chapitre 13

3 minutes de lecture

Été caniculaire.

Antoine avait huit ans. Son frère Gabriel en avait six.

C'était Antoine le responsable. Toujours. Parce qu'il était l'aîné. Parce que leur père travaillait aux champs et leur mère à la ferme. Parce que quelqu'un devait surveiller Gabriel.

Le matin même, leur mère l'avait averti : ne pas le quitter des yeux, surtout près de la rivière.

Antoine avait acquiescé avec le sérieux d'un petit homme.

Mais il faisait si chaud, et Gabriel suppliait d'aller tremper ses pieds.

Antoine avait regardé la Méaudre, tranquille, étincelante sous le soleil. Puis il avait accepté, à condition que Gabriel reste près du bord.

Gabriel avait crié de joie, retiré ses chaussures et couru vers l'eau. Antoine s'était assis à l'ombre d'un saule, un bâton à la main pour dessiner dans la terre. Des châteaux, des chevaliers, des dragons.

La chaleur écrasait tout. Les cigales chantaient. Le vent murmurait dans les feuilles. Antoine avait fermé les yeux, juste une minute.

Le cri l'avait réveillé.

Gabriel était au milieu de la rivière, emporté par le courant. Ses bras battaient l'eau, mais il s'enfonçait.

Antoine avait couru, sauté dans l'eau sans savoir nager. L'eau froide l'avait heurté, il avait toussé, tenté d'avancer. Il tendait la main vers son frère, mais le courant les séparait. Gabriel s'éloignait, puis sa tête avait disparu sous l'eau, une fois, deux fois, puis plus du tout.

Antoine avait hurlé jusqu'à perdre la voix.

Les paysans avaient fouillé la rivière et retrouvé Gabriel deux heures plus tard, coincé sous une souche, à cinq cents mètres en aval. Mort.

Il n'y avait pas eu de procès officiel, mais il y eut le procès silencieux : les regards, les chuchotements. Son père ne lui adressa plus la parole pendant six mois. Sa mère pleurait dès qu'elle le voyait. Au village, on détournait les yeux. C'est lui. Celui qui a laissé son frère se noyer. Il s'est endormi. Tu te rends compte ?

Antoine grandit dans le silence et la honte. À l'école, les autres enfants s'écartaient de lui comme si la mort était contagieuse. Il portait la certitude qu'il avait volé la vie de Gabriel, ce petit frère toujours souriant, qui dessinait des soleils et rêvait de devenir pompier.

Trente-deux ans plus tard.

Antoine tenait la fromagerie familiale. Son père était mort dix ans plus tôt sans lui avoir pardonné. Sur son lit de mort, il avait dit que Gabriel aurait été un meilleur fromager. Antoine n'avait pas pleuré. Il pensait que c'était vrai.

Il s'était marié tard, à quarante ans, avec Simone, une femme plus jeune que personne ne voulait. Elle avait un bec-de-lièvre mal réparé et boitait depuis la polio. Deux êtres cabossés qui se tenaient compagnie.

Ils n'avaient pas eu d'enfants. Antoine refusait. Il craignait de répéter le passé. Il ne se sentait pas digne d'être père.

Chaque jour, il passait devant la Méaudre, et chaque jour il entendait le cri de Gabriel. Parfois, le soir, il s'asseyait au bord de l'eau, imaginant s'y jeter. Rejoindre son frère sous la vase. Mais il n'en avait pas le courage. Il se disait que sa lâcheté avait déjà tué Gabriel.

Août 1960. La possession.

Ce soir-là, Antoine resta tard à la fromagerie, prétextant du travail pour éviter de rentrer chez lui, où Simone l'attendait avec ses questions silencieuses. Il nettoya, retourna les meules, vérifia l'affinage, tout pour retarder le moment.

Il ferma boutique, marcha vers la Méaudre et s'installa sur la berge. Comme d'habitude.

Mais ce soir, quelque chose clochait. L'eau coulait d'une manière différente, presque comme si elle attendait.

Puis il le vit. Dans le reflet de la lune, un visage. Celui de Gabriel. Ses yeux, sa bouche ouverte, ses bras tendus.

Antoine murmura son nom. Le reflet bougea, pas comme un reflet, mais comme quelque chose de vivant, qui le regardait.

Et une voix sortit de l'eau, pas celle de Gabriel, mais celle du Cœur.

Tu l'as laissé mourir. Tu as fermé les yeux. Tu es un meurtrier.

Antoine pleura, avoua qu'il le savait, qu'il était désolé.

Les excuses ne ramènent pas les morts. Mais nous, nous pouvons te libérer. Nous pouvons effacer ta douleur. Veux-tu être libéré, Antoine ?

Il regarda le visage dans l'eau, le mélange de son frère et de quelque chose d'autre.

Oui, murmura-t-il. S'il vous plaît. Je ne veux plus avoir mal.

Alors entre.

Sans hésiter, Antoine se leva, marcha dans l'eau. Le reflet s'ouvrit comme une bouche et l'engloutit.

Quand il ressortit, trempé, ses yeux étaient devenus noirs.

Et Gabriel ne l'appelait plus. Parce qu'il n'y avait plus rien en lui capable d'entendre.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire eric Jordi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0