20. Samir

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 Alors qu’il quittait la salle obscure, à pas lents et irréguliers à cause de la file de spectateurs qui le précédaient, Samir ressentit soudain une brusque envie de faire l’amour avec Sacha. Non, pour être plus juste, il avait furieusement envie d’une baise torride avec Sacha, où il la prendrait par les hanches, debout contre un mur, tandis qu’elle murmurerait des mots cochons, peut-être même demanderait-elle une fessée. Il s’en voulut aussitôt, d’abord parce qu’il avait conscience que ce type de fantasme typiquement masculin – même si pour le coup Sacha le partageait, il avait pu le constater à plusieurs reprises – en disait long sur la volonté de domination des hommes sur les femmes, ensuite parce qu’il était assez honnête avec lui-même pour admettre que cette envie provenait, en partie du moins, du film qu’il venait de voir, un peu par hasard, par désœuvrement, dans l’espoir de meubler un début de week-end qui s’annonçait morne, enfin parce que son fantasme n’avait aucune chance, à court terme, de déboucher sur sa réalisation : il ne pourrait voir Sacha ni ce soir, ni demain, ni dimanche. Indisponible ce week-end, lui avait-elle écrit dans la matinée. Suivaient, dans un message beaucoup moins laconique que les précédents, mais paradoxalement plus froid, des considérations techniques censées justifier l’indisponibilité en question : elle devait se coucher tôt ce soir, afin d’amener ses filles à leur père dès l’aube le lendemain matin, avant de se rendre à une série de conférences à Lyon sur les techniques de management.

 Elle n’avait pas jugé utile de préciser de quoi il s’agissait exactement. Il n’avait pas osé le lui demander, de peur que la réponse ne réactive sa haine contre les grands patrons, et par voie de conséquence n’atténue son amour pour Sacha. Mais il en avait déduit tout seul que ce devait être une sorte de colloque destiné aux chefs d’entreprise dans lequel des intervenants soi-disant spécialistes du comportement humain se succéderaient pour indiquer à l’assistance comment diriger efficacement les gens, c’est-à-dire comment les faire travailler sans qu’ils aient l’impression d’être exploités. Samir en avait tiré toute une série de réflexions qu’il s’était empressé de coucher sur le papier, elles pourraient peut-être lui servir pour un prochain article : c’était quand même terrible, ce métier de manager, dont le travail consistait à faire trimer les autres. Une nouvelle forme d’esclavage, en quelque sorte. En moins atroce, restons mesuré, tout ce qui est excessif est insignifiant, dit-on, mais en plus pernicieux. L’esclavage possédait au moins un mérite, celui de la clarté : le maître avait le fouet, les esclaves n’avaient pas le choix, ils savaient pourquoi ils acceptaient leur condition. Par peur de se prendre des coups, dans le meilleur des cas. Le management était autrement plus élaboré. On avait remplacé le fouet par d’autres instruments plus fins pour pousser les gens à accomplir ce qu’ils n’avaient au départ aucune raison de faire. Car il fallait se rendre à l’évidence, le maçon ne construisait pas des murs pour le simple plaisir d’empiler des parpaings les uns sur les autres, nostalgique d’une enfance passée à jouer aux Lego, le caissier ne consacrait pas sa journée à scanner des articles parce qu’il adorait voir défiler sur son tapis la vie quotidienne des consommateurs, en se disant, tiens, il mange ça, lui, c’est intéressant. Bien sûr, il y avait le salaire à la fin du mois qui faisait office de carotte, mais ce n’était pas seulement de cette façon que les managers assuraient leur pouvoir. La preuve, c’était que la plupart des salariés peinaient à finir le mois, et pourtant ils retournaient à leur tâche, encore et encore. Le servage salarial ne suffisait pas à expliquer la réussite du système. Les managers possédaient d’autres arguments, et notamment celui consistant à faire croire que les employés étaient partie prenante de l’entreprise, un peu comme une grande famille, qu’ils étaient des collaborateurs œuvrant à la réussite générale. Ainsi, quand l’entreprise tournait bien, on persuadait les salariés que c’était bon aussi pour eux. On les réunissait en fin d’année, on les félicitait, on faisait même une petite fête de fin pour se congratuler mutuellement. On s’enorgueillissait tous ensemble d’avoir fait exploser les chiffres, d’avoir pulvérisé l’entreprise concurrente. On jouait sur la fierté collective. Et ça permettait de ne pas augmenter les salaires. C’était indécent. Mais c’était bien pensé. Le pire, c’était que ça fonctionnait parce qu’on misait sur la vanité humaine, et celle-ci pouvait se loger n’importe où, alors pourquoi pas là.

 Cela dit, ce n’était pas ce genre de pensées que Samir brassait au moment où il sortait du cinéma. Les siennes étaient plutôt peuplées de paires de jambes qu’on écartait, de fesses qu’on malaxait, de seins qu’on pétrissait. Il faut préciser que le réalisateur du film qu’il venait de voir n’avait pas lésiné là-dessus : l’actrice principale, sublime au demeurant, était exhibée sous toutes les coutures, sans réelle nécessité scénaristique. Dans une scène, par exemple, un long travelling la montrait en train de se lever avec un string pour toute tenue de nuit, se déplacer jusqu’à la cuisine, ouvrir le réfrigérateur, se pencher pour saisir une bouteille de lait avant d’en boire quelques gorgés, en fermant à-demi les yeux, manifestement au bord de l’orgasme. Dans la vraie vie, quelle femme faisait ça, le matin en se levant ? Aucune. Et qu’apportait la scène à l’histoire ? Rien. Alors, pourquoi ? Samir connaissait pertinemment la réponse : pour exciter les hommes comme lui. C’est-à-dire, il fallait le reconnaître, la plupart des hommes hétérosexuels. Ce qui constituait, pour les producteurs du film, un pactole conséquent en perspective. Là encore, c’était indécent. Mais bien pensé. Et ça fonctionnait : la salle de laquelle Samir venait de sortir était quasiment pleine.

 Un billet s’imposait, dans la boîte, lorsqu’il rentrerait. Et même deux ou trois. Il eut tout à coup un doute à propos de sa méthode : ne lui servait-elle pas, au fond, à entretenir ses fantasmes à peu de frais, à les garder bien au chaud, quoi qu’ils soient aux antipodes des valeurs dont il se gargarisait ? Un billet de cinq euros suffisait-il vraiment à racheter sa conscience d’homme à moitié déconstruit ?

 Au regard des valeurs de son camp, Samir était bien vu, il ne l’ignorait pas. Il cochait presque toutes les cases : ni riche, ni issu de la bourgeoisie, ni blanc, il n’avait pas plus de cinquante ans, pas de poste à pouvoir, il avait lu les romans de Virginie Despentes, et même certaines de ses chroniques, avait voté pour Sandrine Rousseau à la primaire écologiste, se disait marxiste tout en enrichissant le concept de lutte des classes par ce qu’apportaient les recherches contemporaines menées par le courant intersectionnel, ce dernier montrant que les oppressions pouvaient s’additionner, se stratifier, et qu’il fallait les considérer non pas séparément, mais comme un tout, qu’il était nécessaire d’adjoindre à la domination économique les discriminations liées au genre et à la couleur de peau ; il ne se proclamait pas féministe mais plutôt allié des féministes, de façon à laisser la première place aux femmes dans ce combat qu’il devait simplement accompagner, sans se mettre en avant, écrivait ses articles en écriture inclusive – même si ceux-ci étaient systématiquement retoqués lors du passage à l’impression. Bref, on ne pouvait pas lui reprocher grand-chose. Sinon que voir une fille à poil super bien gaulée dans un film sans autre raison que celle de constituer un produit d’appel pour mâles en mal d’amour et en manque de sexe l’excitait au plus haut point. Heureusement, il ne s’étalait pas en public sur le sujet.

 Samir songea à contacter une certaine Rebecca, qu’il connaissait depuis quelques années. Elle et lui se voyaient de temps en temps. Lorsque l’un des deux avait son corps qui le chatouillait, il envoyait un message à l’autre, écrivait tout simplement quelque chose comme j’ai envie, es-tu dispo, et la plupart du temps ils parvenaient à caler un bref moment au cours duquel ils partageaient un peu de bon temps et se tenaient au courant de l’évolution de leur vie respective. Ils ne se promettaient jamais rien de plus, c’était convenu ainsi : un simple échange de service entre amis consentants. Tout le monde y trouvait son compte. Depuis qu’il couchait avec Sacha, Samir n’avait pas vu Rebecca, mais après tout, aucun serment ne le contraignait à la fidélité sexuelle, la question n’avait été soulevée ni par lui ni par Sacha. Néanmoins, au moment où Samir s’apprêtait à envoyer un message à la Rebecca en question, il se ravisa, s’apercevant qu’il ne se voyait plus, mais plus du tout, non, vraiment, au lit avec elle. Les fantasmes qui le traversaient en ce moment, c’était avec Sacha qu’il voulait les assouvir. Avec personne d’autre. Il n’avait pas seulement envie de sexe, il avait besoin de Sacha. Et savoir que c’était impossible pendant tout le week-end l’irritait.

 Il dut se rendre à l’évidence : si le manque s’avérait aussi peu supportable, si Samir avait du mal à envisager sa vie sans Sacha pendant deux jours, si aucun divertissement ne le comblait pleinement, si Rebecca ne pouvait être considérée, malgré une plastique avantageuse et des compétences techniques incontestables, comme une solution envisageable, c’était qu’il ne fonctionnait désormais plus comme un individu autonome, mais comme la moitié d’un tout, une moitié désœuvrée sans la présence de celle qui la complétait. Samir secoua la tête, contrarié d’être devenu en si peu de temps un cliché ambulant. Mais bientôt, une autre pensée le mortifia encore davantage : il s’aperçut que sa manière d’aimer était idéologiquement marquée, et se situait plutôt du côté des libéraux que de son camp. Ce qu’il aurait voulu, en effet, c’était que Sacha vienne sur-le-champ le rejoindre, qu’elle renonce à ses occupations, eussent-elles été prévues de longue date. Il lui en voulait même, il fallait l’admettre, de ne pas avoir renoncé à ses conférences pour lui. Ce qui importait à Samir, c’était donc la satisfaction de ses désirs à lui, peu lui importait son épanouissement à elle. Son cœur n’était pas altruiste, mais individualiste. Il repensa à cette phrase célèbre d’un ancien président de la République ; elle venait de prendre pour lui un sens nouveau : non seulement la gauche n’avait pas, en effet, le monopole du cœur, mais il se pourrait bien que le cœur soit situé à droite, en fin de compte. En tout cas le sien.

 Samir secoua de nouveau la tête : d’où pouvait bien lui venir ce besoin constant d’intellectualiser tout ce qu’il ressentait, de transformer sa présence au monde en idéologie fumeuse, de politiser sans arrêt la moindre de ses pensées ?

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