, à son chef ? se dit-il en passant de BFM à LCI. Qu’il se sent comme amputé d’un membre, sans sa Lila ? On lui rétorquerait que tant qu’il avait ses deux jambes et ses deux bras, il pouvait porter des blocs des parpaings et les empiler les uns aux autres avec du mortier, on ne lui demandait quand même pas la lune, il n’était pas nécessaire de nager dans le bonheur pour s’acquitter de sa tâche correctement. Non, on ne lui demandait pas la lune, mais il préfèrerait ça, il irait tout de suite la décrocher pour l’offrir à Lila.

 À présent devant France info – il a encore la présence d’esprit d’éviter CNews, même sans le son, il ne supporterait pas –, il plaque la voix de Lila sur les images. Il s’agit de morceaux choisis de la session du jour à l’Assemblée nationale, apparemment assez virulente, à voir les bras qui s’agitent dans la partie gauche de l’hémicycle. Mais en y superposant la voix de Lila, les images prennent bientôt un tout autre sens : à la tribune, devant un parterre en liesse, Lila lui déclare son amour, elle se montre tour à tour tendre, passionnée, vibrante. Aladji ne peut s’empêcher de projeter ses illusions sur l’écran. Ça lui permet de tenir un peu, de ne pas s’éteindre tout à fait. Mais il sait qu’il ne pourra pas longtemps repousser artificiellement le moment d’entamer le deuil de son amour. Et il craint que la chute soit brutale, ce jour-là. Il se sent incapable de décliner en pente douce. Alors il s’accroche à ce qu’il peut pour éviter la dégringolade : seul dans l’appartement, il remplit sa peur du vide par la voix imaginaire de Lila.

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