chapitre 6

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Lucien Beaumont vida sa sixième tasse de café de la matinée. Le breuvage amer lui brûlait l'estomac, mais c'était le seul carburant qui maintenait son cerveau en état de marche après trois nuits blanches. Il contemplait les documents étalés sur son bureau : le rapport d'autopsie du cadavre de l'étang, les photos de la scène de crime, les témoignages des deux garçons, et maintenant ce deuxième corps, un tronc de femme retrouvé dans la Méaudre.

Deux cadavres en trois jours. Dans ce village paisible où, d'ordinaire, le vol d'une poule faisait la une du journal local.

De deux choses l'une : soit ces deux cadavres avaient un lien entre eux, soit ce n'était qu'une coïncidence monstrueuse. Lucien ne croyait pas aux coïncidences. Pas dans ce métier. Chaque détail avait son importance, chaque fil menait quelque part. Il suffisait de tirer sur le bon.

Le problème, c'est qu'il pataugeait. Complètement. Aucune piste sérieuse, aucune identité pour les victimes, aucun mobile apparent. Et cette journaliste, Alice Moignon, semblait avoir une longueur d'avance sur lui. Elle avait déjà publié un article détaillé dans le journal du matin. Comment diable était-elle arrivée sur les lieux aussi vite ? Et surtout, que savait-elle qu'il ignorait ?

Lucien se leva péniblement, sa jambe droite protestant contre l'effort. La vieille blessure de guerre se rappelait à lui chaque fois qu'il restait trop longtemps assis. Il claudiqua jusqu'à la fenêtre, observa la rue déserte. Le village semblait dormir sous le soleil de midi, inconscient de l'horreur qui couvait sous sa surface tranquille.

Il devait se rendre à l'évidence. Seul, il n'avancerait pas. Son orgueil lui soufflait de continuer, de ne pas demander d'aide, surtout pas à cette femme exaspérante qui prenait un malin plaisir à le ridiculiser dans ses articles. Mais son sens du devoir était plus fort. Il avait prêté serment. Protéger et servir. Même si cela signifiait ravaler sa fierté.

Lucien saisit son chapeau et sortit de la gendarmerie. Direction : la rédaction du journal local.

Le trajet fut court, mais chaque pas lui permit de rassembler ses arguments. Il devait convaincre Alice Moignon de collaborer. Pas par charme, il n'en avait aucun et le savait, mais par logique. Ils avaient tous deux intérêts à résoudre cette affaire. Elle aurait son article de première page, lui pourrait dormir tranquille en sachant qu'il avait fait son travail.

L'immeuble de la rédaction se dressait au centre du village, modeste bâtisse de pierre grise aux volets verts. Lucien gravit les marches, poussa la porte. Une secrétaire leva les yeux de sa machine à écrire.

- Lieutenant Beaumont pour voir Mademoiselle Moignon.

La femme hocha la tête, décrocha son téléphone. Quelques secondes plus tard, elle désignait l'escalier.

- Premier étage, bureau au fond du couloir.

Lucien monta, son cœur battant plus vite qu'il ne l'aurait voulu. Ce n'était pas de l'anxiété, se dit-il. Juste de la caféine. Il frappa à la porte indiquée.

- Entrez !

Le bureau d'Alice ressemblait à un champ de bataille. Des piles de documents tanguaient dangereusement sur chaque surface disponible. Des photos étaient punaisées au mur dans un ordre que seule leur propriétaire devait comprendre. Et au centre de ce chaos organisé, Alice Moignon elle-même, penchée sur sa machine à écrire, ses cheveux courts en bataille, une tasse de café en équilibre précaire, refroidissait sagement.

Elle leva la tête. Ses yeux bleus le scrutèrent avec une intensité qui le mit mal à l'aise.

- Lieutenant Beaumont. Quelle surprise. Que me vaut l'honneur ?

Lucien ôta son chapeau, le tenant maladroitement entre ses mains.

- Mademoiselle Moignon. Je... j'aurais besoin de vous parler. À propos de l'enquête.

Un sourire amusé flotta sur les lèvres d'Alice. Elle se cala contre le dossier de sa chaise, croisa les bras.

- Vraiment ? Et moi qui pensais que ma présence sur les scènes de crime vous " encombrait plus qu'elle n'aidait ". Ce sont bien vos mots, n'est-ce pas ?

Lucien sentit ses joues chauffer. Elle n'allait pas lui faciliter la tâche.

- J'ai peut-être été... un peu abrupt. La tension du moment.

- La tension du moment, répéta Alice ironiquement. Bien sûr. Alors, qu'est-ce qui vous amène vraiment, lieutenant ? Vous avez enfin compris que j'ai une longueur d'avance ?

Lucien serra les mâchoires. Cette femme avait le don de le mettre hors de lui en trois phrases.

- Écoutez, dit-il en s'efforçant de garder un ton professionnel. Nous cherchons tous les deux la vérité. J'ai les moyens de la gendarmerie. Vous avez... Vos sources. Il serait logique de mettre en commun nos informations.

- Une collaboration, donc.

- Si vous voulez l'appeler ainsi, oui.

Alice se leva, contourna son bureau et s'approcha de lui. Elle était plus petite que dans son souvenir, mais sa présence semblait remplir la pièce. Elle le dévisagea un long moment, comme si elle pesait le pour et le contre. Elle vint s'appuyer contre le bord, tout près de Lucien. Trop près. Il sentit son parfum frais et citronné.

- Et qu'est-ce que j'y gagne, exactement ?

- L'accès à tous les rapports officiels. Les résultats d'autopsie. Les témoignages. Tout ce que l'enquête produit.

- Que vous me donneriez de toute façon si je continuais à fouiner dans votre dos.

Lucien ne put s'empêcher d'esquisser un sourire. Elle avait raison, évidemment.

- Très bien. Que voulez-vous ?

Alice se pencha légèrement en avant, ses yeux brillants d'une détermination farouche.

- Je veux être sur le terrain. Pas seulement recevoir des rapports après coup. Je veux voir, investiguer, être présente lors des découvertes importantes.

- Hors de question. C'est une enquête officielle, pas une...

- Alors débrouillez-vous seul, lieutenant.

Le silence s'installa. Ils se fixèrent, aucun ne voulant céder. Lucien sentait son front perler de sueur. Cette femme était impossible. Têtue. Arrogante. Et probablement la seule personne capable de l'aider à résoudre cette affaire.

Il capitula.

- D'accord. Mais vous suivez mes instructions. Si je vous dis de rester en arrière, vous restez. Si je vous demande de ne pas publier quelque chose, vous ne publiez pas.

- On verra bien, répondit Alice avec un sourire en coin.

Lucien soupira. Il allait le regretter. Il le savait déjà.

Alice désigna deux chaises près de son bureau.

- Asseyez-vous, lieutenant. Parlons stratégie.

Lucien s'installa, posant son chapeau sur ses genoux. Alice reprit place derrière son bureau, sortit un carnet couvert de notes serrées.

- Première chose, dit-elle. Le souterrain. Vous avez vu l'entrée dans la propriété Dufresne ?

- Oui. Vous pensiez que c'était lié ?

- J'en suis certaine. J'ai exploré un peu l'entrée. Des traces de pas récentes. Quelqu'un utilise ces galeries. J'avais prévu d'y aller aujourd'hui, continua-t-elle avec un petit air mutin. Malgré votre interdiction.

- Hors de question que vous y alliez seule.

- Comme c'est chevaleresque, lieutenant.

- Comme c'est prudent, mademoiselle Moignon.

Leurs regards se croisèrent. Lucien fut le premier à détourner les yeux.

Il sortit son propre carnet, commença à noter.

- Il faudrait une vraie exploration. Avec du matériel. Voir où elles mènent.

- J'ai déjà prévu d'aller voir Aristide Valombre, le bibliothécaire. S'il existe des cartes de ces souterrains, il les aura.

- Bien vu. Ensuite ?

- Le corps dans la rivière. Une femme démembrée. Ça demande du temps, de l'organisation. Un lieu isolé. Il faut remonter la Méaudre, chercher des cabanes abandonnées, des granges. Des endroits où quelqu'un pourrait opérer sans être dérangé.

Lucien dut admettre la logique de son raisonnement. Il détestait l'admettre, mais elle pensait vite. Peut-être plus vite que lui.

- Ambroise Donadieu connaît la rivière mieux que personne, suggéra Lucien. On pourrait solliciter son aide.

Alice fronça les sourcils.

- Vous ne trouvez pas étrange qu'il ait découvert le deuxième corps ?

- Si. Mais parfois les coïncidences existent. Et puis son alibi tient. Plusieurs témoins l'ont vu au café de Grégoire au moment estimé de la mort.

- D'accord. Mais gardons-le à l'œil quand même.

Lucien acquiesça. Cette femme avait l'esprit vif, méthodique. Sous son apparence de tornade, il y avait une vraie enquêtrice.

- Vous pensez que les deux meurtres sont liés ? Demanda-t-il.

Alice se pencha en avant, ses doigts tambourinant sur le bureau.

- Oui. Mais pas de manière évidente. Ce n'est pas des meurtres ordinaires. La mutilation du corps dans la rivière, les marques étranges sur celui de l'étang... Il y a autre chose, une dimension rituelle, peut-être ?

Lucien repensa aux trous sur la poitrine du cadavre de l'étang. Aux mains déchiquetées. Aux chairs qui semblaient avoir été rongées.

- Le médecin légiste a mentionné quelque chose. Une marque autour du nombril. Une tache violacée avec des ramifications. Il n'avait jamais rien vu de tel.

Alice se redressa brusquement.

- Une tache violacée ? Avec des ramifications ?

- Oui. Pourquoi ?

- Parce que je l'ai vue aussi. Sur les photos que j'ai prises avant que vous n'arriviez.

Leurs regards se croisèrent. Un courant passait entre eux. Une connexion. La certitude partagée qu'ils touchaient à une vérité bien plus grande, bien plus sombre que de simples meurtres.

- Il faut qu'on aille voir Aristide, dit Alice en se levant. Tout de suite.

Lucien hocha la tête. Il se leva à son tour, remit son chapeau.

- Ma voiture est devant la gendarmerie.

- Prenons plutôt la mienne. Elle est plus rapide.

Lucien faillit protester, puis se ravisa. Après tout, qu'est-ce que ça changeait ?

Ils sortirent ensemble, descendirent l'escalier. Sur le trottoir, le coupé Mercedes rouge d'Alice était garé en double file, provoquant les regards scandalisés des passants. Lucien s'installa côté passager, bouclant sa ceinture tandis qu'Alice démarrait en trombe.

- Vous conduisez toujours comme ça ? Demanda-t-il en s'agrippant à la poignée.

- Seulement quand je suis pressée. Ce qui est souvent.

Ils filèrent à travers les rues étroites, dépassant largement les limitations de vitesse. Le paysage défilait, champs et maisons se fondant dans un flou verdâtre. Après quelques minutes de silence, Alice ralentit légèrement, prenant une route de campagne plus tranquille.

Le silence dans la voiture était pesant. Dehors, le jour déclinait lentement sur la campagne, les ombres s'allongeant entre les rangées d'arbres qui bordaient la route.

- Lieutenant, dit Alice sans le regarder. Pourquoi êtes-vous devenu gendarme ?

Lucien garda les yeux fixés devant lui, surpris par la question.

- Pourquoi cette question ?

- Parce que personne ne devient gendarme par hasard. Il y a toujours une raison. Une dette à payer.

Elle tourna brièvement la tête vers lui avant de reporter son attention sur la route.

- Vous aussi, vous portez un fardeau, n'est-ce pas ?

Lucien serra imperceptiblement les mâchoires. Il aurait pu mentir. Détourner la conversation. C'est ce qu'il faisait toujours. Depuis quinze ans.

Mais ce qu'il vit dans les yeux d'Alice, cette vulnérabilité qu'elle cachait derrière son arrogance, le désarma.

- Louis Verdier, dit-il simplement, la voix plus rauque qu'il ne l'aurait voulu. Mon ami. Mon frère. Résistant comme moi. 1944, dans le maquis. Les SS nous ont repérés.

Il marqua une pause, la gorge serrée. Les images revenaient, aussi nettes que si c'était hier. La pluie. La boue. Les coups de feu.

- On courait sous les balles. J'étais devant. Louis était à deux mètres derrière moi. Deux mètres. La rafale de mitrailleuse l'a coupé en deux. Moi, rien. Pas une égratignure.

- Mon Dieu..., murmura Alice, ralentissant encore.

- Quinze ans, Alice. Quinze ans que je me demande pourquoi lui et pas moi. Il avait une femme. Un fils de trois ans. Des rêves. Moi, je n'avais rien. Et pourtant, c'est lui qui est mort.

Alice posa doucement sa main sur celle de Lucien, qui reposait sur son genou. Le geste était simple, spontané, réconfortant.

- Ce n'est pas de votre faute.

- Je sais. Intellectuellement, je le sais. Mais là...

Il porta son poing fermé à sa poitrine, juste au-dessus du cœur.

- Là, je n'arrive pas à m'en convaincre.

Le silence revint, mais différent cette fois. Plus doux. Complice. Comme si un mur invisible venait de s'effondrer entre eux.

Alice retira doucement sa main, la reposa sur le volant. Sa voix était plus basse quand elle reprit la parole.

- Mon père est mort seul dans un hôpital, dit-elle doucement. Pendant que je couvrais une histoire à l'étranger. Une histoire "importante". Il m'a appelée trois fois. Je n'ai pas décroché. J'étais trop occupée.

Sa voix se brisa légèrement sur le dernier mot.

Lucien tourna la tête vers elle. Dans la lumière déclinante, il vit une larme silencieuse rouler sur sa joue. Leurs regards se croisèrent un bref instant. Elle sourit tristement.

Lucien ne put s'empêcher d'esquisser lui aussi un sourire, tout aussi triste.

Pour la première fois depuis quinze ans, le poids sur sa poitrine sembla un peu plus léger.

Parce qu'il l'avait dit. À voix haute. À quelqu'un.

Et le monde ne s'était pas effondré.

Alice accéléra légèrement, reprenant de la vitesse. Mais tout avait changé entre eux. Une barrière était tombée. Une confiance fragile venait de naître.

- Vous croyez aux légendes ? Demanda Lucien après un moment.

- Je crois que toutes les légendes ont un fond de vérité. C'est pour ça qu'on va voir Aristide.

La voiture ralentit enfin. Ils approchaient de la vieille maison où se trouvait la bibliothèque. Alice se gara, coupa le moteur. Pendant un instant, ils restèrent assis en silence, comme s'ils avaient besoin de digérer ce qu'ils venaient de partager.

- Lieutenant, reprit Alice. Si nous découvrons quelque chose là-dedans... Une vérité qui dépasse notre compréhension... Vous me faites confiance pour ne pas écrire n'importe quoi ?

Lucien la regarda. Dans ses yeux, il ne vit plus l'arrogance ou l'ironie habituelle. Juste une sincérité désarmante.

- Oui, dit-il simplement. Je vous fais confiance.

Alice sourit. Un vrai sourire, sans ironie cette fois.

- Alors allons-y. Avant que la nuit ne tombe.

Ils descendirent de voiture et se dirigèrent vers la bibliothèque. Lucien ne savait pas encore ce qu'ils allaient découvrir. Mais il avait la certitude, presque viscérale, que sa vie venait de basculer. Que rien ne serait plus jamais comme avant.

Et qu'aux côtés de cette femme impossible, il avait peut-être une chance de percer les ténèbres qui s'étendaient sur leur village.

Mais aussi, pour la première fois depuis la mort de Louis, il ne se sentait plus complètement seul face à ses démons.

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