chapitre 14

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Justin se tenait sur le seuil. Antoine et Marthe derrière lui. Leurs yeux, trois paires de trous noirs sans blanc, sans iris, fixaient Ambroise sans ciller. Mais c'était l'odeur qui frappa Alice en premier. Une puanteur de viande avariée, de sang caillé, de chair qui aurait dû être enterré depuis longtemps. Elle émanait de Justin comme une aura visible, épaississant l'air autour de lui.

Quand Antoine bougea, ses articulations craquèrent , pas le craquement normal d'un genou qui se déplie, mais un bruit d'os qui se brise et se reforme, encore et encore, à chaque pas.

Et Marthe... Marthe souriait. Quand elle tendit la main vers Alice, sa peau était glacée, mais pas comme de la glace. Comme de l'eau stagnante. Morte depuis si longtemps que le froid lui-même avait renoncé à le réchauffer.

- Bonsoir, Ambroise, dit Justin.

Mais ce n'était pas sa voix. Des dizaines de voix parlaient à travers lui, un chœur grinçant et inhumain qui semblait venir d'outre-tombe.

Ils avaient attendu. Patiemment. Comme des prédateurs tapis dans l'ombre.

Puis ils se jetèrent sur lui.

Tout se passa en trois secondes.

Justin percuta Ambroise de plein fouet. Le vieil homme n'eut pas le temps de lever les bras. Il fut projeté en arrière, son corps heurtant la table dans un craquement sinistre. Les tasses explosèrent au sol, le café brûlant se répandant sur le plancher.

Antoine et Marthe se ruèrent à l'intérieur de la maisonnette.

La petite pièce devint soudain trop étroite. Un séjour-cuisine au rez-de-chaussée. Une chambre à l'étage. Une porte de derrière donnant sur les bois. Alice enregistra la géographie des lieux en une fraction de seconde, son cerveau passant en mode survie.

Lucien dégaina, tira.

La détonation explosa dans l'espace confiné, assourdissante. Alice se plaqua les mains sur les oreilles, le cri coincé dans sa gorge.

Justin vacilla. Une seconde. Puis continua d'avancer.

Le trou dans sa chemise révélait la blessure. Mais aucun sang rouge ne coulait. Juste un liquide noirâtre, visqueux, qui suintait comme du goudron vivant. L'odeur était insoutenable, un mélange de putréfaction et de soufre.

- Merde, souffla Lucien.

Alice comprit : les balles ne suffiraient pas.

Ambroise gisait près de la cheminée, sonné, tentant de reprendre son souffle. Lucien se tenait près de la fenêtre, son arme fumante à la main. Alice était adossée au mur, près de l'escalier menant à la chambre.

Les trois possédés bloquaient la sortie principale.

Marthe souriait. Un sourire horrible, ses lèvres s'étirant bien trop loin sur son visage, révélant des dents qui semblaient avoir poussé, devenues pointues. Son tablier à fleurs était maculé de taches sombres.

- Le Cœur vous réclame, dit-elle de sa voix multiple, cette cacophonie de timbres superposés qui donnait la nausée. Vous avez vu ce que vous ne deviez pas voir. Maintenant, vous devez payer.

Elle se tourna vers Alice, et ses yeux noirs la fixèrent avec une intensité terrible.

- Toi surtout, petite fouineuse. Tu portes déjà une part de Lui en toi. Il ne reste qu'à compléter la transformation.

Alice recula d'un pas. Son dos heurta le mur. Ses mains cherchèrent une arme, n'importe quoi, pour se défendre.

Antoine avança vers Lucien. Le lieutenant tira à nouveau. Une fois. Deux fois. Les balles percutèrent le torse du possédé, laissant des trous d'où coulait ce liquide noir et épais.

Mais Antoine ne s'arrêta pas.

Ses mains se refermèrent sur le cou de Lucien dans un mouvement d'une rapidité inhumaine. Ils se déplaçaient par à-coups, ces créatures, comme si des images manquaient dans le film de la réalité. Un instant, ils étaient là, l'instant suivant ils avaient changé de position, sans transition.

Antoine serrait. Serrait.

Lucien suffoquait, son visage devenant pourpre. Il tentait de lever son arme, mais ses forces l'abandonnaient. Ses yeux cherchèrent ceux d'Alice, y transmettant un message désespéré : cours, sauve-toi, vis.

C'est alors qu'Ambroise se releva.

Le vieil homme titubait, mais il y avait une détermination farouche dans son regard. Il saisit un tisonnier dans la cheminée, le métal rougi à blanc encore brûlant des braises du feu du soir. Dans sa main calleuse, il ne sembla même pas sentir la chaleur.

Il se jeta sur Antoine, frappa de toutes ses forces.

Le coup résonna comme un gong. Antoine lâcha Lucien, qui s'effondra au sol en toussant, aspirant l'air par grandes goulées désespérées.

Le possédé se retourna vers Ambroise. Lentement. Comme un prédateur qui vient de repérer une nouvelle proie.

- Toi, cracha-t-il de ses voix multiples. Le traître. Celui qui a accepté le pacte et qui ose maintenant nous défier.

- J'ai fait une erreur, dit Ambroise, le souffle court. Il y a quarante-cinq ans. Mais je vais la réparer.

Il frappa encore. Le tisonnier s'abattit sur l'épaule d'Antoine avec un bruit d'os qui craque. Le possédé vacilla, mais ne tomba pas. Il avançait, imperturbable, ses mains tendues vers le vieil homme.

- Cours, petite ! Hurla Ambroise vers Alice sans la regarder, tous ses sens concentrés sur la menace qui approchait. La porte de derrière ! Va chercher de l'aide !

Alice hésita. Ses pieds refusaient de bouger. Elle ne pouvait pas les abandonner.

- COURS !

Le cri d'Ambroise la galvanisa. Elle se rua vers la porte de derrière.

Mais Marthe lui barra le chemin.

La boulangère se déplaçait avec une agilité qui contredisait son corps de femme d'âge mûr. Elle était soudain là, entre Alice et la sortie, ce sourire horrible étiré sur son visage.

- Où crois-tu aller, petite ?

Alice ne réfléchit pas. Son regard balaya la pièce, trouva une lampe à huile sur l'étagère. Elle la saisit à deux mains, la jeta au visage de Marthe.

Le verre explosa. L'huile éclaboussa la possédée, imbibant son tablier, ses cheveux, son visage. Marthe cligna des yeux, surprise. Peut-être les créatures qui l'habitaient n'avaient-elles pas prévu ce geste désespéré.

Alice saisit une bougie sur la table, la lança sur Marthe.

Les flammes jaillirent instantanément.

Un rugissement monta de la gorge de la boulangère. Non, plusieurs rugissements, plusieurs hurlements, un concert de souffrance qui glaça Alice jusqu'aux os. Des voix d'homme, de femmes, d'enfants peut-être, toutes piégées dans ce corps en feu, toutes souffrant ensemble.

Mais Marthe ne tombait pas.

Elle avançait, enflammée, transformée en torche vivante. Ses bras tendus vers Alice, ses mains griffues cherchant à l'attraper. Le feu consumait ses vêtements, sa peau cloquait, noircissait, mais elle continuait d'avancer.

- Tu ne peux pas fuir, sifflaient les voix à travers les flammes. Le Cœur te veut. Le Cœur t'aura.

Alice ouvrit la porte de derrière d'un coup d'épaule. Se jeta dehors. Roula sur l'herbe humide, qui amortit sa chute.

Elle se releva, le cœur battant la chamade, et courut.

Derrière elle, elle entendit un fracas terrible. Justin qui se jetait sur Ambroise. Le craquement sinistre des côtes qui cèdent sous l'impact. Le souffle coupé du vieil homme, le gargouillis étranglé.

Elle voulut se retourner. Faire demi-tour. Les sauver.

Mais déjà, la maisonnette était en flammes. L'huile répandue, le bois sec, tout s'embrasait à une vitesse terrifiante. Les flammes couraient le long des murs, léchaient le plafond, dévoraient les meubles avec un appétit vorace.

Alice tomba. Une racine sournoise cachée dans les herbes hautes avait retenu son pied. Son genou heurta violemment une pierre. Elle gémit, se releva.

Une silhouette apparut dans l'embrasure enflammée.

Justin. Les vêtements brûlant sur son corps, des flammes dansant sur ses épaules, dans ses cheveux. Mais il marchait. Imperturbable. Comme si le feu n'était qu'un léger désagrément.

Ses yeux noirs fixés sur Alice.

- Tu ne peux pas fuir le Cœur, Alice Moignon. Il t'a goûtée. Il te réclame. Tu lui appartiens déjà.

Elle ne resta pas pour écouter la suite.

Elle courut dans la nuit. Plus vite, qu'elle n'avait jamais couru de sa vie. Ses poumons brûlaient, chaque inspiration lui arrachait une plainte sourde. Des larmes brouillaient sa vision, mêlées à la sueur qui coulait sur son front.

L'obscurité était complice de ses poursuivants, déployant mille pièges sous ses pas. Elle tomba encore. Et encore. Mais à chaque fois elle se relevait, poussée par la terreur pure, cette peur primitive qui donne des ailes.

Mettre de la distance entre elle et eux. Son idée fixe. Son obsession. Son unique pensée cohérente dans le chaos qui envahissait son esprit.

Après un temps indéterminé, elle s'arrêta enfin, s'appuyant contre un arbre. Ses jambes flageolaient comme celles d'un faon nouveau-né. Un point de côté lui vrillait les flancs. Elle se retourna pour regarder d'où elle venait.

Au loin, une lueur orange et mouvante déchirait l'obscurité. La maison d'Ambroise. Elle brûlait toujours. Des flammes énormes léchaient le ciel, projetant des ombres dansantes sur les arbres environnants. Une colonne de fumée noire montait vers les étoiles, épaisse, grasse, porteuse d'odeurs de bois calciné.

Alice porta la main à sa bouche, étouffant un sanglot.

Ambroise, était-il encore à l'intérieur ? Et Lucien ?

Non. Elle devait savoir.

Malgré sa terreur, malgré chaque fibre de son être qui lui hurlait de fuir, elle s'approcha. Prudemment. Se cachant d'arbre en arbre. Jusqu'à trouver un point d'observation, à cent mètres de la maison.

Elle vit Justin sortir des flammes. Puis Antoine.

Ils portaient quelque chose.

Quelqu'un.

Lucien. Son corps inerte, abandonné, ballottant entre leurs bras. Inconscient. Ou pire.

Puis Marthe sortit. Les flammes avaient consumé ses vêtements, sa peau était noire et craquelée, mais elle bougeait encore. Elle traînait Ambroise derrière elle comme un sac de grain.

Le vieux garde-pêche ne bougeait pas. Sa tête pendait, son visage était pâle dans la lueur de l'incendie.

Alice porta la main à sa bouche, retint un cri.

Ils étaient vivants. Elle en était certaine. Elle devait le croire. Mais pour combien de temps ?

Les trois possédés chargèrent leurs prisonniers dans une camionnette garée sur le chemin. Justin au volant. Le moteur toussa, démarra. Les feux arrières s'allumèrent, rouges comme des yeux de démon.

La camionnette s'éloigna vers le village.

Alice attendit que les feux disparaissent complètement. Puis elle sortit de sa cachette, tremblante, épuisée.

Seule.

Dans la nuit.

Avec la certitude terrible que ses amis allaient être offerts au Cœur. Et qu'elle était la seule qui pouvait encore les sauver.

Elle regarda la maison brûler un long moment. Tout ce qu'Ambroise avait été, sa vie simple et tranquille de garde-pêche, partait en fumée. Ses souvenirs, ses objets familiers, quarante-cinq ans d'existence réduits en cendres.

À cause d'elle. À cause de son enquête. À cause de sa curiosité.

Non, se reprit-elle avec une colère soudaine qui sécha ses larmes. À cause du Cœur. À cause d'Henri et du pacte maudit. À cause de toute cette horreur que le village entretenait depuis près d'un demi-siècle.

Elle serra les poings. Son sac était toujours sur son épaule, miraculeusement conservé dans la fuite. Le carnet d'Henri à l'intérieur. Sa lampe. Les preuves.

Lucien et Ambroise étaient en danger. Mais elle les sauverait.

Elle ne savait pas encore comment. Mais elle trouverait.

Elle tourna le dos aux flammes et s'enfonça dans la nuit, ses pas hésitants retrouvant peu à peu de l'assurance. La route l'attendait quelque part devant elle. Et au bout de cette route, des réponses. De l'aide. Un moyen de combattre cette chose qui avait dévoré son village.

Elle marcha longtemps dans l'obscurité complice, chaque bruit la faisant sursauter. La lune jouait à cache-cache avec les nuages. Quand elle disparaissait, Alice devait sortir sa lampe, cette petite torche fidèle qu'elle avait emportée.

Quand elle l'alluma, une faible lumière rouge éclaira la route devant elle. Une lumière qui pulsait, faiblement. Comme un cœur.

Elle frissonna, mais continua d'avancer.

L'adrénaline commençait à refluer. Ses jambes tremblaient de plus en plus. Combien de temps avait-elle marché ? Une heure ? Davantage ?

La marque sur son ventre pulsait, douloureuse, comme si une présence grandissait sous sa peau.

Elle trébucha. Se rattrapa de justesse à un arbre. Ses poumons brûlaient. Il fallait qu'elle trouve de l'aide. Vite.

C'est alors qu'elle aperçut, au loin, une lumière. Une fenêtre éclairée.

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