chapitre 1
Le martin-pêcheur plongea. Il le suivit du regard, immobile sur la berge. Le silence. Voilà ce qu'il aimait. Voilà ce qu'aimait Ambroise. Pas le silence mort des tombes, non. Le silence plein de vie. Celui où chantent les oiseaux, où souffle le vent dans les arbres, où gronde au loin le moteur d'un tracteur. Le silence qui laisse de la place aux choses essentielles.
Parler,il n'avait jamais été doué pour ça. Les mots lui pesaient dans la bouche, encombrants, inutiles. Mais écouter, ça oui. Quand on lu iparlait, il écoutait vraiment. Pas comme ces gens qui attendent juste leur tour pour placer leur phrase. Lui, il entendait ce qui comptait. L'important. Le profond.
C'est pour ça qu'il préférait être seul. Avec lui-même. Pas de babillage inconsidéré. Pas un mot plus haut que l'autre. Le bonheur.
Son métier lui convenait à merveille. Garde-pêche. Il se promenait le long des rivières de son secteur, ne rencontrait que quelquefois des êtres humains. Ceux qu'il croisait avaient le même goût pour le silence que lui. Alors on échangeait quelques mots, ils lui montraient leurs prises, lui proposaient une bière. On restait là à regarder l'eau, les feuilles qui s'en allaient dans le courant.Alors,il soulevait d'un doigt sa casquette avachie et continuait son chemin. Ce n'était pas rare qu'un poisson ou deux, généreusement offerts, reposent dans sa musette.
Ce rythme des saisons, ce déroulement sans cesse renouvelé des jours lui convenait parfaitement. Quand midi approchait, il s'en retournait à son logis, une simple maisonnette, bien suffisante pour lui. Il se préparait son fricot. Mangeait seul. Le vieux chat gris le regardait manger, son espérance d'avoir un petit quelque chose était souvent réalisée.
Après manger, sieste. Son vieux fauteuil en cuir était son meilleur ami.Ils parlaient beaucoup ensemble. Sans mot.
Pas de visite. Pas d'ami. Pas de femme. Aucune famille. Ça lui allait très bien. Personne pour l'appeler par son prénom. Il lui arrivait de l'oublier. Ambroise. C'était joli pourtant. Ça ressemblait à la campagne. On entendait toute la nature dans ce prénom. C'est ce qu'avait dû penser la sœur Marie-Amélie.
L'après-midi,jardin. Toujours des bricoles à faire. Un carré à bêcher, un autre à désherber. Il était un homme heureux. Personne ne l'emmerdait, et il n'avait aucun compte à rendre. À personne.
Le lundi matin, il prenait son vélo rouillé. Partait sur les chemins savourer le vent sur son visage. Repérage pour ses futures tournées,le long du canal ou de la rivière. Un rituel. Immuable. Sauf quand il pleuvait trop. Ces jours-là, il restait près du feu à regarder les flammes manger le bois.
Que lui fallait-il de plus ? Peut-être un peu plus de temps. De temps pour profiter encore. Il avait soixante-sept ans. L'âge d'être grand-père. Sa vie était passée si vite. Un souffle, un frisson et voilà. Il ne faisait pas de comptes d'avance. L'instant présent était son meilleur moment.
Parfois,il prenait un bâton, sa musette et s'en allait dans la campagne. Il connaissait les chemins oubliés. Les oiseaux l'accompagnaient,souvent un écureuil ou un renard aussi. Il rentrait à la nuit. Le cœur empli de silence et de soleil. La vie était simple quand on était entouré de choses simples. Les autres humains étaient compliqués. Il n'aimait pas les complications. Il s'en éloignait,faisait des détours. Jamais de face-à-face. Il était à l'évidence un sauvage au fond.
Il n'avait jamais connu ses parents. De l'assistance, comme on disait.Un bébé découvert devant la porte des bonnes sœurs. Elles lui avaient donné son prénom. Son nom : Donadieu. Dieu le leur avait donné en cadeau. Drôle de cadeau.
Il avait grandi avec elles, enfin pas tout à fait. Quand il avait eu huit ans, on l'avait mis dans une famille. D'accueil. Ben, il n'y avait eu que l'accueil de bien. La suite, c'était horrible. Beaucoup de coups, de cris, de brimades.La Lilianne n'était pas commode. Elle cognait dur. Martin aussi, mais lui par obligation. Ambroise avai tappris à esquiver, à fuir, à survivre.
Il avait grandi comme il avait pu. Se sauvait dès que possible. Mais ils le rattrapaient toujours, les vaches. Il ne savait pas s'ils avaient le droit de le cogner si fort, mais ils ne s'en privaient pas. Ça l'avait endurci, pour sûr. Il était plein de nœuds en lui à cause de ça. Un vieux chêne.
À dix-huit ans, il avait pissé dans la soupe et était parti. Elle ne le cognait plus en vérité, encore un peu, par habitude. Mais il avait forci. Dans son regard, il y avait des éclairs de meurtre.Elle devait les voir. Elle n'insistait pas trop. Le vieux Martin était mort deux ans avant. Le tabac et l'alcool l'avaient eu. Aucun regret.
Il avait adoré la route. Seul. Des petits boulots dans les villages, il y restait le temps de la moisson, ou de la cueillette des pommes. Il avait fait les vendanges aussi.
C'est à ce moment qu'il avait connu Célestine.
Elle avait son âge, et un sourire plein de soleil. Elle riait en cueillant les grappes, les doigts tachés de jus violet. Quand elle l'avait regardé, ce premier jour, il avait su que sa vie venait de basculer. Il n'avait pas encore connu l'amour. C'était un pays inconnu pour lui. Célestine avait la peau douce, ça aussi, c'était nouveau pour lui. Cette période de sa vie fut un feu d'artifice.Explosif, plein de bruits, de couleurs et le cœur qui bat fort.
Le temps des vendanges était terminé. Il avait repris son sac avec un peu plus de légèreté dans le cœur. La tête plus haute dans le vent de l'hiver, avec un petit sourire sur le coin de sa bouche qui frétillait agréablement. Ah, amour de jeunesse, qui fait croire au printemps en plein cœur de l'hiver !
Quand ses souvenirs le ramenaient vers cette époque de sa vie, il fermait les yeux pour distinguer dans le noir le beau visage de Célestine.Il la voyait lui sourire et tendre ses mains vers lui. Il ressentait presque le goût de ses lèvres, le grain de sa peau. Il jurait qu'il entendait sa voix chantonner à son oreille une chanson joyeuse et fraîche.
Après,était venue la guerre. Et après la guerre, le silence définitif.Certaines choses ne se racontaient pas. Même à soi-même.
Il finissait par ouvrir les yeux, constatait la réalité qui l'entourait.
Ça allait aller, que diable ! Il prenait son bâton et sortait marcher dans la campagne.
Seul.
Ce matin-là, en partant vers la rivière, Ambroise ne savait pas que sa solitude touchait à sa fin. Que le passé qu'il avait enfoui remontait déjà à la surface. Précisément.

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