chapitre 2
-Tu n'as pas oublié les asticots ?
-Non, ne t'inquiète pas, j'ai des blancs et des rouges, ça va aller.
-D'accord, moi, j'ai pris des terreaux et du maïs. Si on ne prend rien avec tout ça, on est vraiment nuls !
Le jour se lève à peine. Il y a la promesse d'une belle journée de début d'été. Les oiseaux s'en donnent à cœur joie dans les arbres au-dessus des deux garçons. Sur le chemin qui mène à l'étang, ils couchent à chaque pas les herbes mouillées de rosée,qui trempent leurs chaussures. Il n'y a pas souvent de passage par ici. Il règne cette ambiance particulière, propre à ce genre d'expédition, cette possibilité de créer de merveilleux souvenirs, à ranger dans les cadres dorés de leur mémoire quand ils seront plus vieux.
Une partie de pêche dans un étang interdit à la pêche.
Des frissons d'excitation parcourent leur corps. Encombrés de leur matériel, ils avancent tels des Sioux sur le sentier de la guerre.Simon a quinze ans et Paul quatorze ans et demi. Important, le demi.Chacun porte une canne à pêche dans une main, une musette pour les futures prises et un seau pour préparer l'amorce. Un sac à dos contient le petit matériel et le sandwich du midi.
Encore quelques mètres, et l'étang déploie son eau tranquille devant eux.
-Waouh, c'est magnifique !
Dans la quiétude du matin, un léger voile de brume nappe la surface de l'eau d'une peau évanescente et changeante. Des myriades de minuscules bulles éclatent silencieusement à la surface. À leur arrivée, un héron blanc prend gracieusement son envol. Tout est parfait. Même le morceau de planche fiché dans l'étang, où il est inscrit : pêche interdite.
Quelques minutes, auparavant, ils avaient escaladé le mur. Ils s'étaient aidés du panneau Propriété privée adossé contre les pierres. La sensation d'être cent pour cent hors la loi leur donnait des ailes.Le passage de l'enceinte, avec tout le matériel, fut constellé de gloussements, d'un fou rire nerveux qui les pliait en deux dans des spasmes douloureux.
Au bord de l'eau, le temps suspend son cours. Les deux garçons s'installent calmement. Le plus dur est fait, et ils savourent l'instant.
Le jour est tout à fait levé à présent. Le soleil perce les feuillages des arbres et fait scintiller l'eau d'éclairs argentés.
L'entrée principale du parc où se situe l'étang se fait par un portail noir orné de pics acérés. Bien sûr, il est fermé. Un chemin bordé d'arbres permet de circuler en voiture jusqu'à l'eau. Les deux garçons se sont installés de manière à avoir une vue directe sur le chemin afin le cas échéant, d'avoir un temps d'avance pour s'enfuir.
Quelques boulettes d'amorce, lancées avec dextérité par Paul, troublent un instant le silence et forment de petites vagues qui viennent mourir sur le bord. Très vite, le calme revient. Simon lance sa ligne à l'eau le premier : le bouchon effilé, avec une petite boule rouge qui dépasse, flotte bien droit.
-J'essaie avec un asticot rouge, on verra bien, précise-t-il.
-Moi, je vais mettre un grain de maïs, je tente le gros.
-N'oublie pas qu'on n'a pas d'épuisette, il va falloir te mettre à l'eau pour le sortir !
-Ça sera marrant !
Paul ferre un gardon argenté qui se débat comme un beau diable.
-Un zéro ! Dit-il en le décrochant de l'hameçon.
-Je pêche le gros, moi !
La ligne de Simon, qu'il avait lancée plus loin à l'aide du moulinet équipant sa canne, est pourvue d'un bouchon jaune et obèse. Il ne le quitte pas des yeux, s'attendant à le voir plonger d'un instant à l'autre.
-Deux zéros ! Une petite tanche verte et glissante rejoint le gardon dans la bourriche.
En un instant, tout se précipite. Le gros bouchon jaune, mû par une force formidable, est attiré sous l'eau. Le fil se tend, le frein du moulinet chante. Le scion de la canne se courbe, formant un arc de cercle.
-Oh, là, c'est un gros ! Des gouttes de sueur perlent sur son front.
Arc-bouté,il mouline le mieux qu'il peut afin de ramener le poisson jusqu'au bord, mais la bête en a décidé autrement. Elle tire le fil de toute sa force et, pour le moment, aucun des deux garçons n'a pu l'apercevoir. Des remous formidables éclaboussent la surface en une gerbe étincelante. Le poisson, qui prend du fil sans cesse,s'éloigne de la berge. Simon tente de contenir la course effrénée de l'animal, le fil tendu à l'extrême.
-Ça va casser ! S'inquiète-t-il.
Paul ne peut que regarder le combat qui se déroule devant lui. Il a retiré sa ligne de l'eau pour ne pas gêner son ami. Dans un mouvement parfait, le poisson saute hors de l'eau. C'est une énorme carpe !
Mais elle commence à fatiguer. La distance qui la sépare de la rive s'amenuise à chaque tour de manivelle. Elle tente des départs fulgurants vers le large que Simon, avec adresse, anticipe.
Bientôt,elle glisse sur l'eau, vaincue, à portée de main.
-Je t'avais dit que tu allais devoir te foutre à l'eau ! Rigole Paul.
Simon,tenant la canne d'une main, entre dans l'eau pour saisir le trophée de sa vie.
Dans un dernier sursaut, la carpe, qui a encore des ressources, donne un formidable coup de queue et repart. Simon, déstabilisé, les pieds dans la vase, tombe en arrière, les fesses dans l'eau. Dans sa chute, il lâche sa canne, que le puissant poisson entraîne avec lui.
N'hésitant pas une seconde, il plonge à sa poursuite et parvient à saisir inextremis le bout de sa canne. Il se redresse, trempé, tente de ramener la géante. Mais la bataille est perdue. Profitant de l'avantage, la carpe, dans sa fuite, a enroulé le fil autour d'un obstacle sous l'eau, sans doute une souche ou une pierre. Simon a beau tirer, rien ne se passe.
Dépité,il s'apprête à renoncer, quand il sent que ça vient. Il ramène quelque chose de lourd et d'inerte.
-Qu'est-ce que c'est que ça ? Bredouille-t-il.
Dans une éruption de bulles de vase, une masse immonde monte à la surface, tirée par l'hameçon.
La chose qui émerge n'est plus humaine. Un torse gonflé, verdâtre,les chairs tombant par lambeaux. Là où devraient se trouver des yeux, deux cavités noires les fixent. La bouche, béante, laisse voir une langue noircie. Mais le pire, ce sont les mains.Déchiquetées. Quelque chose les a rongées. Méthodiquement. Autour du nombril, une marque violacée aux ramifications étranges, des racines sous la peau décomposée.
L'odeur frappe Simon. Un coup-de-poing. Douce, écœurante, impossible à oublier. L'odeur de la mort qui macère.
Paul se détourne et vomit dans l'herbe,encore et encore, jusqu'à ce que son estomac soit vide. Simon ne peut détacher son regard de cette chose qui a été un homme. Il hurle. Un hurlement qui fait s'envoler tous les oiseaux dans un rayon de cent mètres.

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