chapitre 5

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Le café de Grégoire n'avait rien d'extraordinaire. Quatre tables bancales, un comptoir en zinc usé par des décennies de coudes appuyés, un sol carrelé en damier ébréché. Mais c'était le seul endroit du village où Ambroise acceptait de se montrer. Là, au moins, on le laissait tranquille. On respectait son silence. Il poussa la porte. La clochette tinta. Grégoire leva la tête de son comptoir, hocha un salut bref.

 - Bien le bonjour, Ambroise. Je te mets un petit blanc ?

Ambroise répondit d'un signe de menton. Pas un mot de plus. Il s'accouda au zinc, à sa place habituelle, celle qui lui permettait de tourner le dos au reste de la salle. De ne voir personne. De n'être vu par personne. Grégoire posa le verre devant lui. Du vin blanc, sec, un peu acide. Exactement comme Ambroise l'aimait. Il but une gorgée. La fraîcheur du liquide lui fit du bien.

La porte s'ouvrit à nouveau. Justin le charcutier et Antoine le fromager entrèrent ensemble, secouant la pluie fine de leurs casquettes. Ils s'installèrent à une table du fond sans même regarder Ambroise. Parfait. 

Deux côtes-du-rhône, lança Antoine. Tu mettras ça sur mon ardoise. Grégoire servit. Ambroise ne se retourna pas. Il fixait le fond de son verre, perdu dans des pensées qu'il préférait ne pas nommer. Mais ses oreilles étaient bonnes. Trop bonnes. Il entendit les murmures des deux hommes, leurs voix trop basses pour être innocentes.

 -... Pas la bonne heure... trop de risques...

-... S'il se doute de quoi que ce soit... 

-... La prochaine fois, on sera plus prudents... 

Ambroise serra son verre. Ce n'était pas ses affaires. Il ne voulait rien savoir. Rien entendre. Sa vie était simple : surveiller les rivières, nourrir son chat, rester seul. Pourtant, malgré lui, il tendit l'oreille.

 -... Le Cœur sera satisfait, c'est tout ce qui compte.

Le mot le fit tressaillir. Le Cœur. Ce mot qu'il n'avait pas entendu depuis quarante-cinq ans. Ce mot qu'il avait enfoui au plus profond de lui, dans un endroit où même ses cauchemars n'osaient plus aller.

Antoine jeta un regard nerveux autour de lui. Ses yeux croisèrent ceux d'Ambroise. Pendant une fraction de seconde, un message muet passa entre eux. Une reconnaissance. Une menace muette. Ambroise détourna rapidement les yeux. Vida son verre d'un trait. Posa sa pièce sur le zinc. 

- Salut, Grégoire. 

Il sortit sans attendre de réponse. L'air frais de l'extérieur le gifla. Il inspira à fond, gonfla la poitrine,expira, essayant de chasser le malaise qui lui nouait la gorge. En passant près de la fenêtre du café, il jeta un coup d'œil à travers les carreaux. Antoine se penchait vers Justin, lui murmurant à l'oreille. Et sur son tablier blanc de fromager, une large éclaboussure rouge. Du sang. Frais.

Ambroise détourna le regard et enfourcha son vélo. L'air du dehors lui fit du bien. Il prit la direction de la rivière, pédalant lentement, laissant le vent sécher la sueur qui perlait à son front malgré la fraîcheur de l'air. Les murmures de Justin et Antoine résonnaient encore dans sa tête. Le Cœur. Ce mot maudit. Il secoua la tête. Son imagination lui jouait des tours. Trop de souvenirs remontaient ces derniers jours.

Il pédala plus fort, pour distancer ses pensées. La rivière l'attendait, fidèle. Son eau coulait, indifférente aux tourments des hommes. Les oiseaux chantaient dans les saules. Le monde avait du sens ici. Tout était simple. L'eau coulait. Les poissons nageaient. Le temps passait. Ambroise posa son vélo contre un tronc et suivit le chemin le long de la berge. Ses pas foulaient l'herbe humide. Le soleil perçait à travers les nuages, projetant des éclats argentés sur l'eau.

Au détour d'un coude, il aperçut les barques attachées à leurs piquets. Elles se balançaient, à un rythme calme de berceuses. Il s'arrêta un instant, songea au plaisir qu'il y aurait à s'allonger dans l'une d'elles, à se laisser porter par le courant, à regarder le ciel défiler. Peut-être, qui sait, être conduit jusqu'à la mer. La mer. Il ne l'avait jamais vue. Elle restait pour lui un rêve lointain, une ligne d'horizon inaccessible. Peut-être qu'un jour...

Un bruit sourd le tira de sa rêverie. Une forme flottait sur l'eau, tournant lascivement dans les remous. Elle dérivait vers lui, poussée par le courant. Ambroise fronça les sourcils. Un tronc d'arbre ? Non. La forme était trop régulière. Trop... La barque vibra sous le choc. La forme heurta la coque dans un bruit mat. Ambroise s'approcha de la berge. Et ce qu'il vit lui glaça le sang. Un tronc humain. Sans tête. Sans bras. Sans jambes. La chair gonflée, verdâtre, tombant par lambeaux. Flottant sur le ventre, le dos exposé, strié de marques profondes.

Le tumulte explosa dans sa tête.Les tranchées. Les bombardements. Les corps déchiquetés. Les bras arrachés. Les jambes éparpillées. Le sang. La boue. Les cris. Ambroise tomba à genoux, les mains plaquées sur les oreilles, essayant de faire taire les hurlements qui venaient du passé. Mais le corps était là. Bien réel. Pas un souvenir. Pas un cauchemar.

Respire. Une fois. Deux fois. Il revint au présent, le souffle court, le cœur battant comme un tambour de guerre. Il se releva sur des jambes qui le soutenaient à peine. Saisit une rame. Accrocha le corps. Le tira vers la berge. La chair était froide, visqueuse. Elle glissait sous ses doigts. Il serra les dents et continua. Quand il hissa enfin le tronc sur l'herbe, il dut reculer pour ne pas vomir. L'odeur était insoutenable. Putréfaction et eau croupie mêlées. Il se pencha, observa. Malgré les mutilations, il n'y avait aucun doute. C'était une femme. Les restes d'une poitrine, la finesse des côtes. Une femme réduite à ce tronc monstrueux qu'il avait sous les yeux. Deux corps en trois jours. Ce n'était pas une coïncidence. Un mal rongeait ce village paisible. Et au fond de lui, dans cet endroit qu'il refusait d'explorer, Ambroise savait. Il savait que cela avait un lien avec Le Cœur. Avec ce mot entendu au café. Avec cette nuit de décembre 1915 qu'il avait passé quarante-cinq ans à fuir. Le passé qu'il avait enfoui remontait à la surface. En bulles nauséabondes. Il enfourcha son vélo, les jambes encore faibles, et pédala vers le village. Il fallait prévenir quelqu'un. La gendarmerie. N'importe qui.La route défilait sous ses roues, floue, irréelle. Son esprit était ailleurs, coincé entre le présent et 1915, entre la rivière et les tranchées. C'est à mi-chemin qu'il croisa la voiture du docteur Moreau. Le médecin freina, baissa sa vitre. Son visage ouvert et franc se pencha vers lui. 

- Monsieur Donadieu ? Tout va bien ? 

Ambroise s'arrêta. Ouvrit la bouche. Aucun son n'en sortit. Il essaya encore.

 - Un corps. Dans la rivière. Une femme. Démembrée. Le visage de Moreau blêmit.

 - Montrez-moi.

 Ambroise hocha la tête. Fit demi-tour. Moreau le suivit avec sa voiture. Quand ils arrivèrent à la berge, le docteur descendit, s'approcha du corps. Ambroise resta en retrait, n'osant plus regarder. 

- Mon Dieu, articula Moreau. Restez ici. Je vais appeler le lieutenant Beaumont. Il faut qu'il voie ça.

 Il retourna à sa voiture, passa un appel. Ambroise l'entendit vaguement parler au téléphone. Moreau revint vers lui, posa une main sur son épaule.

 - Le lieutenant arrive. Ça va aller ? 

Ambroise ne répondit pas. Il fixait l'eau, perdu. De retour chez lui, bien plus tard, après que le lieutenant soit venu, après avoir montré le corps, après avoir répondu aux premières questions, Ambroise s'effondra dans son vieux fauteuil en cuir. Celui qui était son meilleur ami. Son confident. Son refuge.Le vieux chat gris sauta sur ses genoux, se lova en ronronnant. Ambroise caressa machinalement la fourrure tiède. Mais ses pensées étaient ailleurs. Les nuages gris s'étiraient dans le ciel, filant vers l'horizon. Un bataillon d'oiseaux noirs les poursuivait en escadrille compacte. Ambroise les regarda par la fenêtre. Les oiseaux lui parurent de mauvais augure. Il ferma les yeux. Augustin. Son visage surgit tout de suite,précis. Son frère de guerre. Son ami plus que frère. La joie et la force faite homme. Celui qui chantait pour faire oublier la peur. Celui qui... La tête éclatée. Le sang. Les morceaux de cervelle sur la vareuse d'Ambroise. Les yeux d'Augustin, encore ouverts, fixant le ciel gris. Ambroise ouvrit les siens brutalement. Il baissa la tête,le visage mouillé. Il aurait dû mourir ce jour-là. Sur cette plaine parsemée de morceaux d'acier et de chair. Il aurait dû y rester, offrir son corps aux éclats brûlants qui pleuvaient tout autour de lui. Combien d'hommes étaient tombés pendant cette guerre ? Combien de jeunes vies fauchées, de rêves brisés, d'avenirs anéantis ? Et lui était là. Vivant. Entier. Hanté, certes, mais vivant. Pourquoi moi ? Cette question le rongeait depuis quarante-cinq ans. Pourquoi avait-il survécu quand Augustin était mort ? Quand tant d'autres étaient morts ? Il n'y avait pas de réponse. Juste cette culpabilité qui grandissait chaque jour, une mauvaise herbe impossible à arracher. Cette impression d'avoir volé la vie de quelqu'un d'autre. D'être un imposteur dans sa propre existence.

Le chat ronronnait toujours. Ambroise le serra contre lui, cherchant un réconfort dans cette chaleur vivante.Mais au fond de lui, il savait. Les cadavres dans l'eau, les murmures au café, le sang sur le tablier d'Antoine. Tout cela formait un motif qu'il reconnaissait. Un motif qu'il avait vu en décembre 1915, dans les profondeurs de la terre. Le Cœur se réveillait. Et cette fois, il ne pourrait pas fuir. Car si le passé revenait, s'il devait payer pour ce qu'il avait fait cette nuit-là, alors peut-être... Peut-être qu'il pourrait enfin rejoindre Augustin. Peut-être qu'il pourrait enfin se reposer. Le soleil déclinait. Les ombres s'allongeaient dans la maisonnette. Ambroise resta immobile dans son fauteuil, le chat endormi sur ses genoux, fixant un point invisible. Deux corps. Deux découvertes. En trois jours. Et lui au centre des deux. Le passé refusait de rester enterré.

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