chapitre 12
L'heure qui venait de s'écouler lui avait paru interminable. Elle avait roulé sans but, le carnet d'Henri posé sur le siège passager, incapable de rentrer chez elle. Ce qu'elle avait vu, ou cru voir, pouvait s'expliquer : la fatigue, le stress, l'imagination...
Mais elle devait croiser des dates, consulter ses notes.
Elle se gara devant les bureaux de sa rédaction, déserts à cette heure. Sa main tremblait légèrement lorsqu'elle déverrouilla la porte. Dans son bureau, elle étala tous ses documents : le carnet d'Henri, ses notes sur les disparitions, les archives consultées à la bibliothèque.
Pendant deux heures, elle croisa les informations.
Et le tableau qui émergea fut terrifiant.
Quand Lucien la rejoignit au café de Grégoire, la nuit était tombée. Elle l'avait appelé depuis une cabine, lui demandant de la retrouver là. Un point neutre. Central. Où personne ne ferait attention à deux personnes discutant autour d'un verre.
Du moins, c'est ce qu'elle pensait.
Le cafetier essuyait un verre derrière son comptoir, sifflotant un air qu'elle ne reconnut pas. Il leva les yeux à l'entrée de Lucien et son sourire se figea imperceptiblement. Son regard la mit mal à l'aise.
Lucien s'assit lourdement en face d'elle, les traits tirés.
- Alors ? Demanda-t-il. Qu'avez-vous trouvé de si urgent ?
Elle étala ses notes sur la table.
- Regardez. Décembre 1915 : douze disparus. Officiellement "morts au combat ". Aucun corps retrouvé.
Elle pointa une autre ligne.
- Avril 1921 : un vagabond. Disparu sans trace. Novembre 1924 : Marie, seize ans. Mars 1929 : un colporteur.
Elle releva les yeux.
- Toujours des gens isolés. Sans famille. Ou sans famille qui s'inquiéterait. Et toujours...
Elle marqua une pause.
-... Lors d'une nouvelle lune.
Lucien eut froid tout d'un coup, ou peur.
- Le Cœur se nourrit, dit-il.
- Oui. Régulièrement. Espacé. Discret. Et devinez qui contrôlait toutes ces enquêtes ?
Les paupières de Lucien se fermèrent.
- Henri.
- Capitaine de gendarmerie de 1920 à 1945. Il pouvait classer les affaires. Orienter les recherches ailleurs. Faire disparaître les preuves. Il nous l'a avoué tout à l'heure.
-Ou simplement ne rien trouver, souffla Lucien. Parce qu'il savait exactement où étaient les corps.
Ils se regardèrent.
- Il faut confronter Ambroise, dit-elle. Lui aussi était là en 1915. Il doit savoir.
- Et s'il est complice ?
- Alors on le fera parler.
Derrière son comptoir, Grégoire essuyait toujours le même verre. Mais ses yeux ne les quittaient pas. Pas un regard curieux : un regard évaluateur. Comme un prédateur jaugeant sa proie.
Elle le remarqua, baissa la voix.
- Le cafetier...
- Je sais, chuchota Lucien. Je l'ai vu aussi.
Grégoire leur sourit soudain. Un sourire trop large. Avec des dents qui semblaient trop nombreuses.
Elle détourna rapidement les yeux.
- On devrait partir.
- Oui. Maintenant.
À peine sortis, elle sentit un regard. Quelqu'un les observait. Elle se retourna. Grégoire se tenait derrière la vitre du café, immobile comme une statue. Ses mains, posées à plat sur le verre, laissaient des traces humides qui ne s'effaçaient pas.
Il ne souriait pas. Il ne clignait pas des yeux. Il les regardait simplement, avec l'attention patiente d'un boucher évaluant une bête avant l'abattage.
- On nous suit, murmura Alice. Lucien jeta un coup d'œil derrière lui. Justin et Antoine. À cinquante mètres. Marchant lentement. Délibérément.
Dans le café, Grégoire décolla enfin les yeux de la vitre. Il décrocha le téléphone mural. Ses lèvres bougèrent, mais Alice ne put lire ce qu'il disait. Elle n'en avait pas besoin.
- Plus vite, dit Lucien en lui serrant le bras.
Ils accélérèrent. Leurs poursuivants aussi. Lucien tourna dans une ruelle, coupa par les jardins. Ils coururent.
Quand ils émergèrent sur la place de l'église, Justin et Antoine avaient disparu.
Mais ce n'était pas rassurant. Au contraire. Car cela signifiait qu'ils savaient où les trouver. Quand ils le voudraient.
- Chez Ambroise. Tout de suite, dit Lucien.
Ils montèrent dans la voiture. Dans le rétroviseur, elle crut voir une silhouette immobile au coin d'une rue, les observants partir.
Elle frissonna.
Dans son sac, la lampe pulsait plus fort maintenant.
Alice le sentait à travers le tissu. Une vibration sourde, insistante, comme un second cœur qui battait contre sa hanche.
Elle jeta un regard au sac posé entre ses pieds. À travers la toile, une lueur rouge diffuse transperçait par intermittence.
Plus rapide qu'hier soir. Un battement toutes les deux secondes maintenant.
- Lucien... je crois qu'on a réveillé quelque chose.
- Je sais. C'est pour ça qu'il faut faire vite.
Le moteur démarra dans un crissement de pneus.
La maisonnette d'Ambroise était plongée dans l'obscurité. Aucune lumière aux fenêtres.
- Il n'est peut-être pas là, dit-elle.
Lucien frappa pourtant. Une fois. Deux fois.
Un long silence. Puis un bruit à l'intérieur. Des pas traînants. Le cliquetis d'un fusil qu'on arme.
- Qui est là ?
La voix d'Ambroise, méfiante, dure.
— Lieutenant Beaumont. Et Alice Moignon. Ambroise, il faut qu'on parle.
- J'ai rien à vous dire.
- Nous savons, dit-elle. Pour 1915. Pour le Cœur. Pour les douze.
Un long silence. Puis un verrou qui claque.
La porte s'ouvrit. Ambroise se tenait là, fusil en main, le visage creusé par quarante-cinq ans de cauchemars.
- Entrez. Vite.
Il jeta un regard dehors avant de refermer rapidement.
Il ne leur proposa ni café ni alcool. Il s'affaissa dans son fauteuil, soudain très vieux.
- Henri vous a tout dit ?
- Il nous a donné son carnet, répondit Lucien. Mais nous voulons votre version.
Ambroise eut un rire amer.
- Ma version ? C'est la même. Sauf que moi, je voulais refuser. Lui a accepté.
Ses yeux se fermèrent.
- J'aurais dû l'en empêcher. J'aurais dû mourir à sa place.
- Racontez-nous, dit-elle doucement. Depuis le début.
Ambroise rouvrit les yeux.
- Depuis le début... Décembre 1915. Nous étions encerclés, affamés, à court de munitions. Chaque jour, des hommes mouraient. Henri cherchait désespérément une solution. C'est là qu'il a vu l'entrée des galeries, près de l'étang.
Sa voix trembla légèrement.
- Il a demandé un volontaire pour l'accompagner. Je me suis proposé. Nous avons rampé toute la nuit, franchis les barbelés, esquivés les fusées éclairantes. Quand nous sommes descendus... l'air était saturé d'humidité et d'une odeur de chair en décomposition. Mais il y avait autre chose. Une présence qui n'aurait pas dû être là.
Il marqua une pause.
- Après un long parcours, nous avons débouché dans une vaste salle. Et au centre... Cette chose palpitait. Rouge. Vivante. Battant comme un cœur géant.
Elle souffla :
- Le Cœur...
- Quand Il nous a parlé... ce n'était pas une voix. C'était comme s'Il fouillait dans nos têtes. Arrachait nos peurs. Nos secrets.
Il frissonna.
- Il m'a montré Augustin. Mon frère de guerre. Mort un an plus tôt. Mourant encore. M'accusant. Et Henri... Il lui a montré ses hommes morts. Leurs familles. Leurs enfants orphelins.
Ambroise baissa la tête.
- Il savait où frapper. Comment nous briser. Et quoi obtenir : douze vies en échange de la survie des autres.
Le silence se fit.
- Henri a accepté, dit-il. Malgré mes protestations. Il a choisi les plus faibles. Les mourants. Les brisés.
Sa voix se fit plus basse.
- Cette nuit-là, nos corps se sont réveillés... Mais pas nos esprits. Nous avancions comme des pantins. Vers les douze. Nous avons touché leurs fronts. Et une force passait de nous à eux. Froide. Vivante.
Il trembla.
- Ils se sont réveillés en hurlant. Tous ensemble. Mais leurs hurlements... Ce n'était plus des sons humains.
Il essuya ses yeux.
- Ils avaient les yeux noirs. Vides. Et une force... Inhumaine. Ils sont descendus dans les galeries, ensemble, comme un seul être. Gauthier m'a regardé, et il a souri. Pas son sourire. Celui du Cœur.
Ambroise releva la tête.
- Le lendemain, les Allemands étaient partis. Henri a été décoré. Mais nous, on savait. Le Cœur s'était nourri. Douze vies. Douze âmes. Et en échange... Il avait agi chez l'ennemi.
Le silence retomba.
- Pourquoi n'avoir rien dit ? Demanda-t-elle.
- À qui ? Personne ne m'aurait cru. Et j'avais peur. Peur qu'Il me fasse descendre aussi. Alors je me suis caché. Pour qu'Il m'oublie.
Lucien se pencha.
- Mais Il ne vous a pas oublié.
- Non. Et vous... Vous L'avez réveillé. Il vous a marqués.
Il désigna le ventre de la jeune femme.
- Je parie que la tache a grandi.
Elle acquiesça.
- Alors vous comprenez. Le Cœur ne lâche jamais. Une fois qu'Il vous a touchés, vous Lui appartenez.
Un bruit dehors. Une branche qui craque.
Ambroise bondit, saisit son fusil.
- Éteignez les lampes. Vite.
Ils obéirent. L'obscurité les enveloppa.
Dehors, des pas. Lents. Délibérés. Puis une voix. Multiple. Grinçante.
" Ambroise... Nous savons que tu es là... Et tes amis aussi... "
Elle retint son souffle.
La voix de Justin. Et d'autres. Beaucoup d'autres.
" Le Cœur vous réclame... Tous... "
Les pas s'éloignèrent. Lentement.
Ambroise attendit de longues minutes avant de rallumer. Son visage était livide, ses mains tremblaient légèrement sur le fusil.
- Ils savent où vous êtes. Ils viendront vous chercher. Ce n'est qu'une question de temps.
- Alors que fait-on ? Demanda-t-elle, la voix étranglée.
Ambroise posa son arme, se dirigea vers la cuisine. Il prépara du café d'un geste machinal, comme si la normalité du rituel pouvait repousser l'horreur qui rôdait dehors.
- On va voir Henri, dit-il en posant les tasses sur la table. On met tout sur la table. Les photos, le carnet, tout. Il ne peut plus nier. Il doit nous aider à comprendre comment arrêter cette chose.
Il se leva, marcha vers la porte d'un pas décidé.
L'ouvrit.
Justin, les yeux comme des puits sans fond, se tenait sur le seuil.

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