chapitre 10

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Après une nuit peuplée de cauchemars, où les visions d'êtres glissants et du cœur rouge battant avaient envahi son inconscient, Alice s'éveilla en sueur, le souffle court, le corps trempé et l'esprit en désordre.

Son retour à la réalité ne lui apporta aucun réconfort. Ce qu'elle avait vécu, la veille, dans les souterrains en compagnie du lieutenant, continuait de la hanter. Ces images poisseuses s'accrochaient à elle, s'infiltraient dans ses pensées, troublaient son jugement.

La marque sur son ventre s'était presque effacée. Toujours là pourtant. Pulsante.

Elle ignorait pourquoi, mais l'image de son père revenait sans cesse, telle une ritournelle obsédante. Voilà huit ans qu'il n'était plus de ce monde, et pourtant son souvenir restait vif, presque tangible. Son soutien lui aurait été si précieux. Lui, toujours si lucide, si méthodique, trouvait les mots justes pour apaiser ses angoisses. Il maniait la raison comme d'autres une arme, avec calme et précision. Il lui manquait.

Heureusement, il lui avait transmis ce goût tenace de l'investigation, cette curiosité insatiable pour la vérité. C'était sans doute ce réflexe, ancré au plus profond d'elle-même, qui l'avait poussée à tout consigner par écrit dès son retour. Sans cela, elle aurait fini par douter de ses propres sens.

La petite lampe posée sur le buffet dormait paisiblement, inerte.

Elle releva la tête vers la lampe inerte.

- Il faut vraiment que je pense à changer les piles.

Elle se servit une tasse de café et ouvrit la fenêtre donnant sur la rue. L'air du matin lui caressa le visage, frais et chargé d'odeurs de boulangerie. Au loin, quelques passants en chapeau et des femmes tirant des cabas se pressaient vers le marché. Le ciel, d'un bleu limpide, se parait de petits nuages décoratifs. Une belle journée s'annonçait.

Tout semblait si normal, si paisible. Personne, dans cette ville engourdie, ne pouvait soupçonner que, sous leurs pieds, sommeillaient d'anciens maléfices.

Sa soif de savoir, plus forte que ses craintes, finit par l'emporter. S'il y avait bien un homme qui en savait davantage qu'il ne le laissait entendre, c'était Henri Dufresne de la Vallière

Après tout, le souterrain et l'étang où l'on avait retrouvé le cadavre lui appartenaient. Il devait bien avoir des choses à dire. Elle irait lui rendre une petite visite. Elle avait des questions à lui poser.

Elle avala d'un trait le fond de café noir qui tremblait au fond de sa tasse.

Elle posa sa tasse vide sur la table et se dirigea vers le téléphone. Avant de se lancer dans cette visite, mieux valait prévenir Henri Dufresne de la Vallière. Un appel bref suffit : sa voix, au bout du fil, sembla hésiter un instant avant d'accepter de la recevoir dans la matinée. Il proposa même que Lucien l'accompagne.

- Le lieutenant Beaumont sera présent, ajouta-t-il d'une voix lasse. Nous devons parler. Tous les trois.

Trente minutes plus tard, elle était au volant de son coupé rouge. Lunettes noires sur le nez, elle filait vers le manoir des Dufresne de la Vallière. Lucien l'attendait devant les grilles du domaine, adossé à sa voiture de service. Son visage portait les marques d'une nuit aussi difficile que la sienne.

- Alice, dit-il en la voyant descendre. Vous êtes sûre de vouloir y aller ?

- Plus que jamais. Et vous ?

Il remonta dans sa voiture.

- Après ce que nous avons vu... je veux des réponses. Des vraies.

Les grilles du domaine étaient ouvertes. Ils engagèrent leurs véhicules sur l'allée de gravier blanc qui menait à la demeure. Des arbres centenaires bordaient le chemin comme autant de sentinelles hiératiques figées dans le temps. Un vieux jardinier, chapeau de paille et sabots de bois, les regarda passer, fasciné par l'étrange cortège qu'ils formaient.

Elle gara son véhicule devant le perron, et aussitôt, un majordome en tenue se précipita pour les accueillir.

- Monsieur et Madame, que nous vaut l'honneur de votre visite ?

- Lieutenant Beaumont et Mademoiselle Moignon, répondit Lucien en montrant sa plaque. Monsieur Dufresne de la Vallière, nous attend.

- En effet. Veuillez me suivre, je vais vous conduire à la bibliothèque.

Le majordome les guida à travers un vaste hall d'entrée au sol de marbre veiné. Des portraits d'ancêtres aux regards sévères tapissaient les murs lambrissés, observant les visiteurs avec cette arrogance propre aux vieilles familles. L'air sentait la cire d'abeille et cette odeur particulière des demeures anciennes : un mélange de bois ciré, de cuir et de poussière distinguée.

La bibliothèque était une pièce aux proportions majestueuses. De lourds rideaux de velours grenat encadraient de hautes fenêtres donnant sur un parc à la française. Des rayonnages de chêne montaient jusqu'au plafond, chargés de volumes reliés qui semblaient n'avoir jamais été ouverts. Un canapé Empire trônait près de la cheminée de marbre noir, flanqué de fauteuils au capitonnage usé, mais encore élégant. Sur le manteau, une pendule dorée marquait imperturbablement le passage du temps.

Henri Dufresne de la Vallière les attendait, debout près de la fenêtre, un verre de cognac à la main. À dix heures du matin. Son visage portait les stigmates d'une nuit difficile : des cernes violacés creusaient ses yeux, et sa main tremblait légèrement lorsqu'il porta le verre à ses lèvres.

- Mademoiselle Moignon. Lieutenant Beaumont, dit-il d'une voix rauque. Je vous remercie d'être venus.

- C'est vous qui nous avez convoqués, Henri, répondit Lucien avec une fermeté inhabituelle.

Le vieil homme hocha la tête, vida son verre d'un trait, et se dirigea vers le cabinet pour s'en resservir un autre.

- Un verre ? Proposa-t-il.

Alice refusa d'un signe de tête, Lucien d'un geste de la main.

Henri se laissa tomber dans l'un des fauteuils, le cognac tremblant dans son verre. Il semblait avoir vieilli de dix ans depuis leur descente dans les souterrains. Ses épaules s'étaient voûtées, comme sous le poids d'un fardeau invisible.

- Vous devez comprendre... Commença-t-il d'une voix brisée. Ce que vous avez trouvé hier... Ce n'est pas la première fois que je le vois.

Un silence pesant s'installa. Lucien et Alice échangèrent un regard. Le moment tant attendu était arrivé.

- Henri, dit-elle doucement. Il est temps de nous dire la vérité. Toute la vérité.

Il releva la tête, et une détresse infinie brillait dans ses yeux.

- La vérité... Répéta-t-il dans un souffle. La vérité, c'est que j'ai vendu mon âme il y a quarante-cinq ans. Et que je paie encore le prix de ce marché.

Lucien se pencha en avant, les mains jointes.

- Racontez-nous tout, Henri. Depuis le début.

Henri se laissa tomber dans l'un des fauteuils, le cognac tremblant dans son verre. Il semblait avoir vieilli de dix ans depuis leur descente dans les souterrains. Ses épaules s'étaient voûtées, comme sous le poids d'un fardeau invisible.

- Vous devez comprendre... Commença-t-il d'une voix brisée. Ce que vous avez trouvé hier...

Il s'interrompit, cherchant ses mots. Dans un geste nerveux, Il se dirigea vers la bibliothèque, comme pour mettre de la distance entre eux. Ses doigts effleurèrent nerveusement les reliures.

- Des légendes. Des histoires de bonnes femmes. Je n'y ai jamais prêté attention.

Un silence pesant s'installa. Alice le voyait trembler, mal à l'aise. Soudain, dans un geste brusque, il tira sur un volume pour le consulter, sans doute pour se donner une contenance. Le livre glissa de ses mains et tomba au sol dans un bruit sourd, entraînant avec lui deux autres ouvrages.

Il se pencha précipitamment pour ramasser les volumes.

- Pardonnez-moi.

Lucien et Alice s'agenouillèrent pour l'aider. C'est alors que les doigts d'Alice se refermèrent sur un carnet de cuir usé et taché qui avait glissé entre les autres livres. En le relevant, elle lut sur la première page : " Carnet de campagne. Capitaine Dufresne de la Vallière. 1915. "

Le regard d'Henri se posa sur l'objet entre ses mains. Son visage se décomposa.

- Non, dit-il d'une voix étranglée. Pas ça. S'il vous plaît.

Alice croisa le regard de Lucien, puis ouvrit le carnet. L'écriture élégante, tracée à l'encre violette, tremblait sur les pages jaunies. Elle commença à lire à voix haute.

- " 3 novembre 1915. Les hommes refusent de descendre dans les galeries profondes. Ils parlent de voix, de présences... "

- Arrêtez, supplia Henri.

Mais Alice poursuivit, sa voix se durcissant à mesure qu'elle découvrait les mots.

- " 17 décembre 1915. Nous sommes encerclés. Je suis descendu avec le soldat Ambroise Donadieu dans les profondeurs interdites. Nous avons trouvé la salle. Le Cœur. Il nous a parlé. Il m'a offert un marché : la vie de mes hommes contre des portes ouvertes. J'ai accepté. Que Dieu me pardonne, j'ai accepté. "

Un sanglot rauque échappa à Henri. Il s'effondra dans le fauteuil, le visage enfoui dans ses mains.

- Vous ne comprenez pas, gémit-il. Nous allions tous mourir. Les bombardements, la faim, le froid... Mes hommes tombaient comme des mouches. J'étais leur capitaine. Je devais les sauver.

Lucien s'approcha, la mâchoire serrée.

- Alors racontez-nous tout, Henri. Depuis le début. Que s'est-il passé dans ces carrières en 1915 ?

Le vieil homme releva la tête. Ses yeux étaient rouges, vitreux. Il prit une profonde inspiration tremblante, vida son verre de cognac d'un trait, et commença à parler. Sa voix était brisée, hachée par les sanglots qu'il retenait.

- Novembre 1915. Mon régiment était cantonné près d'un petit village. On nous avait installés dans d'anciennes carrières. Dès la première nuit, les hommes ont commencé à parler de voix. De présences dans les galeries profondes. Le caporal Mercier a déserté. On l'a retrouvé pendu dans les bois, les yeux grands ouverts, fixant ce que nous ne pouvions pas voir.

Il marqua une pause, les mains tremblantes.

- Les disparitions ont commencé. D'abord le soldat Renaud. Puis Dubois. Puis trois autres en une seule nuit. On les retrouvait parfois... Vidés. Comme si une force les avait aspirés de l'intérieur. Les autres revenaient changés, le regard mort. Ils ne parlaient plus. Ils se contentaient de fixer l'entrée des galeries, comme attirés par ce qui s'y trouvait.

Alice échangea un regard avec Lucien. Le lieutenant était livide.

- En décembre, les Allemands nous ont encerclés. Bombardement continu pendant quatre jours. Plus de munitions, plus de vivres. Les blessés agonisaient dans la boue. J'ai vu des hommes se tirer une balle dans la tête plutôt que d'attendre la fin. Nous étions finis.

Sa voix se brisa.

- C'est alors que les voix sont devenues plus fortes. Elles m'appelaient. Moi, personnellement. Elles me promettaient la victoire. Le salut de mes hommes. J'ai essayé de résister, mais... comment refuser quand on voit ses soldats mourir un par un ?

Alice ferma brièvement les yeux.

- Alors vous êtes descendu.

Henri hocha la tête, le visage ravagé.

- Avec Ambroise Donadieu. Le seul assez fou pour m'accompagner. Nous avons descendu les galeries pendant des heures. Plus nous descendions, plus l'air devenait épais, chargé. Nous avons trouvé la salle. Et le Cœur.

Il ferma les yeux, comme pour chasser l'image.

- Il battait. Un organe vivant, énorme, suspendu dans le vide. Rouge et noir. Pulsant. Et Il nous a parlé. Pas avec des mots. Avec des images directement injectées dans nos crânes. Il m'a montré mes hommes sauvés, les Allemands en déroute. Il m'a montré la victoire. Tout ce que j'avais à faire, c'était... Ouvrir les portes. Laisser entrer ce qui attendait.

- Les douze hommes, dit Lucien d'une voix blanche. Les douze disparus entre le 18 et le 25 décembre 1915.

Henri éclata en sanglots.

- Je ne savais pas ! Je pensais que ce serait... Symbolique. Un rituel. Pas... Pas ça. Ils les a pris un à un. Je les ai choisis, Dieu me pardonne. Les malades, les blessés. Ceux qui allaient mourir de toute façon. Je me disais que c'était pour sauver les autres. Mais leurs cris... Leurs cris quand Il les prenait...

Le silence qui suivit fut insoutenable.

- Deux jours plus tard, les Allemands se sont repliés. Sans raison. Sans explication. Nous avons gagné. Mes hommes ont survécu. Tous les autres. Mais la nuit, j'entendais encore les voix. Et je sentais Sa présence. Dans mon ombre. Dans mes rêves.

Alice sentit sa gorge se nouer.

- Et après la guerre ?

Henri releva des yeux hagards.

- Il m'a suivi. La chose à laquelle j'avais ouvert les portes. Elle ne m'a jamais quitté. Et parfois... Parfois, Elle réclamait Son dû. Un vagabond en 1921. La petite Marie en 1924. D'autres. Je les couvrais. J'étouffais les enquêtes. J'étais capitaine de gendarmerie, puis gendarme en chef. Personne ne pouvait me contredire.

Lucien se leva brusquement, le visage déformé par le dégoût.

- Vous avez sacrifié des innocents. Pendant des décennies.

- Pour expier ! Cria Henri. Pour payer ma dette ! Vous croyez que j'ai eu le choix ? Il me l'exigeait ! Et à chaque fois, je priais pour que ce soit le dernier. Mais les portes... Les portes restaient ouvertes.

Alice referma lentement le carnet. Ses mains tremblaient.

- Les portes doivent être refermées, dit-elle d'une voix dure. Il doit y avoir un moyen.

Henri releva la tête. Dans ses yeux brillait une lueur étrange, un mélange de folie et d'espoir désespéré.

- Il y en a peut-être un. Mais le prix à payer... Sera terrible.

Alice et Lucien échangèrent un regard. Ils savaient qu'un point de non-retour venait d'être franchi.

La pendule sonna onze heures. Chaque tintement résonna comme un glas.

Et dans le silence qui suivit, Alice crut entendre, montant des profondeurs de la terre, un battement sourd, régulier.

Le Cœur.

Il savait qu'ils savaient.

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