30. Sacha

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 Tu es fière de toi, ma grande ? Et maintenant ? Te voici bien avancée, avec tes scrupules et ta conscience morale toute neuve ? Donner ta démission, comme ça, sous prétexte qu’un pauvre type que tu ne connaissais même pas a mis fin à ses jours ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi stupide. Tu crois peut-être qu’elle va le ressusciter, ta démission ? Tu penses qu’en sacrifiant tes ambitions professionnelles sur l’autel de ton sentiment de culpabilité, tu vas le ramener à la vie ? Excuse-moi de te dire ça sans tact, mais tu déconnes complètement, ma grande. Et que sais-tu des raisons de son geste, en réalité ? Ce que t’a dit Paul ? Il ne connaît l’affaire que de façon indirecte, et parcellaire. Quant aux articles que tu as lus dans ces deux journaux de gauche, ils ne s’embarrassent pas de nuances. Ils ne cherchent pas à envisager d’autres pistes pour expliquer le drame. C’est sûr que pour eux, c’est du pain béni, ce genre d’histoire : le gentil prolétaire poussé à bout par la méchante patronne. Le vrai cliché que tous les gauchistes du monde adorent ! Que je sache, cet Aladji Diop, là, il n’était pas le premier à connaître un moment difficile. Le suicide n’est pas la conséquence inévitable du chômage, il me semble ! Oui, je suis d’accord avec toi, c’est triste, c’est une tragédie, mais ce sont des choses qui arrivent. As-tu oublié tout ce que tu as appris ? Les obstacles, on les surmonte, on ne renonce pas. Parfois, je me demande pourquoi je continue à te conseiller. De toute façon, je vois bien que tu n’écoutes plus rien, depuis que tu t’es entichée de ce petit jeune qui croit qu’il peut changer le monde avec ses beaux bras, sa belle gueule et ses discours iréniques. En réalité, son seul pouvoir, à ton Beaux Bras Belle Gueule, c’est de parvenir à séduire et à manipuler les femmes comme toi. À bientôt trente ans, il pourrait commencer à quitter l’adolescence, non ? Et toi, tu n’as rien trouvé de mieux, comme crise de la quarantaine ? Non seulement tu manques cruellement d’originalité, mais en plus tu viens de ruiner, en quelques minutes à peine, une situation que tu avais mise des années à construire, pas à pas, grâce à moi. Et tes filles, tu y as pensé, ce serait-ce qu’une seconde, au moment où tu as accompli ton sacrifice ? Tout ça pour être remplacée dans trois jours par un autre, qui fera la même chose que toi, en pire, si ça se trouve ? Bravo, ça mérite des applaudissements ! Quel héroïsme ! Tu sais quoi, ma grande ? Tu n’es qu’une conne. Dorénavant, ne compte plus sur moi. C’est décidé, je ne t’aiderai plus, je n’interviendrai plus dans tes dilemmes. Débrouille-toi sans moi. Oublie-moi.

 Avec plaisir, ma chère ! De toute façon, je ne te supporte plus. Si ça ne tenait qu’à moi, je te sortirais de ma tête, je monterais sur la plus haute des tours que je trouverais, je te balancerais du dernier étage, puis je descendrais jusqu’en bas pour t’achever, te piétiner, te mettre en miettes, et je disperserais tes restes dans une déchetterie pour qu’ils y pourrissent, au milieu de toutes les autres ordures. Tu ne me sers plus à rien, du balai, ouste, dégage. Peu importe ce que tu penses, je sais que j’ai bien fait d’abandonner ce poste. Si tu savais à quel point je me suis sentie soulagée, juste après ! Et je ne compte pas m’arrêter là. Je vais employer le reste de ma vie à me racheter. C’est Samir qui a raison, pas toi : participer au désordre du monde, c’est non seulement le cautionner, mais le conforter dans ses principes les plus iniques, les plus délirants. Dorénavant, je vais œuvrer en sens inverse. Travailler dans une ONG. Par exemple. Ou écrire un bouquin sur les méfaits du capitalisme : j’ai de la matière, j’y ai mis les mains jusqu’aux coudes, j’ai brassé de l’air et de l’argent pendant vingt ans, j’étais aux premières loges. Je vais éveiller les consciences : la patronne repentie, ça va faire du bruit, c’est certain. Tu ne dis rien ? Tant mieux. Je ne demande pas mieux que d’être débarrassée de toi.

 Samir. Si tu savais comme j’aurais besoin de toi, maintenant. Juste pour poser ma tête sur ton torse, juste deux minutes. Pourquoi ne t’ai-je pas appelé ? Après tout, tu aurais peut-être accepté de me revoir. Tu aurais peut-être dépassé la colère qui a dû naître en toi quand tu as appris le drame. Tu aurais peut-être fait passer tes sentiments et tes désirs avant tes valeurs. J’aurais dû t’appeler. Ou au moins t’envoyer un message.

 Mais toi non plus tu n’as donné aucun signe de vie. Comment devais-je interpréter ça, sinon par une volonté de couper les ponts ? Rappelle-toi, quand tu m’as quitté, le dimanche soir, avant qu’on apprenne tout ça, tu m’as dit je t’appelle très vite, j’ai tout le temps envie d’être avec toi. À mon avis, les mots je t’aime t’ont même traversé l’esprit, tu n’as juste pas osé me les dire. Et moi non plus. Mais je les avais au bout des lèvres. Je t’aurais répondu moi aussi je t’aime et on se serait enlacés en échangeant des promesses.

 Que ça me semble loin, tout ça, maintenant ! C’est presque irréel. L’ai-je vraiment vécue, cette histoire avec toi ? J’ai l’impression que c’était une autre femme qui gémissait sous tes coups de rein. J’ai tout en tête, pourtant, absolument toutes les fois où on a fait l’amour, je les ai gardées dans ma mémoire, mais comme s’il s’agissait d’un film dont je connaîtrais toutes les scènes, à force de l’avoir vu et revu. Les images défilent dans ma tête de spectatrice. Je suis devant l’écran, je vois cette actrice qui me ressemble comme deux gouttes d’eau, mais je ne parviens plus à me dire : c’était moi.

 Samir. Où es-tu maintenant ? Comment vas-tu ? M’as-tu oubliée ? M’as-tu si vite rayée de ta vie ? Je comprendrais que tu m’en veuilles. Crois-moi, je me hais encore plus que tu ne me détestes. Je hais encore plus que toi, aujourd’hui, le système dans lequel j’ai trempé pendant des années. J’ai les mains sales, et pas seulement les mains. Ce sont toutes les parcelles de mon corps et de mon âme qui sont sales. Je me dégoûte. Je n’aurai pas assez de tout le temps qui me reste à vivre pour me racheter. De toute façon, il me serait impossible, à présent, de continuer comme si de rien n’était, comme s’il s’agissait d’un fait divers et non d’un crime, comme si personne n’était coupable. Il y a une coupable, c’est moi. Oh ! Je sais bien qu’aucun tribunal ne pourra me condamner à quoi que ce soit. Légalement, je n’ai rien fait. Mais la faute morale est là, et je ne pourrai pas la balayer d’un revers de la main. Je ne mérite pas le bonheur. Je ne mérite pas ton amour, Samir. Ce sera mon châtiment : je ne te reverrai plus jamais. C’est le moment de payer l’addition.

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