chapitre 9

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Le vent dans les arbres faisait trembler les feuilles qui, tout en haut des branches, frissonnaient ensemble de joie, de peur ou de vertige. Ambroise se le demandait sincèrement. Bientôt, l'automne étendrait ses mains humides et tenaces.

Il consulta sa montre pour la troisième fois en dix minutes. Plus d'une heure qu'ils étaient descendus là-dessous. Le portail du parc s'ouvrit dans un grincement familier, et Ambroise tourna la tête. Un sourire illumina son visage malgré l'inquiétude qui lui nouait l'estomac.

- Henri ! Quelle bonne surprise !

- Ambroise, quel plaisir de te voir ici !

Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre et se tapèrent dans le dos. Deux vieux amis qui se retrouvaient.

Henri Dufresne de la Vallière était le propriétaire de l'étang, du parc et d'une quantité d'autres lieux dans la région. Il était aussi le capitaine Dufresne de la Vallière. Ambroise et lui avaient pataugé dans la même abomination, ressentis la même peur, partagés le même désespoir.

Grand et sec, portant fièrement une moustache soignée, Henri conservait une allure élégante malgré son âge. Ses yeux bleus, un peu délavés par la vie et l'intensité des choses vues, pétillaient cependant d'un éclat juvénile. Une canne à pommeau d'argent conférait à son allure une distinction naturelle. Une redingote en serge verte, à boutons dorés et cintrée à la taille, achevait de lui donner l'air d'un bourgeois égaré dans la nature.

Il s'installa à côté du garde-pêche et étendit ses longues jambes au soleil.

- Que diable fais-tu ici ?

- Suite à la découverte du corps, le lieutenant Beaumont m'a demandé d'ouvrir l'entrée. Il est avec la journaliste actuellement dans le souterrain. Je les attends.

- Diantre ! Ils sont dans le souterrain ?

Un nuage sombre passa devant le bleu de ses yeux.

- Oui, je me doutais bien que cela allait te contrarier. Mais je ne pouvais pas faire grand-chose pour les empêcher d'y aller. Ça fait plus d'une heure maintenant.

Ambroise avait tourné la tête vers la gueule noire qui marquait l'entrée de la galerie. Cette vision lui rappelait si distinctement l'entrée des abris sur le front... Ces abris qui, en un instant, pouvaient devenir votre tombe.

- Pas question que j'entre encore dans ce trou, marmonna-t-il.

- Nous allons attendre leur retour ensemble, proposa le capitaine. Au soleil et à l'air libre. J'aurais dû faire condamner cette entrée depuis longtemps. Certaines choses ne doivent plus être accessibles.

Un silence plein de bruit s'installa entre eux. Il y a des choses indicibles que les mots ne cernent plus. Ces deux-là avaient ensemble dans leur chair les mêmes cicatrices palpitantes.

Leurs regards se perdaient sur l'eau de l'étang. Le vent s'était levé, formant à la surface de l'eau des vaguelettes irisées qui venaient mourir sur les berges.

L'œil d'Ambroise fut attiré par un phénomène étrange. Des bulles montaient du fond de l'eau. Ce n'était pas le signe d'une fouille de poissons dans la vase : elles étaient bien trop grosses.

- Regarde donc, qu'est-ce qui fait ces bouillons d'après toi ?

Le phénomène s'était amplifié, comme si l'eau de l'étang montait à ébullition. De grosses et larges bulles éclataient à la surface à un rythme de plus en plus rapide.

- Je ne sais pas, répondit le vieux capitaine en scrutant l'eau, interloqué.

Ils s'étaient approché de l'eau qui, à présent, bouillonnait sur toute l'étendue de l'étang. Une lueur rougeâtre se répandait peu à peu, teintant le liquide d'une couleur de sang dilué.

Ambroise recula d'un pas, le cœur battant un peu plus fort.

- Ambroise recula d'un pas, le cœur battant un peu plus fort.

- Qu'est-ce que... Ça n'a rien de naturel.

Henri, habituellement maître de lui-même, fronça les sourcils.

- Jamais-vu ça de ma vie... L'eau semble... Vivante. Comme si une force bouillonnait en dessous.

Leurs regards se fixèrent sur la surface tremblante. Les bulles éclataient maintenant avec un bruit mat, une succession rapide et irrégulière qui résonnait dans le silence du parc. Une vapeur légère commençait à se dégager, teintée de rouge. L'air lui-même semblait se charger d'électricité, et un frisson glacé monta le long de leur colonne vertébrale.

- On ferait mieux de reculer, souffla Ambroise, la voix rauque. Je ne veux pas me retrouver englouti dans... je ne sais quoi.

Mais Henri ne bougea pas. Sa main se posa sur le pommeau de sa canne, comme s'il s'apprêtait à affronter un adversaire invisible.

- Attends... Une forme vient vers nous.

Un léger clapotis s'amplifia, et une forme sombre, presque liquide, émergea lentement au centre de l'étang. Une masse indistincte qui semblait absorber la lumière, sa surface miroitante éclaboussée de rouge. L'eau autour d'elle se soulevait en tourbillons, comme si l'étang lui-même respirait.

- Mon Dieu... Chuchota Ambroise, incapable de détacher les yeux de la vision.

Henri s'avança d'un pas prudent, scrutant le phénomène.

- C'est impossible... Ce n'est pas de l'eau... Ce n'est pas... Vivant, et pourtant...

Le liquide rougeâtre forma alors un pic qui s'éleva à plusieurs mètres, comme un doigt accusateur pointant vers eux. Le souffle de l'étang se fit sentir sur leurs visages, un mélange de chaleur et de pourriture. Ambroise sentit son estomac se nouer. Il reconnut, au fond de lui, la même terreur poignante qu'il avait connue dans les tranchées, ce vertige visqueux qui saisit quand on sait que la mort est imminente et inéluctable.

- Que se passe-t-il bon sang ! Il faudrait...

Mais les mots moururent dans sa gorge. Avant qu'il ne termine sa phrase, l'eau explosa en un jet rougeoyant, projetant une pluie chaude et écarlate sur les berges. Les deux hommes reculèrent, écartant les bras pour se protéger. Une odeur de fer et de terre pourrie monta à leurs narines.

Et alors, dans le silence qui suivit, un murmure s'éleva de l'étang. À peine audible, mais distinct. Comme une voix humaine, déformée, venue des profondeurs. Non, pas une voix. Plusieurs. Des dizaines. Des centaines peut-être, toutes mêlées dans une plainte unique :

- Revenez... Revenez...

Ambroise sentit un frisson parcourir tout son corps. Il échangea un regard avec Henri.

- Ce n'est pas possible... ce n'est pas... Humain, souffla-t-il.

Henri hocha lentement la tête, ses yeux bleu pâle rivés sur l'étang.

- Non... Et pourtant... nous avons affaire à une présence. Une présence qui attend depuis longtemps...

L'eau, doucement, commença à se calmer. Les bulles rouges se dispersèrent, laissant une surface lisse et trompeusement tranquille.

Un bruit sourd rompit ce silence nouveau. Un éclat de voix étouffé, suivi d'un souffle haletant.

Ambroise tourna brusquement la tête vers l'entrée du souterrain.

Deux silhouettes jaillirent de la gueule noire, projetées dans la lumière déclinante comme deux noyés arrachés aux profondeurs. Alice et Lucien. Hagards, couverts de poussière et de boue, les yeux exorbités et fixés sur une horreur que nul autre ne pouvait voir. Ils trébuchaient plus qu'ils ne marchaient.

- Henri ! Cria Ambroise d'une voix étranglée. Les voilà !

Henri accourut, tandis qu'Alice se courbait en deux. Ses mains , crispées sur ses genoux, tremblaient violemment. Elle vomissait une bile acide et jaunâtre qui sentait le métal et la peur. Dans sa main gauche, elle tenait toujours une petite lampe, serrée si fort que ses doigts en étaient blanchis.

Lucien, lui, demeurait debout, figé, le regard perdu dans un vide que personne n'aurait pu sonder. Il tremblait, mais sans un mot, sans une larme. Comme si ses yeux, éteints, reflétaient encore des images d'horreur que seul lui pouvait voir. Sa chemise était déchirée à l'épaule. Du sang séché maculait son col.

Ambroise sentit son cœur se serrer. Il n'avait pas besoin qu'on lui explique pour comprendre : ce qui se trouvait là-dessous avait dépassé tout entendement.

Henri posa une main hésitante sur l'épaule de Lucien, mais le contact fit à peine frémir le jeune homme.

Dans le silence pesant, les deux anciens soldats échangèrent un regard lourd de souvenirs. Dans les visages d'Alice et de Lucien, ils reconnurent la peur familière qu'ils avaient déjà vue jadis, ailleurs, dans la boue et la fumée, parmi les cris et les éclats d'obus.

Alice releva enfin la tête, les yeux injectés de sang, les lèvres tremblantes.

- C'est terrible, ce que nous avons vu dans ces galeries... Articula-t-elle d'une voix brisée. Les corps... Les inscriptions... et cette chose...

- Taisez-vous ! La coupa Lucien d'une voix sèche. De toute façon, personne ne nous croira.

Henri baissa les yeux sur la lampe d'Alice. Ambroise suivit son regard. La petite lampe pulsait faiblement, d'un rouge irrégulier, comme si elle respirait avec eux. Le rouge semblait s'étirer et se rétracter, vivant, presque conscient.

Lucien parvint enfin à articuler quelques mots :

- Il y a... Quelque chose... Là-dessous...

Sa voix se brisa. Il porta une main tremblante à son ventre, là où une tache violacée commençait déjà à se former sous sa chemise déchirée.

Alice fit de même. Souleva légèrement son chemisier. La même marque. Plus grande. Plus sombre. Avec des ramifications qui couraient vers ses côtes comme des racines sous la peau.

Henri ferma les yeux, sentant le poids de sa culpabilité s'alourdir encore. Il connaissait cette marque. Il l'avait vue sur les corps retrouvés au fil des années. C'était la signature du Cœur. Sa façon de marquer ses proies.

- Il vous a touchés, dit-il simplement.

- Qu'est-ce que... qu'est-ce que c'est ? Demanda Alice, la peur perçant dans sa voix.

- Une connexion. Le Cœur vous a marqués. Il sait qui vous êtes maintenant. Où vous êtes.

Un long silence s'installa. Les quatre personnages se regardèrent, comprenant soudain qu'ils étaient désormais liés par ce qu'ils venaient de voir, de vivre, de ressentir. L'étang derrière eux demeurait immobile, mais tous savaient que quelque chose avait changé. Quelque chose s'était réveillé.

La nuit commençait à tomber. L'heure incertaine, entre chien et loup, où le monde semblait suspendu. Les oiseaux s'étaient tu, comme si la nature elle-même retenait son souffle.

Henri rompit enfin le silence, la voix grave et posée malgré l'inquiétude qui transparaissait dans ses yeux.

- Il est temps de rentrer. Tous. Vous avez besoin de repos, de chaleur, de nourriture.

Il marqua une pause, puis ajouta d'un ton plus sombre :

- Et il faut que je vous raconte quelque chose. Quelque chose que j'aurais dû dire depuis longtemps. Venez au manoir demain. Nous parlerons.

Alice hocha faiblement la tête. Lucien ne répondit rien, les yeux toujours perdus dans le vide.

Ambroise ferma le portail derrière eux avec un claquement métallique qui résonna dans le crépuscule. Lucien insista pour raccompagner Alice. Durant le trajet, ils échangèrent à peine quelques mots, le regard fixé sur la route qui se déroulait dans la lumière des phares. Arrivés devant chez elle, ils se séparèrent d'un simple hochement de tête.

Une fois rentrée, Alice prit une longue et brûlante douche. L'eau chaude battait contre sa peau comme pour la faire sortir de ses souvenirs, mais les images revenaient, immuables, dansant derrière ses paupières closes. Les corps entassés. Les inscriptions. La voix.

Elle baissa les yeux vers son ventre.

La marque avait changé.

Ce qui n'était qu'une tache violacée quelques heures plus tôt s'était étendu. Les ramifications noires couraient maintenant jusqu'à ses côtes, dessinant des motifs qui ressemblaient à des veines gonflées sous sa peau. Mais le plus troublant, c'était le mouvement.

La marque pulsait.

Un battement lent, régulier, comme un second cœur ancré dans sa chair. À chaque pulsation, les veines noires semblaient s'épaissir légèrement, puis se rétracter, dans un cycle hypnotique et répugnant. Alice porta une main tremblante à son ventre. Sous ses doigts, elle sentit une chaleur anormale. Presque une fièvre localisée. Et à chaque pulsation, une douleur sourde irradiait vers l'intérieur, comme si la marque cherchait à s'enraciner plus profondément.

- Non... Souffla-t-elle.

Elle ferma les yeux, tentant de reprendre son souffle, mais la sensation persista. Pire encore : elle avait l'impression que la marque répondait à sa peur, que chaque battement de son cœur accélérait le rythme de cette chose vivante sous sa peau.

L'eau continuait de couler sur elle, brûlante, mais Alice ne sentait plus que cette présence froide et étrangère nichée dans son corps.

Il fallait qu'elle les pose sur le papier. Tous ces détails. Avant que la peur ne l'emporte complètement.

Elle se sécha en évitant de regarder son reflet dans le miroir embué, enfila un pyjama léger qui dissimulait la marque, se servit un verre de vin et commença à coucher sur les pages de son carnet toutes ses impressions, toutes les sensations, les odeurs, les sons, chaque détail qu'elle avait perçu dans les galeries.

Son professionnalisme reprenait le dessus, méthodique, froid, presque scientifique.

Elle ne remarqua pas la petite lampe dans son sac, qui continuait à pulser sporadiquement d'un rouge inquiétant, comme un cœur solitaire dans la pénombre. Alice referma son carnet, épuisée, mais soulagée d'avoir tout consignée. Elle se leva pour se servir un second verre de vin, et c'est alors qu'elle l'entendit.

Un bourdonnement. Léger. Presque imperceptible. Comme le ronronnement d'un insecte prisonnier. Elle se figea, scrutant la pièce. Le bruit semblait venir de partout et de nulle part à la fois. Son regard tomba sur son sac, posé près du buffet.

La lampe.

Alice s'approcha lentement, le cœur battant un peu plus vite. Elle sortit la petite lampe torche de son sac, celle qui l'accompagnait dans toute ses enquêtes depuis des années. L'objet familier, rassurant.

Sauf que maintenant, il ne l'était plus.

Elle appuya sur l'interrupteur. Rien. Les piles étaient mortes depuis leur retour des souterrains.

Pourtant, une lueur rouge pulsait faiblement à l'intérieur du verre dépoli.

Alice compta machinalement, hypnotisée malgré elle : un battement toutes les trois secondes. Lent. Régulier. Exactement le rythme du Cœur dans les galeries.

- Non, souffla-t-elle.

Elle dévissa rapidement le culot d'une main tremblante, arracha les piles. Les jeta à la poubelle d'un geste rageur. Revissa le tout.

La lueur continuait de pulser, indifférente.

- C'est impossible.

Alice voulu la jeter elle aussi, sa main se tendit au-dessus de la poubelle. Mais ses doigts se figèrent. Une force l'en empêchait. Pas une force extérieure. Pas une voix. Plutôt une certitude sourde, instinctive : elle en aurait besoin. Bientôt.

Elle reposa la lampe sur le buffet, puis recula d'un pas, comme si l'objet pouvait l'attaquer.

La lueur rouge continuait son cycle imperturbable. Pulsation. Pause. Pulsation.

Alice porta machinalement la main à son ventre. Sous sa chemise, la marque violacée pulsait au même rythme.

Exactement au même rythme.

Une terreur sourde l'envahie.

Toute la nuit, dans le noir de sa chambre, elle vit la lueur rouge pulser à travers la porte entrouverte du salon. Régulière. Patiente. Vivante.

Elle ne dormit pas.

Lucien, de son côté, en était à son troisième verre de bourbon. Il errait dans son appartement, les mains dans les poches, les yeux perdus dans le vide. Il parlait à voix basse, plus pour lui-même que pour quiconque :

- Ce n'est pas réel... ce que nous avons vécu... Il doit y avoir des poches de gaz qui nous ont fait délirer et imaginer tout cela... Ce n'étaient que des illusions, des chimères... Nous nous sommes laissé emporter par la peur et les visions collectives.

Il but d'une traite son verre, laissant l'alcool brûler sa gorge et ses pensées.

Pourtant, malgré lui, un frisson lui parcourut le dos lorsqu'il sentit distinctement un bourdonnement monter dans la maison. Un bourdonnement sourd, presque imperceptible, qui semblait provenir de partout et de nulle part à la fois. Puis il s'éteignit, comme si le silence lui-même reprenait ses droits.

Il s'assit lourdement, la tête entre les mains, incapable de dire si ce qu'il venait de sentir était réel ou fruit de son esprit fatigué.

Et si ce qu'ils avaient ramené n'était pas derrière eux... Mais en eux ?

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