22. Aladji

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 Tel un héros de western sur le point de dégainer son révolver, Aladji est debout, le regard fixe et taciturne, les deux bras le long du corps, les jambes raides, un peu écartées ; sauf qu’il n’a aucune intention de se battre en duel contre qui que ce soit, pas même contre lui-même, qu’il ne fait face qu’à la colonne de la salle de bain, et que les trois adversaires qu’il toise, ce sont deux boîtes de Zolpidem et une de Lexomil. Les somnifères et les anxiolytiques lui font se replonger deux ans en arrière. Il revoit le soir où Lila lui dit, alors qu’il vient de rentrer du travail :

 — C’est fini, je ne peux plus continuer, mon dos me fait trop souffrir. Je suis allée voir un médecin aujourd’hui tellement j’avais mal, il m’a dit que j’allais me détruire la santé à ce rythme-là. Il m’a arrêtée pour trois mois. Dans un premier temps. Et il m’a fait comprendre que je ne devais pas me faire d’illusions : aucune opération n’est envisageable, il va falloir que j’apprenne à vivre avec mes vertèbres en vrac.

 Elle marque une pause, ferme les yeux avant de faire tomber elle-même le couperet : elle ne pourra peut-être plus jamais reprendre son travail. Alors Aladji l’enlace, lui murmure à l’oreille je suis désolé, ajoute je vais prendre soin de toi, puis le ça va aller traditionnel qu’on profère quand il n’y a plus rien d’autre à dire. Il lui caresse les cheveux, l’entend sangloter doucement contre son épaule. Elle n’exprime pas son désarroi par des mots, elle n’est pas du genre à s’épancher avec de longs discours tragiques, mais Aladji croit le saisir dans ses grandes lignes : ce n’est pas son métier en lui-même qui va lui manquer, aide-soignante dans un Ehpad, ce n’est pas un poste de rêve, elle le répète souvent, c’est physiquement harassant, les horaires varient tout le temps, elle enchaîne parfois dix heures d’affilée sans chercher à savoir si c’est légal ou non, sans compter la souffrance morale, son maigre salaire révélant le peu de reconnaissance dont elle bénéficie de la part de la société. Non, c’est surtout la vie sociale accompagnant naturellement l’exercice de n’importe quelle profession qui risque d’être réduite à peau de chagrin, à présent. Et Lila a sans doute peur, aussi, de se sentir inutile. Parce qu’on a beau dire tout ce qu’on veut, le travail, même pénible, constitue quand même un remède contre l’ennui et la vacuité de l’existence.

 Au début, Aladji s’en souvient parfaitement, Lila lutte contre l’oubli social, elle communique encore avec ses collègues, ils lui envoient souvent des sms pour partager avec elle telle ou telle anecdote qui vient de se dérouler, en retour elle leur donne des conseils sur la manière de gérer tel ou tel résident, notamment ceux dont elle s’occupait auparavant. Tous les vendredis soir, accompagnée d’Aladji, elle rejoint ses collègues au bistrot Lumière, non loin de l’Ehpad : c’est là que se déroule, depuis longtemps, le débriefing de la semaine. Les conversations tournent, c’est normal, autour de la vie quotidienne à l’Ehpad. Lila demande des nouvelles des résidents, on lui conte à grand renfort d’éclats de rire les dernières historiettes les concernant. Deux noms reviennent en boucle, chacun affublé de son surnom acerbe : Monsieur Tissier, le foldingue, qui ordonne à qui veut l’entendre – et on peut difficilement faire autrement, vu les décibels dont sa voix est encore capable – qu’on lui rende, selon les jours, son Harley Davidson imaginaire, sa femme morte des années auparavant, ou encore sa chemise à col Mao, dont personne n’a jamais vu la couleur. Et Madame Grimbert, la doyenne – elle devait être déjà là à l’ouverture de l’établissement, a-t-on l’habitude de dire en guise de boutade –, qui parvient toujours, cette vieille bique, à se renouveler dans ses récriminations, prenant un malin plaisir à faire tourner en bourrique tout le personnel. On évoque aussi souvent le nouvel aide-soignant, celui qui remplace Lila, que l’équipe surnomme le beau gosse : il arrive systématiquement en retard le lundi, la tête enfarinée, ce qui autorise les spéculations les plus diverses sur ce qu’il fait de ses week-ends… Lila a l’impression, les premiers temps, de faire encore un peu partie de l’équipe, car on lui rapporte systématiquement les derniers épisodes de la vie à l’Ehpad, tout se passe comme si on lui faisait un compte rendu de ce qu’elle a manqué pendant de simples vacances. Elle conserve sa joie de vivre, elle rit des menus faits qu’on lui raconte. Aladji est confiant, Lila ne sombre pas.

 Mais peu à peu, elle s’éloigne d’un feuilleton dans lequel elle joue de plus en plus un rôle secondaire. Elle s’aperçoit bientôt qu’elle n’est plus qu’une ancienne collègue, à qui on rappelle parfois, par savoir-vivre, pour ne pas l’exclure des conversations, des anecdotes datant du temps où elle faisait encore partie de l’équipe, en lui disant tu te rappelles ? On a bien rigolé, ce jour-là. Mais on embraye ensuite sur le quotidien récent, et certaines références échappent à Lila, on oublie de la mettre au courant des détails qui pourraient lui permettre de partager les rires de la table. Plus le temps passe et plus elle a l’impression de n'être qu’une figurante parmi des gens qui, eux, continuent leur vie, et c’est normal, dit-elle à Aladji quand ils rentrent, en faisant un détour par le parc des Buttes-Chaumont, main dans la main. Mais Aladji voit bien que, lors de ces réunions du vendredi soir, sa Lila demeure de plus en plus silencieuse, entendant Charlie, Sonia, Farid et les autres parler, mais les écoutant de moins en moins.

 Un jour, elle dit à Aladji qu’elle n’a plus le courage de se rendre à ces débriefings de fin de semaine. On continue à l’appeler, au début. Puis les coups de fils et les messages s’espacent, d’autant plus qu’elle omet parfois de décrocher ou de répondre aux sms. Et elle finit par perdre le contact avec son ancienne existence. Au bout de trois mois de congé, elle ne voit plus personne, si ce n’est Aladji, quelques voisins, les commerçants du quartier, avec qui elle échange les politesses d’usage, tous ces mots convenus qu’on se répète les uns aux autres mais qui n’empêchent pas qu’on ressente pleinement le poids de la solitude. Elle passe le plus clair de ses journées dans la pénombre sur le canapé, rideaux tirés, à regarder à la télévision la vie qui continue sans elle.

 Aladji a beau lui manifester tout l’amour possible, il voit bien que quelque chose ne tourne pas rond, qu’il ne pourra pas tout seul lui venir en aide, qu’elle aura besoin d’un professionnel pour l’aider à remonter la pente. Il la pousse alors à retourner chez son médecin – de toute façon, il faut qu’il lui renouvelle son arrêt maladie, lui dit-il pour la convaincre, car il perçoit sa réticence. Ce dernier fait le même constat qu’Aladji et l’oriente vers un confrère psychiatre. Aladji se rappelle parfaitement ce rendez-vous, auquel Lila tient à ce qu’il assiste, même si ce n’est pas la coutume, maugrée le psychiatre : d’une voix monocorde, presque contrainte, elle finit, après quelques questions auxquelles elle répond par des monosyllabes, par vider un sac trop lourd à porter pour ses seules épaules : elle dit qu’elle se sent sans arrêt fatiguée, qu’elle se demande comment peupler ses journées, que plus elle se pose des questions sur la façon dont elle va pouvoir occuper le lendemain, moins elle a d’idées, et plus l’abattement la gagne. Le psychiatre ne tarde à poser son diagnostic : il s’agit de toute évidence d’une phase de dépression caractérisée. Il prescrit à Lila du Lexomil et du Zolpidem, ce dernier n’étant à prendre qu’en cas d’insomnie, lui précise-t-il.

 Aladji se souvient qu’elle ne veut pas entendre parler de ces cachets, au début. C’est lui qui va les chercher à la pharmacie, mais ils restent là où il les pose, sur l’étagère de la cuisine. Elle lui dit ça va passer, ne t’inquiète pas. Quand il insiste, elle ajoute je ne veux pas vivre sous camisole chimique. Alors un soir, voyant qu’elle s’enfonce de plus en plus dans son mal-être, il la contraint quasiment à avaler un comprimé de Lexomil. Le lendemain, il recommence, retenant ses larmes, passant outre le regard sombre qu’elle lui jette. Au bout de quelques jours, elle se sent un peu mieux. Alors elle se résout à prendre l’anxiolytique d’elle-même. Et parfois le Zolpidem, les nuits où le corps chaud d’Aladji ne suffit pas à la bercer. Ça dure trois mois. Avec des hauts et des bas. Et puis un soir, alors qu’elle est en train de regarder à la télévision un sketch d’une humoriste en vogue, Aladji ne se souvient plus de son nom, peu importe, elle se met à rire à gorge déployée. Aladji n’entend même plus la voix de l’humoriste, tant elle expulse bruyamment tout le mal-être de ces derniers temps. Elle ne cherche pas à faire cesser sa joie, et bientôt c’est son propre rire qui la fait s’esclaffer de plus belle. Elle entraîne Aladji dans son hilarité. Lorsque tous deux finissent par se calmer, épuisés, elle dit à Aladji que c’est fini, qu’elle est sûre qu’elle s’en est sortie, de cette foutue dépression, qu’elle s’est habituée à sa nouvelle vie, qu’elle l’a acceptée. On peut désormais se passer de toutes ces pilules, les ranger au fond de la colonne de la salle de bain, et ne plus en parler. Elle l’entraîne dans la chambre, le déshabille, soudain tenaillée par un désir incontrôlable. Elle répond tais-toi à Aladji qui lui demande tu es sûre ? et ils s’étreignent. Ça ne leur est pas arrivé depuis des mois.

 À partir de ce jour-là, toutes les nuits, dans le lit, elle se blottit contre Aladji, le couvre de mercis, de baisers, de caresses, lui dit qu’elle l’aime, qu’elle n’oubliera jamais combien il l’a aidée à surmonter cette période difficile, qu’elle aussi sera toujours là pour lui, en cas de coup dur. Aladji est heureux. Jusqu’à ces derniers mois.

 Il n’a rien vu venir, aujourd’hui encore il ne comprend pas ce qui s’est passé. Les voies du seigneur sont impénétrables, entend-il sa mère lui dire, toujours prête à invoquer son catéchisme. Aladji n’a plus aucune opinion sur les voies du seigneur, en revanche il en a une sur la voix de sa mère, qui résonne dans sa tête : elle lui est insupportable. D’ailleurs, tout lui est insupportable aujourd’hui. Sauf le visage de Lila, gravé pour toujours dans son esprit, le corps de Lila dont ses mains gardent le souvenir. Aladji ne lui en veut pas d’être partie, il s’en veut à lui de n’avoir pas vu qu’elle n’était plus heureuse avec lui, qu’il ne la comblait plus. Si seulement il avait prêté attention aux signes qu’elle lui avait adressés, se dit-il, il s’en serait rendu compte, il aurait au moins pu agir, modifier des choses, tenté de la retenir. Maintenant il est trop tard, il n'y a plus rien à faire, Aladji en est persuadé. À sa place, un autre que lui supplierait peut-être Lila de revenir, lui dirait qu’il est incapable de vivre sans elle, il promettrait de changer, ou monts et merveilles ; mais Aladji s’y refuse. Pour rien au monde il ne voudrait qu’elle se sente coupable de quoi que ce soit. C’est aussi pour ça qu’il a renoncé à écrire la moindre lettre expliquant ce qu’il s’apprête à faire. La seule personne à qui il aurait des choses à dire, c’est Lila, mais si elle connaissait les raisons de son geste, elle ne s’en remettrait jamais. Elle devrait vivre avec ce poids sur la conscience le reste de sa vie. C’est hors de question, il ne peut pas lui laisser ce fardeau, il vaut mieux s’éclipser sans rien dire, sur la pointe des pieds. Aladji est fait ainsi : pour lui, aimer, c’est vouloir le bonheur de l’autre avant le sien. Lila a décidé qu’être heureuse passait par une rupture avec lui, et il ne peut rien faire contre ça. Il espère seulement qu’elle va bien, qu’elle a trouvé ailleurs ce qu’il n’a pas su lui offrir ici.

 Il reste encore pas mal de Zolpidem et de Lexomil dans la colonne. Ça devrait suffire. Aladji hésite encore un moment, c’est plus difficile qu’il ne le croyait, de mettre fin à son désespoir, mais il finit par saisir les boîtes et par libérer les pilules de leur capsule. Sa décision est prise, il ne reviendra pas dessus. Il procède avec soin, sans se hâter, en les alignant une à une sur le rebord gauche du lavabo. Il n’a bientôt plus assez de place, alors il met les suivantes de l’autre côté. Il ne s’arrête que lorsqu’il a vidé les trois boîtes de leur contenu. Puis il quitte la salle de bain, va chercher une bouteille en plastique vide, la remplit d’eau et retourne vers les pilules. Il en place une dans sa bouche, lentement, l’avale avec une gorgée d’eau. Une autre. Encore. Les gestes deviennent mécaniques.

 Le lavabo a maintenant retrouvé sa virginité.

 Aladji se rend dans la chambre, tire les rideaux avec soin avant de se coucher sur le lit, sur le dos, les bras repliés sur le torse. Sa respiration est calme. Il ne bouge pas. Il attend.

 Bientôt il sent ses paupières s’alourdir et la paix s’installer dans son âme. Il ferme les yeux, a une dernière pensée pour Lila, murmure un dernier je t’aime qui se perd dans le silence, qui ne parviendra jamais aux oreilles de sa destinataire, avant de sombrer dans un sommeil de plomb.

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