chapitre 4

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Le café avait un goût de cendres. Lucien Beaumont reposa sa tasse sur le bureau encombré de dossiers et se massa les tempes. Cinquième tasse de la matinée. Ou était-ce la sixième ? Il avait perdu le compte.

Sur son bureau, étalé comme les pièces d'un puzzle qu'il ne parvenait pas à assembler, s'étalaient les premiers éléments de l'enquête. La photo du cadavre sortant de l'étang. Les dépositions des deux garçons. Le rapport préliminaire du médecin légiste, encore incomplet. Et ce maudit article de journal.

"Découverte macabre aux abords du village : un cadavre en état avancé de décomposition trouvé dans un étang."

L'article était signé Alice Moignon. Cette journaliste était une vraie plaie. Comment diable était-elle arrivée sur les lieux aussi rapidement ? Il avait à peine eu le temps de boucler le périmètre qu'elle était déjà là, son appareil photo autour du cou, interrogeant les gamins terrifiés.

Un rictus nerveux tordit sa bouche. Alice Moignon. Le genre de femme qui ne lâchait jamais prise une fois qu'elle avait flairé une histoire. Il l'avait croisée une ou deux fois depuis son arrivée dans la région, avait entendu parler d'elle. Brillante, disait-on. Obstinée, certainement. Et agaçante, sans aucun doute.

Lucien se leva péniblement, sa jambe droite protestant contre le mouvement. Vieille blessure de guerre. Une balle allemande, 1944. Certains jours, elle ne le gênait presque pas. D'autres jours, comme aujourd'hui, chaque pas lui rappelait qu'il n'était plus tout jeune.

Il boitilla jusqu'à la fenêtre. Dehors, le village somnolait sous le soleil de juin. Paisible. Ordinaire. Personne ne pouvait deviner qu'un homme était mort dans des circonstances pour le moins suspectes.

Car Lucien en était certain : ce n'était pas un accident. Ni une noyade banale. Les deux impacts sur la poitrine, même rongés par la décomposition, étaient trop nets. Des balles. L'homme avait été exécuté, puis jeté dans l'étang.

Mais qui ? Et pourquoi ?

Il retourna à son bureau, sortit une bouteille de bourbon du tiroir du bas. Hésita un instant, puis s'en versa une rasade généreuse dans son café. Tant pis pour l'heure matinale. Il avait besoin de ça pour clarifier ses pensées embrumées par le manque de sommeil.

L'étang appartenait aux Dufresne de La Vallière. Une vieille famille de la région, fortunée, respectée. Henri Dufresne de La Vallière, le patriarche, était un homme étrange. Courtois, certes, mais avec une lueur dans le regard qui mettait Lucien mal à l'aise. Un secret enfoui, peut-être. Tout le monde avait des secrets.

Henri avait délégué la surveillance de l'étang à un garde-pêche local, un certain Ambroise Donadieu. Lucien fronça les sourcils. Donadieu. Il avait déjà entendu ce nom quelque part. Un homme solitaire, disait-on. Taciturne. Qui vivait seul dans une maisonnette près de la rivière avec pour seule compagnie un vieux chat gris.

Il faudrait l'interroger. Aujourd'hui même.

Lucien consulta ses notes. Les deux garçons, Simon et Paul, n'avaient rien pu lui apprendre de nouveau lors de leur déposition. Ils étaient venus braconner, un délit qu'il avait choisi d'ignorer vu les circonstances. Avaient pêché tranquillement. Simon avait ferré un poisson énorme. Et cette prise s'était révélé être un cadavre.

Le médecin légiste, le docteur Moreau, un jeune homme consciencieux aux yeux intelligents, lui avait confirmé que le corps avait séjourné dans l'eau plusieurs semaines. L'identification serait difficile, voire impossible. Pas de papiers sur lui. À moitié nu. Le visage ravagé par la décomposition.

Et aucune disparition signalée dans un rayon de cinquante kilomètres.

C'était ça qui chiffonnait Lucien. Comment un homme pouvait-il disparaître sans que personne ne s'en inquiète ? Pas de famille ? Pas d'amis ? Pas d'employeur ? Comme s'il était tombé du ciel pour finir au fond d'un étang.

Non. Ça ne collait pas.

Quelqu'un en savait plus.

Un coup bref à la porte interrompit ses réflexions. Le brigadier Roussel passa la tête dans l'embrasure.

- Mon lieutenant, le docteur Moreau au téléphone. Il dit que c'est urgent.

Lucien décrocha.

- Beaumont.

La voix de Moreau, d'ordinaire posée, tremblait légèrement.

- Lieutenant, je suis sur la route près de la Méaudre. Je viens de croiser Ambroise Donadieu. Il était en état de choc. Il m'a dit... il a trouvé un autre corps dans la rivière. Je l'accompagne sur place, mais il faut que vous veniez. Tout de suite.

Le cœur de Lucien fit un bond dans sa poitrine.

Un autre corps ?

- Oui. Dans la rivière, cette fois. La Méaudre. Il l'a tiré sur la berge.

Lucien sentit un frisson lui parcourir le dos.

- J'arrive. Où exactement ?

- À trois kilomètres en amont du village. Près des vieilles barques de location. Je reste avec lui.

- J'y suis dans dix minutes.

Lucien raccrocha, saisit son chapeau et sa veste. Deux corps en moins d'une semaine. Ce n'était plus une coïncidence. C'était un schéma.

Il sortit du bureau en claudiquant, grimpa dans sa vieille Peugeot et démarra en trombe. Les rues défilèrent. La campagne s'ouvrit devant lui. Le soleil tapait dur sur le pare-brise poussiéreux.

Trois kilomètres. Trois kilomètres à ronger son frein, à échafauder des hypothèses, à sentir l'excitation familière de l'enquête monter en lui. C'était pour ça qu'il était devenu gendarme. Pour ces moments où le puzzle commençait à prendre forme, où les pièces éparses révélaient enfin une image cohérente.

Il se gara près des barques. Moreau l'attendait, le visage blême. À côté de lui se tenait Ambroise Donadieu, un homme maigre, voûté, vêtu d'une chemise rapiécée et d'un pantalon de toile usé. Le docteur avait posé une main rassurante sur l'épaule du garde-pêche, mais celui-ci restait figé, le regard perdu.

- Je l'ai trouvé sur la route, expliqua rapidement Moreau à voix basse. Il pédalait comme un automate. J'ai tout de suite compris qu'il y avait un problème.

Lucien hocha la tête et s'approcha d'Ambroise. Son visage était fermé, impénétrable, mais ses mains tremblaient légèrement.

- Montrez-moi, dit simplement Lucien.

Ils le menèrent jusqu'à la berge.

Ce que Lucien vit lui fit comme un coup dans l'estomac.

Ce n'était pas un corps. C'était un tronc. Sans tête. Sans bras. Sans jambes. Une chose gonflée, blafarde, qui avait autrefois été humaine. L'odeur de décomposition était écœurante, même en plein air.

- Mon Dieu...

Moreau s'éclaircit la gorge.

- Le démembrement a été fait post-mortem, heureusement. Les coupures sont nettes. Probablement une scie. Il faudra une autopsie complète pour en être sûr, mais...

Il marqua une pause.

- C'est une femme, lieutenant.

Lucien sentit son estomac se tordre. Une femme. Démembrée. Jetée dans la rivière comme un déchet.

Il se tourna vers Ambroise.

- C'est vous qui l'avez trouvée ?

Le garde-pêche hocha la tête, les yeux fixés sur l'eau.

- Je faisais ma ronde. Le long de la berge. Elle dérivait. Elle a heurté une barque. Je l'ai tirée jusqu'ici.

Sa voix était plate, sans émotion. Mais Lucien, habitué à observer les gens, remarqua le léger tremblement de ses mains. Le regard fuyant. Ambroise Donadieu avait vu des choses dans sa vie. Des choses terribles. Et ce corps ravivait des souvenirs qu'il aurait préféré oublier.

- Vous avez servi pendant la guerre, monsieur Donadieu ?

Ambroise tourna enfin son regard vers lui. Des yeux gris, durs comme de l'acier.

- Oui.

- La Grande ?

- Oui.

Lucien hocha la tête. Cela expliquait beaucoup. Les hommes de 14-18 avaient vu l'enfer. Certains n'en étaient jamais vraiment revenus.

Il se remémora quand lui et ses compagnons avaient fini par s'échapper dans le maquis. Ce jour-là, les SS avaient été les plus forts. Louis, son camarade, son frère d'armes, celui qui riait même sous les balles, avait été presque coupé en deux à côté de lui par une rafale de mitrailleuse.

Lucien revoyait la scène avec une netteté douloureuse : Louis qui tombait, ses yeux écarquillés de surprise plus que de douleur. Sa main qui cherchait celle de Lucien. Qui la serrait. Qui disait sans mots : "Vis. Pour moi. Vis."Puis plus rien. Juste le bruit de la pluie sur les feuilles.

Et Lucien, debout, intact, vivant. Pourquoi lui ? Pourquoi pas Louis, qui avait une femme qui l'attendait, un fils de trois ans qui ne le reverrait jamais ? Ce souvenir marqua le visage de Lucien un instant.

Quinze ans. Quinze ans qu'il portait cette question. Quinze ans qu'il essayait de mériter ce sursis en servant la justice. Mais est-ce que ça suffisait ? Est-ce que mille arrestations effaçaient une mort injuste ? Il chassa ces questions d'un revers de main. Comme toujours. Comme chaque jour depuis 1944. Mais le fantôme de Louis ne partait jamais vraiment.

- Je vais avoir besoin de votre déposition. Pas maintenant. Plus tard, au poste.

- D'accord.

Lucien se tourna vers Moreau.

- Faites transporter le corps à la morgue. Autopsie complète. Je veux tout savoir. Âge approximatif, cause de la mort, tout. Et voyez s'il y a des marques distinctives. Tatouages, cicatrices, n'importe quoi qui pourrait aider à l'identifier.

- Bien, lieutenant.

Lucien s'éloigna de quelques pas. Ses mains tremblaient légèrement. Deux corps. Un homme abattu. Une femme démembrée. Dans un village paisible où il ne se passait jamais rien.

Non. Quelque chose de très, très mauvais était à l'œuvre ici.

Il respira profondément plusieurs fois, laissa l'oxygène apaiser son stress. Puis il retourna vers la berge. Ambroise n'avait pas bougé, toujours figé comme une statue, les yeux perdus dans le courant de la Méaudre.

- Monsieur Donadieu, dit Lucien doucement. Je sais que c'est difficile. Mais si vous vous souvenez de quoi que ce soit d'inhabituel ces derniers jours, n'importe quoi, il faut me le dire.

Ambroise ne répondit pas immédiatement. Puis lentement :

- Il y a eu des bruits. La nuit. Près de l'étang.

- Quel genre de bruits ?

- Des voix. Plusieurs personnes. Qui parlaient bas. Je suis sorti voir, mais quand je suis arrivé, il n'y avait plus personne.

- Quand était-ce ?

- Il y a deux semaines. Peut-être trois.

Lucien nota mentalement l'information. Cela correspondait à peu près à l'estimation de Moreau sur le temps que le corps avait passé dans l'eau.

- Vous avez reconnu des voix ?

Ambroise hésita. Puis secoua la tête.

- Non. Elles étaient trop lointaines.

Lucien n'était pas convaincu. Le ton d'Ambroise suggérait qu'il en disait moins qu'il n'en savait. Mais il ne servait à rien de le brusquer. Pas maintenant.

- Très bien. Passez au poste demain matin. On prendra votre déposition complète.

Ambroise acquiesça et s'éloigna vers son vélo appuyé contre un arbre. Lucien le regarda partir, les sourcils froncés.

Moreau s'approcha.

- Vous pensez qu'il sait quelque chose ?

- Peut-être. Ou peut-être qu'il a juste peur.

- Peur de quoi ?

Lucien plissa les yeux, chercha ses clés dans sa poche.

- C'est exactement ce que je compte découvrir.

Il remonta dans sa voiture, mit le contact. Deux corps. Pas d'identité. Pas de mobile apparent. Pas de témoins. C'était le genre d'affaire qui pouvait détruire une carrière. Ou la faire.

Lucien Beaumont avait passé quinze ans dans la gendarmerie. Il avait résolu des vols, des agressions, des affaires de mœurs. Mais rien de cette ampleur. Rien d'aussi sombre.

Il se sentait à la fois excité et terrifié.

En roulant vers le village, il ne put s'empêcher de penser à Alice Moignon. Elle était forcément déjà au courant. Les nouvelles voyageaient vite dans les petits villages. D'ici ce soir, elle aurait écrit un nouvel article. Probablement cinglant. Probablement accusateur.

L'enquête piétine. Deux corps. Aucune piste.

Lucien serra les mâchoires. Cette femme allait lui causer des problèmes. Il le sentait.

Mais pour l'instant, il avait du travail. Beaucoup de travail.

Il accéléra, le moteur de la Peugeot ronronnant dans la chaleur de l'après-midi.

Quelque part dans ce village paisible, un tueur se cachait.

Et Lucien Beaumont allait le trouver.

Même si ça devait être la dernière chose qu'il ferait.

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