chapitre 7

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La bibliothèque se tenait à l'écart du village, dans une vieille maison qui aurait pu être hantée. Le portillon grinçait. Les rosiers avaient dégénéré. Les mauvaises herbes proliféraient. Un poirier tordu semblait vouloir agripper les visiteurs.

Mais derrière la lourde porte sombre, tout changeait.

Chaleur. Douceur. Bienveillance. Les livres vous accueillaient comme de vieux amis.

Alice et Lucien se tenaient sur le perron. La journaliste frappa trois coups secs. Des pas traînants se firent entendre. La porte s'ouvrit sur Aristide Valombre.

Un mètre vingt-neuf précisément. Des cheveux hirsutes et blancs foisonnaient sur son crâne. Des bésicles en argent, posées sur son nez long et verruqueux, donnaient à son regard des lueurs métalliques.

- Mademoiselle Moignon. Lieutenant Beaumont.

Sa voix était douce comme un feuillet de papier qu'on tourne.

- Je vous attendais.

Alice et Lucien échangèrent un regard surpris.

- Vous nous attendiez ? Demanda Lucien.

- Bien sûr. Deux corps en trois jours. Un enquêteur et une journaliste qui viennent voir le vieux bibliothécaire. C'était inévitable.

Il s'effaça pour les laisser entrer.

- Venez. Je vais vous faire du thé.

L'intérieur était un sanctuaire. Des étagères montaient jusqu'au plafond, toutes chargées d'ouvrages aux reliures chatoyantes. Une immense échelle à roulettes permettait d'atteindre les livres les plus hauts. Un feu brûlait joyeusement dans une cheminée de pierre.

Aristide les guida vers un petit salon. Des fauteuils en cuir blond leur tendaient les bras. Une fois assis, Alice sentit une détente profonde l'envahir.

Sur une table basse aux pieds niellés d'or et d'argent, une théière fumante, une assiette de gâteaux secs et un pot de lait les attendaient.

- Vous saviez que nous viendrions, dit Alice. Comment ?

Aristide versa le thé dans trois tasses de porcelaine fine.

- Mon enfant, quand on vit aussi longtemps que moi, on apprend à lire les signes. Et ces derniers jours, les signes sont... Inquiétants.

Il leur tendit les tasses.

- Mais appelez-moi Aristide, je vous en prie.

Lucien prit sa tasse, but une gorgée. Le liquide était parfait. Chaud, parfumé, apaisant.

- Monsieur... Aristide, commença-t-il. Nous enquêtons sur deux corps retrouvés dans des circonstances étranges. Le premier dans l'étang du domaine des Dufresne de La Vallière. Le second dans la Méaudre.

- Les deux portaient des marques identiques, ajouta Alice. Autour du nombril. Comme des ramifications violacées sous la peau.

Aristide posa sa tasse. Son visage s'était figé.

- Je vois. Alors c'est vraiment arrivé.

- Quoi donc ? Demanda Lucien en se penchant en avant.

Le vieil homme se leva, se dirigea vers une fenêtre. Regarda dehors un long moment.

- Vous savez, mes amis, ce coin de France a toujours eu ses histoires. Ses légendes. Ses ombres.

Il se retourna vers eux.

- Il suffit d'y prêter l'oreille pour les entendre murmurer. L'air lui-même garde la trace du passé.

Alice sortit son carnet.

- Quelles histoires ?

Aristide revint s'asseoir. Prit une grande inspiration, comme s'il manquait d'air.

- Des choses terribles. Si terribles que leur seule évocation suffit à glacer le sang.

Le feu craqua dans la cheminée, lançant des ombres dansantes sur les murs.

- Pourtant, quand on regarde aujourd'hui nos vallons verdoyants, nos petits-bois touffus, cette rivière si tranquille... Qui pourrait imaginer ce qui s'est passé ici ? Qui devinerait l'intensité de la peur qui régna autrefois sur cette terre ?

Il marqua une pause.

- Même le sous-sol de cette contrée est marqué. Maudit, diront certains. Sous nos pieds, s'étend tout un réseau de galeries anciennes. Tortueuses. Qui se croisent et s'enchevêtrent comme une toile d'araignée géante.

Alice sentit une onde de peur lui parcourir le dos.

- Des galeries ? Quel genre de galeries ?

- Malheur à celui qui tombe dans l'un de ces puits oubliés de la campagne. Il est condamné à errer sans fin dans le noir. Dans la moiteur de ces couloirs suintants. Et la mort, là-dessous, vient toujours en silence.

Lucien serra les accoudoirs de son fauteuil. Les jointures blanches.

- Aristide. Qu'est-ce qui s'est passé ici ?

Le vieil homme les fixa de ses yeux d'acier.

- Il y eut, jadis, une confrérie d'êtres sombres. Des hommes, du moins en apparence. On disait qu'ils venaient du large. Poussés par les marées. Remontant les fleuves, puis la rivière.

Sa voix se fit plus grave.

- Ils tuaient. Ils asservissaient. Ils dominaient. On les appelait les Mangeurs de Larmes. Des sorciers aux pouvoirs anciens. D'une cruauté sans nom. Ils n'avaient pour la vie qu'un mépris absolu.

Le silence dans le salon était total. On entendait plus que le crépitement du feu.

- Des années durant, ils ont tenu cette terre sous leur joug. Puis un jour, sans raison apparente, ils sont partis. Peut-être lassés. Peut-être repus. Ils avaient tout pris. Tout vidé.

- Et après ? Demanda Alice.

- Les survivants mirent du temps à croire à la fin du cauchemar. Puis la lumière revint. Mais le souvenir, lui, ne s'efface pas si facilement.

Aristide but une gorgée de thé.

- La nature a tout recouvert, oui. Ou presque. Les blessures de la terre se sont refermées. Mais pas toutes. Sous nos pieds, dans l'obscurité, les galeries de ces êtres noirs sont toujours là. Des centaines de couloirs. Creusés à la recherche d'or, de gemmes, ou de je ne sais quels trésors maudits.

Le feu craqua, lançant une gerbe d'étincelles.

- Ces marques que vous décrivez... Je les ai déjà vues. Dans de vieux manuscrits. Des enluminures étranges.

- Qu'est-ce qu'elles signifient ? Pressa Lucien.

Aristide hésita. Pour la première fois, il sembla... Effrayé.

- Je ne sais pas exactement. Mais rien de bon. Les légendes parlent de... d'une entité qui dort sous la terre. Une créature qui a faim.

Alice frissonna.

- Vous pensez que c'est ce qui a tué ces hommes ?

- Je pense que vous devriez être très prudents. Si ces marques sont réapparues après tant d'années...

Il se leva brusquement, comme s'il ne voulait pas en dire davantage.

- Vous êtes venus pour des cartes, n'est-ce pas ? Pour explorer les galeries sous le domaine Dufresne.

Alice et Lucien échangèrent un regard.

- Oui, confirma Alice. J'ai trouvé une entrée. Dans une vieille cabane près de l'étang. Le passage semble utilisé récemment.

Aristide se dirigea vers un bureau ancien. Il en sortit plusieurs documents roulés, les étala sur la table. Des plans anciens, tracés à l'encre brune, montrant le réseau complexe de galeries.

- Voici tout ce que j'ai pu rassembler au fil des années. Ces tunnels datent de différentes époques. Certains sont des mines médiévales. D'autres remontent bien plus loin.

Son doigt tremblant traça un chemin sur le plan.

- L'entrée que vous avez trouvée mène ici. Aux galeries supérieures. Elles sont relativement sûres, structurellement du moins. Mais si vous descendez plus profondément...

Il s'interrompit.

- Plus profondément quoi ? Pressa Lucien.

- Il y a des endroits où il ne faut pas aller. Des salles que les anciens ont scellées pour de bonnes raisons.

Il roula les plans et les tendit à Alice.

- Si vous y allez, prenez des lampes. De la corde. Et surtout...

Il les regarda intensément, et pour la première fois depuis leur arrivée, Alice vit de la peur véritable dans ses yeux.

- Si vous entendez des voix. Si on vous appelle. Si vous reconnaissez une voix familière qui semble venir des profondeurs...

Il marqua une pause significative.

- N'y répondez pas. Ne la suivez pas. Ce ne sera pas qui vous croyez.

Alice prit les plans, troublée.

- Aristide, vous ne nous dites pas tout.

Le vieil homme retourna vers la fenêtre.

- Il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas savoir, mademoiselle Moignon. Des mots qui, une fois prononcés, ne peuvent être repris. Des vérités qui pèsent trop lourd.

- Mais si nous sommes en danger...

- Vous l'êtes. C'est précisément pourquoi je ne peux pas vous en dire plus. Pas encore. Pas avant d'être certain.

Il se retourna vers eux.

- Faites vos recherches. Explorez les galeries si vous le devez. Mais revenez me voir. Quand vous aurez vu... ce que vous devez voir. Alors nous parlerons vraiment.

Lucien fronça les sourcils.

- Vous en savez plus. Un secret important

- Je soupçonne beaucoup de choses, lieutenant. Mais les soupçons ne sont pas des certitudes. Et je ne veux pas vous envoyer affronter vos propres peurs sur la base de simples légendes.

Il les raccompagna vers la porte.

- Soyez prudents. Tous les deux. Et si vous trouvez quoi que ce soit dans ces galeries... n'importe quoi d'inhabituel... Revenez immédiatement.

Alice et Lucien sortirent dans l'air frais du soir. Derrière eux, Aristide resta sur le seuil, silhouette minuscule encadrée par la lumière chaude de sa bibliothèque.

- Une dernière chose, appela-t-il.

Ils se retournèrent.

- Faites attention à vos regrets. À vos culpabilités. Aux fardeaux que vous portez en silence.

Sa voix était à peine un souffle.

- Car c'est par là qu'elles entrent.

Il referma la porte avant qu'ils ne puissent répondre.

Et quelque part, sous leurs pieds, dans l'obscurité profonde de la terre, une présence remua.

Ancienne.

Affamée.

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