21. Lila

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 Couchée dans le lit de Paul, encore habillée, on émerge peu à peu de notre torpeur. On se redresse lentement en nous aidant d’une main, la tête nous tourne, on se dit que si on persiste dans notre intention de nous lever on va s’évanouir, alors on renonce, on se laisse retomber sur le lit. Bientôt des images émergent en vrac, formant un diaporama sans queue ni tête. On se concentre pour comprendre ce qu’elles racontent : des bribes de scènes défilent maintenant en vitesse accélérée sur le plafond qu’on fixe, sans lien apparent les unes avec les autres : une voiture qui s’arrête au bord de la route, un liquide jaunâtre qui coule sur le sol d’une salle, un homme qui nous tend quelque chose, une cigarette, non, un joint plutôt, Paul qui fronce les sourcils, il remue les lèvres mais on n’entend pas ce qu’il dit, Paul qui discute avec une femme au décolleté plongeant, un groupe de cinq ou six personnes dont on fait partie, un rire bruyant qui nous échappe… On inspire, on expire pour ralentir le rythme échevelé de ces vidéos qui s’enchaînent comme celles qu’on regarde sur les réseaux sociaux quand on est désœuvrée, à la fois, ça peut paraître contradictoire mais ça ne l’est pas pour nous, pour passer le temps et pour conjurer l’angoisse du temps qui passe. On recommence. Inspiration, expiration. Le flux se calme peu à peu. Voilà, on est prête à remonter et le temps et le film dans son ordre chronologique. On sait d’où il faut partir pour retrouver la logique des événements derrière le foisonnement dont on est assaillie : tout commence à la galerie, où on se trouve pour la troisième fois. Il y a beaucoup de monde, beaucoup de champagne, un brouhaha festif, beaucoup de bruit pour peu de choses, en somme. D’ailleurs, on remarque qu’on en a enlevé, des choses. Pardon, Paul, des œuvres. Par exemple, lors du vernissage, il y en avait une au centre de la salle principale, une sorte de sculpture rectangulaire en carton beige ; elle a été remplacée par une grande table tout aussi rectangulaire sur laquelle ont été disposés des plateaux garnis de canapés et d’amuse-bouche. Parce que c’est bien beau, l’art qui remplit l’âme, mais pour attirer les gens, il n’y a rien de plus efficace que de leur proposer de se remplir le ventre. Avec leurs grands airs, ils sont comme tout le monde, pense-t-on.

 On est arrivée il y a à peine cinq minutes, Paul nous a accueillie tout sourire, mais il nous a vite laissée en plan pour discuter avec on ne sait qui, il nous a dit il faut que j’aille le saluer, c’est quelqu’un d’influent, je reviens, excuse-moi. En attendant, on ne sait pas où se mettre. On se rapproche du buffet, on se saisit d’une verrine tricolore. On ne sait pas quoi faire de l’autre main, alors pour se donner une contenance, on accepte la flûte remplie de champagne qu’une femme vêtue d’un tailleur strict, noir, et d’escarpins assortis, nous propose. Au vu de son jeune âge et de la façon maladroite dont elle tient le plateau de verres, perchée sur des talons qu’elle peine à dompter, ce doit être une étudiante embauchée pour l’occasion et payée à l’heure, sans doute pour une bouchée de pain. On vide la flûte d’un trait, on en demande une autre, qu’on ingère tout aussi vite. On a conscience qu’on ne devrait pas, on ne tient pas bien l’alcool, d’ailleurs on boit rarement d’habitude. À ce moment-là, Paul revient et nous fait une remarque, désobligeante, dont on ne se rappelle plus la teneur exacte, mais c’est une remarque désobligeante, c’est certain. Alors on s’écarte de lui et on saisit une nouvelle flûte, qu’on vide d’un trait, par provocation, en le fixant. On n’a jamais supporté les leçons de morale, même lorsqu’on était enfant. Et on n’est plus une enfant depuis longtemps. Paul est sur le point de répliquer quelque chose, mais une femme le hèle, lui adresse ses félicitations pour la soirée, et on voit bien qu’il en est gonflé d’orgueil, même s’il joue le modeste, en disant je suis surtout content pour les artistes que j’expose. Elle aussi, elle doit avoir de l’influence, ou alors c’est son décolleté, ne cachant pas grand-chose de sa poitrine, qui influence Paul, car il nous oublie aussitôt et marche avec elle jusqu’au fond de la salle, où il entame un laïus devant une photo d’une boîte de conserve, protégée par une vitre. On pense : Aladji, lui, ne nous aurait jamais prise de haut comme ça.

 Bientôt l’alcool remplit son rôle : on se sent mieux, on ose même se greffer à un petit groupe, on parle fort, on rit sans retenue. On voit que Paul, qui discute toujours avec la femme au décolleté, nous guette du coin de l’œil, alors on force le trait, on exagère notre ivresse naissante. L’étudiante en tailleur strict nous propose une autre flûte, on accepte, elle continue son service, toujours aussi gauche perchée sur ses escarpins. On est contente d’avoir choisi ce soir des chaussures plates, confortables, la soirée du vernissage nous a servi de leçon. Un homme, jeune, en tout cas plus jeune que nous, la trentaine sans doute, nous complimente, nous dit votre rire est communicatif. Il nous entraîne dehors, on se laisse faire. Il nous propose un joint à partager, on inspire une bouffée, une autre. On rit encore un peu plus fort, notre parole s’anime, on ne maîtrise plus nos propos, on dit ça fait du bien d’être à l’air libre, on dit même on étouffe dans cette galerie de merde. Il acquiesce, nous tend à nouveau le joint. On entend les gens applaudir, à l’intérieur. Sans doute est-ce une performance, comme dit Paul, qui vient de commencer. On ne tourne même pas la tête pour vérifier notre hypothèse. Bientôt on se sent de plus en plus détendue. Nos membres s’engourdissent, on a l’impression de bouger au ralenti, tandis que nos pensées au contraire nous semblent s’enchaîner les unes aux autres avec une rapidité telle qu’on ne peut plus en rendre compte par nos paroles.

 Après, les faits deviennent des bribes. On n’a plus que quelques images éparses qui surgissent, sans qu’on puisse combler le vide entre chacune d’elles : on est enlacée par un homme – est-ce celui avec qui on a fumé, on ne saurait le dire ; on observe un verre brisé sur le sol, est-ce nous qui l’avons laissé échapper, c’est possible, en tout cas le liquide coule à présent lentement en ligne courbe, prenant les éclats comme autant d’obstacles à éviter, des piquets entre lesquels slalomer ; on est sur le bord d’une route, accroupie, la tête entre les genoux ; on est face à Paul chez lui, il nous parle mal, il nous fait sans doute la leçon au sujet de notre comportement ; on se couche seule dans ce lit, sans Paul.

 Où est-il, Paul, maintenant ? Alors qu’on se pose la question, on se rend compte que la réponse nous indiffère. On parvient enfin à se redresser, on s’assied sur le bord du lit, et on prend soudain une décision, elle surgit comme une illumination : demain on ira voir Aladji, on lui dira qu’on regrette, et il nous pardonnera, et on reprendra le cours de notre vie. On s’est trompée, ça arrive. L’essentiel est de ne pas s’entêter, de savoir revenir sur nos pas pour ne pas nous perdre dans des chemins de traverse qui ne mènent nulle part.

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