chapitre 3

6 minutes de lecture

Alice Moignon écrasa l'accélérateur. Le coupé Mercedes rouge bondit sur la route départementale comme un animal libéré de sa cage. Quatre-vingt-dix. Cent. Cent-vingt. Le moteur ronronnait, puissant, docile sous sa main ferme.

Dans le rétroviseur, le village rétrécissait. Elle sourit. Elle les avait eus. Les flics, toujours trop lents, trop procéduriers, trop englués dans leurs protocoles. Ils arriveraient sur place dans quinze minutes. Elle, elle y était déjà allée. Avait vu. Photographié. Recueilli les témoignages.

Son appareil photo, sur le siège passager, contenait l'une des photos les plus importantes de sa carrière. Un cadavre sortant d'un étang. Deux gamins terrorisés. Et surtout : une histoire. Une vraie. Pas les faits divers habituels qui remplissaient les pages de son journal. Non, une affaire plus sombre. Plus profonde.

Alice avait toujours eu ce flair. Cette capacité à sentir quand une histoire en cachait une autre. Et celle-ci... celle-ci sentait le mystère à plein nez.

À vingt-huit ans, elle n'avait aucun souvenir d'avoir été différente. Depuis l'enfance, il fallait que ça bouge, que ça avance, que ça pulse. L'inaction la rendait folle. Elle détestait les gens lymphatiques avec une passion qui frisait la violence. Si la loi l'autorisait, elle les étranglerait tous.

Vivre à toute vitesse, c'était son oxygène. La ligne blanche défilait sous ses roues, hypnotique, grisante. Cheveux courts, vêtements confortables, pas le genre à perdre des heures dans une salle de bains. Les rituels de la féminité, très peu pour elle. Elle avait mieux à faire.

Pourtant, elle dégageait un charme électrique. Une beauté foisonnante, envoûtante, qui faisait se retourner les têtes. Ses yeux bleus crépitaient d'étincelles. Quel homme ne rêvait pas de serrer, juste une fois, un ouragan dans ses bras ?

Alice était une femme libre. Indépendante. Une journaliste qui allait toujours au bout de ses enquêtes. Son goût de la justice, de la vérité, du détail en faisait une professionnelle à qui rien n'échappait. Et justement, ce matin, ça ne sonnait pas clair.

Un homme retrouvé mort dans un étang. D'accord. Ça arrivait. Noyade accidentelle, suicide, meurtre. Les possibilités étaient nombreuses. Mais Alice avait fait son travail en amont. Elle avait enquêté. Posé des questions. Écouté les ragots au marché, au café, chez le boulanger.

Et elle avait appris que deux gamins, Simon et Paul, quinze et quatorze ans projetaient d'aller pêcher en douce sur la propriété des Dufresne de la Vallière. L'étang interdit. Le panneau "Propriété privé ". Le frisson de la transgression.

Elle s'était levée avant l'aube. Avait pris sa voiture, son appareil photo, sa lampe torche qui ne la quittait jamais. S'était postée dans les buissons, à l'abri des regards, attendant que les deux garnements arrivent.

Elle voulait faire un article sur eux. Relever leurs impressions de hors-la-loi, sous couvert d'anonymat bien sûr. La journaliste aimait ce genre d'angle un peu décalé. Ça changeait des banalités qui faisaient son quotidien.

Ce qu'elle n'avait pas prévu, c'était le cadavre.

Alice revoyait la scène avec une netteté parfaite. Simon, le plus grand, qui ferrait quelque chose d'énorme. Sa canne qui se courbait dangereusement. Paul qui l'encourageait, surexcité. Puis Simon qui tombait à l'eau dans un grand plouf. Et quand il était remonté, ce n'était pas une carpe qu'il tenait.

C'était un corps. Gonflé. Verdâtre. Les chairs tombant par lambeaux. Alice avait continué à photographier. C'était son métier. Documenter. Témoigner. Même quand l'horreur vous glaçait les sangs.

Le corps putréfié. Les mains déchiquetées. Cette marque violacée autour du nombril.

Alice était sortie des fourrés, le cœur battant. Les gamins hurlaient, tétanisés. Elle avait dû prendre les choses en main. Calmement. Avec autorité.

- Écoutez-moi. Respirez. Vous allez prévenir la gendarmerie, d'accord ? Dites-leur exactement ce qui s'est passé. Votre petite intrusion sera oubliée, je vous le garantis. Mais il faut prévenir les autorités. Tout de suite.

Les deux garçons, blêmes, avaient hoché la tête. Étaient partis en courant vers le village.

Une fois seule, l'instinct de journaliste fouineuse d'Alice avait repris le dessus. Elle avait du temps devant elle. Quinze, peut-être vingt minutes avant l'arrivée de la gendarmerie. Elle ne pouvait pas gaspiller cette opportunité.

Elle avait inspecté les lieux. Le bord de l'étang. La végétation. Les traces éventuelles. Et tout au fond, cachée derrière les ronces et les orties, elle avait découvert une vieille cabane à moitié écroulée.

En éclairant l'intérieur avec sa lampe torche, elle avait cru percevoir l'entrée d'un tunnel qui s'ouvrait dans le mur du fond. Ce passage, contrairement à la cabane délabrée, semblait étonnamment bien entretenu. Les parois étaient lisses. Le sol, dégagé.

Aussitôt, son cerveau s'était mis en marche. Et si le mort avait été amené par ce tunnel ? D'ailleurs, où menait cette galerie ?

Elle avait entendu dire que la région avait autrefois été trouée de nombreux souterrains. Des tunnels qui permettaient de relier entre eux châteaux et monastères. De circuler sans se faire remarquer. Des passages secrets, oubliés, effacés des mémoires.

Il devait bien exister quelque part une carte qui les mentionnait. Une archive. Un vieux registre. Alice se promit d'aller se renseigner. Mais pas maintenant. Plus tard.

Elle avait commencé à pénétrer dans le souterrain, la curiosité plus forte que la prudence. Quelques pas. Puis quelques autres. L'obscurité l'avalait progressivement. Sa petite lampe peinait à percer les ténèbres épaisses.

C'est alors qu'elle avait entendu des voix. Des éclats, étouffés par la distance. Le lieutenant qui arrivait sur place.

Alice avait fait demi-tour, prestement. Avait contourné le terrain à couvert, s'était glissée entre les arbres. Puis elle était ressortie tranquillement par le chemin principal, son appareil photo autour du cou, comme si elle venait tout juste d'arriver.

Le gendarme , Beaumont, d'après ce qu'elle avait entendu ,l'avait regardée avec des yeux ronds, complètement ahuri.

- Que faites-vous sur une scène de crime ? Qui vous a permis d'entrer ici ?

Alice avait soutenu son regard sans ciller. Sourire confiant. Voix ferme.

- Vous ne pouvez pas arrêter l'information, lieutenant. Les gens doivent savoir ce qui se passe aux portes de leurs maisons. Je suis là pour les informer. Vous ne pouvez pas m'en empêcher.

Elle avait énoncé son laïus avec un aplomb qui l'avait désarçonné. Profitant de son flottement, elle avait pris quelques photos du corps sous le drap blanc. Échangé rapidement avec les deux garçons. Noté leurs impressions, leurs émotions à chaud.

Puis elle était repartie, lançant par-dessus son épaule :

- Rien n'arrête la liberté de la presse !

Elle avait senti le regard du lieutenant peser sur son dos. Un regard mélangé d'agacement et d'une pointe d'admiration. Elle sourit à ce souvenir.

Alice ralentit en approchant de la ville. Pas besoin de se faire arrêter pour excès de vitesse maintenant. Elle avait du travail. Un article à écrire. Des recherches à mener.

Elle se gara devant les bureaux de son journal, attrapa son sac, son appareil photo, et monta les marches quatre à quatre. Dans la salle de rédaction, quelques collègues levèrent la tête. Elle leur adressa un signe de la main, fila vers son bureau.

Elle développa ses photos dans la chambre noire, les accrocha pour les faire sécher. L'image du cadavre était nette, malgré le drap. On devinait la forme gonflée, les contours grotesques. Parfait pour son article.

Elle s'assit à sa machine à écrire, inséra une feuille, posa ses doigts sur les touches. Les mots coulèrent, fluides, précis. Elle décrivait la scène. L'étang paisible. Les deux adolescents innocents. La découverte macabre. L'effroi.

Mais elle laissait des zones d'ombre volontairement. Le tunnel, elle n'en parlait pas. Pas encore. C'était sa carte. Son avantage. Elle creuserait cette piste seule. Et quand elle aurait du solide, elle frapperait un grand coup.

En fin d'après-midi, son article était bouclé. Elle le relut une dernière fois, satisfaite. C'était du bon travail. Percutant. Juste assez sensationnel sans tomber dans le racolage.

Elle le déposa sur le bureau du rédacteur en chef, qui le parcourut rapidement, sourcils froncés.

- C'est du lourd, Alice. Bien joué.

- Merci, patron. Ça passe en première page demain ?

- Sans hésiter.

Alice quitta le journal avec la satisfaction du devoir accompli. Mais son esprit bouillonnait déjà.

Aristide Valombre, le bibliothécaire, saurait. Ce vieil homme savait tout sur l'histoire de la région. Les légendes. Les secrets. Les choses qu'on ne trouve pas dans les livres officiels.

Mais elle avait d'autres pistes à explorer.

Le lieutenant Beaumont, par exemple. Cet homme était trop honnête. Trop droit. Si l'occasion se présentait, elle saurait en tirer parti.

Pour l'instant, elle allait laisser retomber la poussière. Observer. Écouter. Attendre le bon moment.

Elle avait des informations que personne d'autre n'avait. Ce tunnel qu'elle avait découvert derrière la cabane. Un passage secret qui menait quelque part. Un atout qu'elle garderait précieusement.

Alice rentra chez elle, l'esprit déjà en ébullition.

Il y avait un secret dans ce village. Quelque chose d'ancien. De terrible.

Et Alice Moignon allait découvrir quoi.

Même si ça devait la tuer.

Elle ne savait pas encore à quel point cette pensée était prophétique.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire eric Jordi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0