chapitre 11

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1947. Deux ans après la fin de la guerre.

Marthe pétrissait la pâte avec une violence contenue. Ses mains épaisses, couvertes de farine, s'enfonçaient dans la masse élastique comme dans de la chair. Pousser, replier, écraser. Le rythme était hypnotique, presque apaisant. Presque.

Dehors, les cloches de l'église sonnaient midi. Marthe ne leva pas la tête. Elle savait ce que signifiaient ces cloches. Un baptême, encore un, le troisième ce mois-ci. Le village renaissait après la guerre. Les hommes étaient revenus. Les ventres s'arrondissaient. Les berceaux se remplissaient. Partout, des cris de nouveau-nés résonnaient. Partout sauf chez Marthe.

Elle enfonça son poing dans la pâte, trop fort. La pâte se déchira sous la brutalité du geste.

Marthe ? fit une voix derrière elle.

Elle sursauta. Son mari, Fernand, se tenait dans l'embrasure de la porte, le tablier taché de suie.

Le pain pour les Dufresne est prêt ? demanda-t-il doucement.

Elle hocha la tête sans le regarder. Fernand s'approcha et posa une main hésitante sur son épaule. Elle se raidit.

Marthe... ça fait trois ans maintenant. Il faut...

Il faut quoi ? coupa-t-elle, d'une voix aussi dure que la pierre. Il faut que j'oublie ? Que je fasse comme si de rien n'était ?

Non. Mais il faut que tu arrêtes de te punir.

Elle se retourna brusquement, le visage traversé d'une rage froide.

Me punir ? C'est ça que tu crois ? Que je me punis ?

Fernand recula d'un pas.

Je... je ne voulais pas...

Sors, dit-elle en revenant à sa pâte. J'ai du travail.

Il resta immobile un instant, puis sortit. La porte se referma doucement.

Marthe ferma les yeux. Ses mains tremblaient.

Trois ans depuis cette nuit de février 1944.

Février 1944.

Nicole avait six mois. Six mois de joues rondes et de gazouillis qui illuminaient la maison malgré la guerre. Cette nuit-là, elle toussait. Au début, une toux sèche. Puis, vers trois heures du matin, une respiration sifflante, un râle qui soulevait sa petite poitrine comme un soufflet de forge.

Le docteur Emery, réveillé en urgence, arriva peu avant quatre heures. Le croup, dit-il. Il faut de la vapeur. Et prier.

Marthe fit bouillir de l'eau partout dans la maison. La cuisine devint un nuage brûlant où l'on voyait à peine.

Fernand marchait en berçant Nicole, la voix tremblante.

Vers cinq heures, la petite respirait mieux. La crise semblait passer. Elle est sauvée, souffla le docteur. Mais surveillez-la. Le croup peut revenir.

Il repartit juste avant l'aube.

Épuisés, Marthe et Fernand s'effondrèrent sur le lit. Nicole dormait entre eux. Marthe ferma les yeux quelques secondes. Juste quelques secondes.

Quand elle les rouvrit, l'aube grise filtrait.

Nicole ne bougeait plus.

Marthe se redressa d'un coup. Nicole ? Nicole, ma chérie ? Elle toucha le petit visage. Froid. Non... non... Elle prit l'enfant, la secoua doucement, tenta de la réveiller.

Fernand se réveilla à son tour, vit le visage de Marthe, comprit. Non, souffla-t-il. Il prit Nicole, tenta désespérément de la ranimer. Rien.

Le docteur revint une heure plus tard. Il examina l'enfant, secoua la tête. Le croup est revenu pendant qu'elle dormait. Elle a suffoqué, sans bruit. C'est fréquent. Ce n'est la faute de personne.

Mais Marthe savait. Elle s'était endormie. Elle aurait pu rester éveillée. Elle aurait pu être là. Il aurait suffi de ne pas fermer les yeux.

Elle avait choisi le sommeil.

Marthe forma les pains avec des gestes mécaniques. Ses mains tremblaient encore. Chaque nuit, elle revivait le même cauchemar. Elle était dans son lit, Nicole à côté d'elle. L'enfant toussait, puis suffoquait. Marthe voulait se réveiller, agir, mais son corps restait immobile. Avant de s'arracher au cauchemar, elle entendait toujours la même voix. Pas celle de Nicole. Une voix plus profonde, multiple, grinçante.

Tu as choisi le sommeil. Tu as choisi ta fatigue plutôt que sa vie.

Marthe secoua la tête pour chasser ces mots. Elle plaça les pains au four, régla le feu. À travers la vitre, elle regarda les flammes. Parfois, elle avait envie d'ouvrir la porte et d'y plonger la main. Elle se disait qu'elle le méritait.

Treize ans plus tard.

Marthe avait soixante-deux ans. Fernand était mort cinq ans plus tôt. Elle tenait seule la boulangerie, aidée parfois par sa nièce. Elle n'avait jamais eu d'autre enfant. Les médecins disaient que c'était possible, mais elle avait refusé. Elle ne méritait pas d'être mère, pas après avoir perdu Nicole. Car, dans son cœur, elle était convaincue d'avoir causé sa mort. Par négligence, par faiblesse.

Ce soir-là, elle ferma la boulangerie, rangea, nettoya. En passant devant le miroir, elle s'arrêta. Son reflet la fixait. Cheveux gris tirés, visage creusé, yeux éteints. Une femme qui avait arrêté de vivre.

Elle monta se coucher dans la petite chambre. S'allongea sans se déshabiller. Ferma les yeux.

Le cauchemar revint. Mais cette fois, la voix ne venait pas du rêve. Elle venait du plancher.

Marthe. Nous sentons ta douleur. Nous sentons ta culpabilité. Elle est exquise. Laisse-nous entrer. Nous te libérerons.

Marthe ouvrit les yeux. La chambre était plongée dans l'obscurité. Sous le lit, quelque chose remuait. Elle se pencha. Des yeux noirs la fixaient.

Qui êtes-vous ? murmura-t-elle.

Nous sommes ce que tu désires. La fin de ta souffrance. L'oubli. Accepte-nous.

Elle aurait dû hurler. Fuir. Chercher de l'aide. Mais elle était si fatiguée. Si profondément fatiguée.

D'accord, souffla-t-elle. Prenez-moi.

Les yeux noirs se multiplièrent, s'étirèrent en une fumée sombre qui se glissa hors de l'ombre. Elle l'enveloppa. Marthe sentit une froideur s'insinuer en elle, jusque dans ses veines, son cœur, son esprit.

Elle ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, ils étaient noirs. Totalement noirs.

Et, pour la première fois depuis seize ans, Marthe ne ressentit plus rien. Ni douleur, ni culpabilité, ni amour. Rien.

Le Cœur avait trouvé un nouveau récipient.

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