29. Samir

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 Rien de tel que la routine pour dresser un rempart contre un tourment imprévu : l’égrenage des noms des différentes stations, dont Samir connaissait l’enchaînement par cœur, forcément, depuis le temps qu’il empruntait cette ligne, finit par le plonger dans une somnolence cotonneuse et par calmer un peu ses nerfs. Et ce fut d’un pas presque placide qu’il quitta la rame, emprunta les escaliers, se retrouva à l’air libre, entama les deux cents mètres qui le séparaient des locaux du Média indépendant. Il s’agissait d’une journée ordinaire, se répétait-il en balayant du regard les alentours, rassuré de constater la stabilité du monde extérieur, indifférent aux soubresauts de l’âme humaine. Rien ne s’effondrait, rien n’avait changé par rapport à la semaine précédente. Il passa devant la pharmacie ; le panneau lumineux vert clignotait comme d’habitude. Il passa devant le bar-tabac ; le patron, à l’intérieur, arborait le même visage taciturne. Il passa devant la façade grisâtre sur laquelle artistes de rue et militants politiques se livraient à une concurrence féroce ; il y avait les mêmes tags, aucun n’avait été effacé, pas même celui qui avait défrayé la chronique et effrayé le quartier quelques mois auparavant : tremblez, bourgeois, nous arrivons, votre heure a sonné, tic tac, le tout agrémenté d’une bombe dessinée à gros traits. Ceux qui se sentaient visés avaient un peu tremblé, en effet, on avait déposé une plainte, on avait émis l’hypothèse que le coup pourrait bien venir de l’un des salariés du Média indépendant, ça ressemblait bien aux lâches méthodes de l’ultra-gauche, avait dit le patron du bar-tabac en fin connaisseur des chaînes d’information en continu, puis ça s’était tassé, personne n’était venu dépouiller personne, la police, faute d’indices, avait classé l’affaire sans suite, personne n’avait enlevé le graffiti, on avait fini par s’habituer à sa présence, il participait désormais au paysage. Rassuré par cet environnement familier, Samir respirait de mieux en mieux. Dans quelques instants, il parviendrait à la rédaction, il s’installerait à son poste, il rassemblerait la documentation dont il aurait besoin, il commencerait peut-être même à rédiger son nouvel article dès l’après-midi. Il tiendrait bon.

 Soudain, un coup de klaxon retentit. Samir s’immobilisa au milieu du trottoir, comme paralysé par un coup de semonce venu lui signifier ses fautes. L’automobiliste, pourtant, n’avait rien contre lui, son rappel à l’ordre ne le visait pas, Samir le comprit tout de suite : le fautif se trouvait à l’intérieur d’un autre véhicule et rechignait à démarrer, en dépit de toute logique puisque le feu venait de passer au vert. D’ailleurs, le problème se résolut bien vite, le conducteur incriminé s’excusa d’un signe de la main, enclencha la première et bientôt les deux voitures s’éloignèrent.

 Il faut parfois peu de choses pour faire vaciller un être. En l’occurrence, c’était donc un simple coup de klaxon, émis sans penser à mal par un chauffeur impatient, ou indélicat, ou juste pressé, qui venait de détruire d’un coup l’équilibre fragile que Samir avait trouvé, d’ôter les œillères dont il s’était pourvu et de lui rappeler que non, il ne s’agissait pas d’un jour ordinaire. Les deux véhicules avaient disparu depuis un moment à présent, mais Samir restait figé comme un animal traqué, sur le point d’être pris au piège et trop apeuré pour songer à prendre la fuite.

 Comment faire, maintenant, pour passer une journée, sinon normale, du moins assez apaisée pour pouvoir travailler un minimum, et ne pas susciter des questions auxquelles il ne saurait quoi répondre ? Il avait tenu sa liaison secrète, il ne se voyait guère s’épancher auprès de qui que ce soit à la rédaction. Et que pourrait-il dire, d’ailleurs ? Qu’il couchait avec une criminelle ? Non, ce n’était pas par la parole qu’il se purgerait de cet amour coupable, il devait trouver un autre moyen d’anesthésier ses émotions. Peut-être la quiétude viendrait-elle d’une décision radicale : ne plus jamais revoir Sacha, ne plus lui envoyer le moindre message, ne pas répondre si elle tentait de le contacter. Faire le mort. L’expression avait quelque chose de sordide, vu ce qu’il venait d’apprendre. Il s’en aperçut ; un rire nerveux lui échappa, provoquant un sursaut de la part d’une jeune femme en leggings qui arrivait face à lui en courant. Samir s’excusa, mais elle quitta le trottoir au moment de le croiser, trouvant manifestement la route moins dangereuse que lui. Ses yeux inquiets semblaient dire encore un fou ou un pervers, on n’est plus en sécurité nulle part. Samir voulut la rassurer, mais que pouvait-il lui dire ? Qu’il ne fallait pas qu’elle s’inquiète, qu’il venait simplement d’apprendre une mauvaise nouvelle, que la personne avec qui il entretenait une liaison passionnée avait ruiné la vie d’un homme, qu’il était complice d’un meurtre ? Finalement, la femme en leggings avait raison : fou, il l’était d’avoir entamé cette aventure, et pervers aussi, car il y avait trouvé le plaisir de l’interdit. Comment avait-il pu s’aveugler à ce point ? Lui revint en mémoire la phrase célèbre de Pascal : le cœur a ses raisons etc. Tu parles ! Le cœur avait ses raisons que la raison connaissait très bien, au contraire, mais qu’elle choisissait volontairement d’ignorer. Samir savait pertinemment quelles étaient ses raisons, il les avait analysées, il avait en toute conscience opté pour le mal. Et maintenant ? Il allait rester planté là, au milieu de la chaussée, jusqu’à ce qu’Aladji Diop vienne l’absoudre ? Aladji Diop. Son fantôme allait le poursuivre longtemps, il le sentait. Ça lui faisait une raison de plus de tirer définitivement un trait sur son aventure avec Sacha : s’ils continuaient à se voir, il y aurait toujours la mort de cet homme entre eux, Samir ne pourrait jamais se l’ôter de la mémoire. Il fallait qu’il sauve sa peau, nulle autre issue n’était possible. L’oubli du drame passait forcément par la case rupture.

 Un peu apaisé par cette décision irrévocable, Samir parvint enfin à se remettre en marche. Avant d’entrer dans les locaux, il inspira profondément : il allait parvenir à submerger.

 Le pronostic était bien présomptueux ; il ne tarda pas à s’en apercevoir. Une fois à son poste de travail, il fit défiler sur son ordinateur les informations qu’il avait commencé à rassembler au sujet de l’affaire de harcèlement sexuel sur laquelle on l’avait chargé d’enquêter. Mais il avait beau essayer de se concentrer, tout tournoyait tellement dans sa tête que les mots qu’il lisait ressemblaient à des hiéroglyphes. À chaque fois qu’il reprenait la lecture d’une phrase, les lettres se mélangeaient et il finissait par voir des Aladji et des Diop partout. Il tentait de retenir ses émotions par la bride, mais elles lui échappaient constamment, elles occupaient trop de place, toute la place, rien d’autre ne pouvait se loger dans son esprit. Elles se combattaient les unes les autres, parfois la tristesse prenait le pas sur la culpabilité, puis cette dernière revenait à la charge, à d’autres moments, c’était le dégoût qui faisait une entrée théâtrale, avant d’être à son tour supplanté par la nostalgie ou l’envie irrépressible de voir Sacha. Mille fois il pensa lui envoyer un message, ne serait-ce que pour savoir si elle avait appris le drame, comment elle le vivait, mille fois il se ravisa. Et ce fut sans avoir écrit une seule ligne qu’il quitta la rédaction en fin d’après-midi.

 Sa soirée, il la passa à tenter en vain de la meubler : il alluma la télévision, tomba sur un film auquel il ne comprit rien, sinon qu’il s’agissait d’une sombre histoire de vengeance au sein de la CIA, interrompit son visionnage au bout d’une demi-heure. Il réchauffa une pizza surgelée dont il n’avala qu’une part, et encore, avec difficulté. Il fit défiler diverses informations sur son fil Twitter, aucune ne retint son attention. Il relut sa correspondance avec Sacha, tomba sur des échanges torrides, les effaça rageusement. Il tapa Aladji Diop sur Google, dans l’espoir de dénicher des détails envisageant l’affaire sous un autre angle, ne vit s’afficher que trois courts articles qui se contentaient de reprendre celui qu’il avait lu le matin. De guerre lasse, et ayant épuisé tous les palliatifs susceptibles d’atténuer son mal-être, il finit par se traîner jusqu’à son lit.

 Au moment où il s’apprêtait à s’enfouir sous la couette, il faillit rompre son serment de ne plus contacter Sacha. Depuis quelque temps, un rituel tacite s’était instauré entre eux : ils s’envoyaient un message, les soirs où ils ne se voyaient pas, deux ou trois mots banals, pas grand-chose d’important, parfois un simple smiley, juste pour se dire qu’ils pensaient l’un à l’autre. Assis sur son lit, Samir resta de longues minutes à fixer son portable, pendant que son cerveau jouait du tambour.

 Contre toute attente, il tint bon et finit même, sur les coups de deux heures du matin, par réussir à s’assoupir.

 Mais l’armistice avec sa conscience fut de courte durée. Au réveil, toutes les émotions mises en veille pendant sa courte nuit se rallumèrent une à une : tristesse, culpabilité, dégoût, nostalgie, envie de voir Sacha. Afin de compléter ce tableau déjà baroque, un nouveau sentiment entra dans la danse : l’angoisse face à l’absence d’amélioration. Samir en était certain, il allait revivre la même journée atroce que la veille. Et comme ceux de Tantale et Prométhée, son supplice allait durer éternellement. Sa vie se résumerait désormais à une souffrance chaque jour renouvelée. Son cœur ne battrait plus jamais en rythme, il serait condamné à s’emballer en permanence, anarchique, tel un joueur de jazz devenu fou, n’écoutant plus rien ni personne, enchaînant les improvisations chaotiques.

 Ce fut dans cet état qu’il se rendit à la rédaction. Mais à un moment, alors qu’il était assis à son poste de travail depuis deux bonnes heures, à ne rien faire, ou presque, une éclaircie perça le brouillard, oh, très légère, mais quand même, une éclaircie : il se rendit compte qu’il parvenait à tirer des débuts de conclusions de ce qu’il était en train de consulter – un témoignage glaçant d’une des femmes harcelées. Sa mécanique journalistique venait de se remettre en route. Il n’y avait pas de doute, il s’effondrait moins que la veille. Son mal-être n’avait pas disparu, loin de là, mais il parvenait à ne plus y penser en permanence. Il finit même par être relativement efficace. Son enquête avança. Les détails sordides qu’il découvrit lui firent, paradoxalement, du bien : ils atténuaient son propre sentiment de culpabilité. En comparaison avec cette histoire de harcèlement sexuel, les fautes de Samir devenaient presque anodines. À la fin de la journée, la teneur de son futur article ne faisait plus guère de doute : cet homme était vraiment une ordure, doublée d’une personnalité politique médiocre à l’idéologie nauséabonde, voilà la thèse qu’il allait soutenir, et il avait de quoi l’étayer, par un argumentaire solide, en trois parties évidemment, nourri d’exemples incontestables.

 Les jours s’enchaînèrent ; Samir s’accrochait à sa décision. Comme il n’avait aucune nouvelle de Sacha, il en conclut que, pour elle aussi, les choses étaient claires : la mort d’Aladji Diop avait fait office de lettre de rupture. Samir ne vivait pas la meilleure semaine de son existence, c’était certain, mais il parvenait à ne pas perdre pied, à surnager tant bien que mal.

 Le vendredi, à onze heures, son article fut terminé. Dans les temps. Il l’apporta à son responsable éditorial, qui le valida sans réserve. On le félicita, c’était un travail d’investigation consistant, sérieux et d’utilité publique, qui allait sans nul doute faire grand bruit dès sa publication, le lundi suivant. Samir ne put s’empêcher de céder à un sentiment de fierté. Face à son cœur en miettes, son ego venait d’opérer un contrepoids. La balance s’équilibrait. Nietzsche avait raison, se dit-il en repensant à la fois à ses cours de khâgne et au graffiti devant lequel il passait chaque matin et chaque soir, dans un des nombreux couloirs de métro qu’il empruntait : ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. Il y avait bien une force vitale qui poussaient les hommes à persévérer dans leur être.

 Mais l’équilibre était instable, et la joie de courte durée. On ne pouvait pas se fier totalement à un philosophe qui avait sombré dans la folie, il n’allait pas tarder à s’en apercevoir. Tout se compliqua, en effet, en fin d’après-midi. Une fois qu’il eut quitté les locaux du Média indépendant, il ressentit soudain un abattement terrible. Ce n’était plus le tourbillon émotionnel du premier jour, mais plutôt un coup de massue écrasant. Il prit alors conscience que ses activités professionnelles, pendant la semaine, avaient fait simplement diversion. Les notes à prendre, les investigations à mener, les phrases à rédiger, toute cette profusion de tâches n’avait été qu’un couvercle mal posé sur la souffrance. Il était dans le métro, debout, et il dut s’accrocher à la barre pour ne pas chanceler. Il eut beau se dire que ça allait passer, que c’était normal, quand il fut dans son studio, ce fut pire. Il avait l’impression que toutes les émotions, plus ou moins atténuées pendant la semaine par l’affairement professionnel, revenaient en se démultipliant. Le week-end promettait d’être insupportable si Samir ne trouvait pas un palliatif, n’importe quoi pourvu que ça lui change les idées. Il fallait qu’il quitte ce studio, il ne supportait plus d’être chez lui, et il ne se voyait pas non plus passer son temps à errer dans le centre parisien, à la recherche d’un divertissement quelconque ; toute cette agitation lui apparaissait vaine tout à coup. Pire : obscène.

 Samir suffoquait. Son cœur s’était mis à battre plus vite, trop vite, il le sentait. L’air lui manquait. Il ouvrit la fenêtre, s’accouda, se pencha. La rue était prise d’assaut par des passants qui s’affairaient en tous sens, grisés, sans doute, par la perspective du week-end. Alors lui revinrent les propos de sa mère, quand il était enfant et qu’elle lui montrait les gens, du haut de l’appartement familial, au sixième étage : tu vois comme ils sont petits, vus d’ici ? N’oublie jamais qu’on est tous comme ça, des poussières dans l’univers. Des poussières dans l’univers : la formule lui était restée. Il se la répéta ; les battements de son cœur se calmèrent.

 Passer quelques jours chez ses parents, voilà quelle était la solution. Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Retourner vers les lieux rassurants de l’enfance, s’y ressourcer, comme disaient les coachs en développement personnel qui pullulaient sur le Net. Il écrivit un message groupé, à son père et à sa mère, pour leur demander ce qu’ils faisaient ce week-end, si éventuellement il pouvait passer les voir dès maintenant, et rester jusqu’au dimanche. Ce fut sa mère qui lui répondit : elle était surprise qu’il veuille rester aussi longtemps, mais oui, bien sûr qu’il pouvait venir, ça lui ferait plaisir, et à papa aussi, ajouta-t-elle dans un second message. Samir mit quelques affaires dans un sac et partit précipitamment.

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