chapitre 15

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Alice fixait la lumière au bout du chemin comme un naufragé fixe un phare.

Une petite maison isolée, nichée entre les arbres. De la fumée s'échappait de sa cheminée, montant en volutes grises vers le ciel étoilé.

Elle s'arrêta, haletante, une main pressée contre son côté où un point douloureux la vrillait.

Et si c'était un piège ?

Et si c'était un autre possédé ?

Mais elle n'avait plus le choix. Ses jambes allaient céder. Elle sentait l'obscurité de l'évanouissement la tirer vers le bas, implacable.

Elle s'approcha en titubant, s'accrochant aux arbres pour ne pas tomber. À chaque pas, la marque sur son ventre pulsait davantage, comme si elle la guidait vers un piège. Ou la mettait en garde.

Le chemin était impeccablement entretenu. Pas une mauvaise herbe. Les haies taillées avec une précision presque maladive. Même dans la pénombre, elle voyait que chaque chose était à sa place exacte.

Une boîte aux lettres était fixée sur un piquet, sa peinture blanche brillant dans la pénombre. Alice s'en approcha, déchiffrant l'inscription à la lueur de sa lampe : madame Helena Granoff.

Ce nom ne lui disait rien. Peut-être quelqu'un d'extérieur à la confrérie ? Un espoir ténu.

La maisonnette apparut enfin devant elle. Charmante. C'était le mot qui venait spontanément à l'esprit. Petite mais coquette, avec des volets blancs et des jardinières fleuries. De la lumière dorée filtrait à travers les persiennes.

Alice se traîna jusqu'à la porte.

Leva sa main tremblante.

Frappa trois coups

Des pas prudents à l'intérieur. Une voix âgée, féminine :

- Qui est là ? Qu'est-ce que vous voulez à cette heure ?

Alice chercha ses mots. Impossible de dire la vérité. Je fuis une confrérie de possédés qui veulent me sacrifier à un cœur vivant. On la prendrait pour une démente.

- Je... Je m'appelle Alice Moignon. Je suis journaliste. Ma voiture est tombée en panne sur la route. Je suis désolée de vous déranger si tard...

Le mensonge était venu naturellement. Presque trop facilement.

La porte s'entrouvrit, retenue par une chaîne de sécurité. Un visage apparut dans l'interstice. Une femme très âgée, les cheveux blancs et soignés retenus en un chignon impeccable. Des lunettes dorées sur un nez fin.

Des yeux bleus.

Alice scruta ses yeux intensément, cherchant le noir, la noirceur des possédés.

Mais les yeux d'Helena étaient bleus. Clairs. Humains.

- Oh, mademoiselle Moignon ! La journaliste ! J'ai lu vos articles dans le journal. Attendez, je vous ouvre.

La chaîne cliqueta. La porte s'ouvrit en grand.

- Mon Dieu, mais que vous est-il arrivé, ma petite ? Vous êtes blessée ! Entrez, entrez vite !

La femme la prit par le bras avec une douceur surprenante et la guida à l'intérieur.

Alice voulut protester, se méfier. Mais l'épuisement était plus fort. Ses jambes cédèrent. Elle se laissa soutenir, entraîner vers la chaleur.

L'intérieur l'enveloppa comme une couverture rassurante. Après l'horreur de la nuit, ce refuge douillet lui parut presque irréel.

- Asseyez-vous là, ordonna gentiment la vieille dame en désignant un fauteuil près de la cheminée. Je vais vous faire du thé. Vous êtes glacée.

Alice se laissa tomber dans le fauteuil moelleux. Maintenant, qu'elle était en sécurité, l'adrénaline reflua brutalement, la laissant tremblante et vide.

Son regard balaya rapidement les lieux. L'intérieur était incroyablement rangé. Presque clinique dans son ordre parfait. Pas un livre de travers sur les étagères, pas un coussin déplacé sur le canapé, pas une poussière visible.

Chaque objet semblait avoir sa place exacte.

Comme dans un musée.

Ou un mausolée.

La femme revint avec un plateau : théière fumante, tasses en porcelaine fine, pot de lait, sucrier, et une assiette garnie de tartines beurrées avec un pot de confiture à la mûre.

- Tenez, buvez ça. Ça vous réchauffera.

- Je... Merci. Vous êtes très gentille.

- Oh, ce n'est rien. À quatre-vingt-dix ans, quatre-vingt-dix ans, vous vous rendez compte ! Je n'ai pas souvent de visite. Je suis ravie de recevoir quelqu'un, surtout quelqu'un d'aussi intéressant qu'une journaliste.

Alice prit la tasse avec reconnaissance. Mais avant de la porter à ses lèvres, elle sentit une vibration.

Une vibration sourde contre sa hanche.

Son sac. La lampe à l'intérieur.

Étonnamment silencieuse depuis sa fuite de chez Ambroise, la lampe se réveillait brutalement.

Alice posa discrètement sa main sur le sac. À travers le tissu, elle sentit la chaleur anormale de l'objet. Et les pulsations. Rapides. Frénétiques. Comme un signal d'alarme.

Un battement par seconde. Peut-être plus vite encore.

Elle leva les yeux vers Helena. La vielle dame la regardait avec un sourire bienveillant, attendant qu'elle boive.

Des yeux bleus. Parfaitement bleus. Humains.

La lampe vibra si fort qu'Alice dut poser une main sur le sac pour l'empêcher de tomber.

Je me fais des idées, pensa Alice. Le Cœur me rend folle. Cette femme est juste gentille.

Elle porta la tasse à ses lèvres.

Le liquide était brûlant, parfumé. Elle en avala une gorgée. Une douce chaleur se répandit dans sa poitrine.

Dans son sac, la lampe cessa brusquement de pulser.

Comme si elle avait renoncé à l'avertir.

- Je m'appelle Helena. Helena Granoff.

Elle s'installa en face d'Alice, sa propre tasse à la main, et se mit à parler. Beaucoup.

Sa jeunesse en Pologne. La révolution. L'exil en France dans les années vingt. Son mariage avec un Français, décédé depuis longtemps.

Alice écoutait d'une oreille distraite, buvant son thé, mangeant les tartines. C'était délicieux. Sucré et fruité, avec ce goût légèrement acidulé des vraies mûres sauvages.

Pour la première fois depuis des heures, elle se sentait en sécurité.

Peut-être trop en sécurité.

Une petite voix au fond d'elle chuchotait : quelque chose ne va pas.

Mais Alice était si fatiguée. Si épuisée.

Elle but encore. Mangea encore.

Et la petite voix se tut progressivement.

Elle se sentait... Étrange.

Légère. Comme si elle flottait.

Les mots d'Hélène devenaient un ronronnement apaisant. Une mélodie lointaine qui berçait ses pensées.

Ses paupières étaient lourdes. Ses membres engourdis.

- Vous devriez vous reposer, ma petite, disait Helena. Vous avez l'air épuisée.

- Oui... Balbutia Alice. Reposer...

Le carnet d'Henri glissa de son sac et tomba sur ses genoux. Helena l'aperçut, tendit la main.

- Oh, qu'est-ce que c'est que ça ? Un vieux carnet ?

Alice, dans son état second, le lui tendit sans réfléchir.

- C'est... c'est le journal d'Henri Dufresne de la Vallière. De la guerre de 14. Il y a dedans... Des choses terribles. Des secrets.

Les mots sortaient malgré elle, comme si une digue avait cédé.

Elle se mit à raconter. Tout.

Leur descente dans les souterrains avec Lucien. Les créatures aux yeux noirs. La salle avec le Cœur battant. La découverte du carnet. Les révélations d'Ambroise. L'attaque dans la cabane. La fuite.

Helena l'écoutait sans parler, absolument immobile.

Si immobile qu'elle n'avait même plus l'air de respirer.

- Et maintenant, conclut Alice d'une voix pâteuse, maintenant, ils ont Lucien. Ils vont le sacrifier. Il faut... il faut que je le sauve. Mais je ne sais pas comment. Je suis seule. Je...

Elle s'interrompit.

Quelque chose venait de changer.

La température semblait avoir chuté de plusieurs degrés. Le feu dans la cheminée vacillait, ses flammes se tordant de manière anormale.

C'est alors qu'Alice remarqua un détail.

Le sourire d'Helena.

Il n'avait pas changé depuis qu'Alice était entrée. Exactement le même. Figé.

Comme un masque.

Alice voulut se lever. Mais son corps refusa de lui obéir.

- Qu'est-ce que... qu'est-ce que vous m'avez donné ?

Helena inclina la tête.

- Juste de quoi te détendre, ma chérie.

Et dans ses yeux bleus, Alice vit l'obscurité commencer à s'insinuer.

Le bleu disparaissait, englouti par le noir. Lentement, inexorablement, comme de l'encre se répandant dans l'eau. En quelques secondes, il ne resta plus que deux trous noirs, deux abîmes béants dans un visage qui n'était plus humain.

Quand Helena parla à nouveau, sa voix n'était plus la sienne. Plusieurs timbres se superposaient, formant une polyphonie grinçante :

- Alice Moignon. Nous t'attendions.

La main d'Helena se referma sur la gorge d'Alice avec une force qui n'appartenait pas à une femme de quatre-vingt-dix ans.

Alice sentit l'air se bloquer dans ses poumons. Ses mains tentèrent de repousser la vieille femme, mais elles ne rencontrèrent qu'une résistance inhumaine, un corps devenu statue de pierre animée.

- Tu as bu notre thé. Tu as mangé notre confiture. Tu as accepté notre hospitalité. Tu es à nous maintenant.

La vision d'Alice se rétrécit. Des points lumineux dansaient devant ses yeux.

Je vais mourir.

Ici.

Étranglée par une vielle dame.

Puis, aussi brusquement qu'elle avait attaqué, Helena la lâcha.

Alice s'effondra dans le fauteuil, aspirant l'air en grandes goulées douloureuses. Elle toussa violemment, des larmes roulant sur ses joues.

- Pas encore, dit Helena de sa voix multiple. Pas comme ça. Le Cœur ne veut pas que tu meures. Pas tout de suite. Il veut d'abord que tu comprennes.

Hélène se leva lentement et se dirigea vers le secrétaire ancien. Elle en sortit une petite boîte en bois gravée de symboles complexes. À l'intérieur, une photo jaunie, aux coins racornis. Une fillette blonde, sept ans peut-être, sourire édenté. Derrière elle, une forêt d'hiver.

- Elle s'appelait Katarina, murmura Hélène en caressant la photo du bout des doigts. Sept ans. Elle toussait beaucoup cette nuit-là. Une toux terrible qui aurait alerté les soldats. Elle referma la boîte d'un geste sec.

- J'ai fait ce qu'il fallait. Ce que n'importe quelle sœur aînée responsable aurait fait. J'ai posé ma main sur sa bouche. Silence.

- Elle s'est débattu. Ses petits ongles ont griffé mon bras. Mais les soldats étaient juste dehors. Quelques mètres seulement. Hélène releva les yeux vers Alice. Ses iris étaient déjà noirs, mais une lueur brillait au fond. Plus ancienne. Plus froide.

- Pendant cinquante ans, j'ai porté ce poids. Chaque nuit, je la voyais. Chaque matin, je sentais ses ongles dans ma peau. Jusqu'à ce que le Cœur me trouve. Elle sourit.

- Il m'a montré la vérité : je n'avais pas tué ma sœur. Je l'avais sauvée. Sauvée de la torture. Sauvée des bolcheviks. Sauvée d'une vie de fuite et de misère. Et en échange de cette révélation... Elle ouvrit une seconde boîte. À l'intérieur, une substance noire et visqueuse pulsait faiblement.

- Je Lui ai donné ma culpabilité.

Son sourire s'élargit.

- Et depuis, je Lui amène d'autres âmes tourmentées.

Comme toi.

Alice sentit la paralysie commencer à refluer. Ses doigts pouvaient bouger.

Helena parlait toujours, perdue dans ses souvenirs.

- Je repère ceux qui souffrent. Ceux qui portent des secrets trop lourds. Je les amène ici. Je les écoute. Je les réconforte. Et je les offre au Cœur.

Alice chercha désespérément de quoi se défendre. N'importe quoi.

Sur la table. Le coupe-papier en argent.

Si elle pouvait l'atteindre...

Ses doigts rampèrent sur le bois. Centimètre par centimètre.

Helena s'approcha, s'agenouilla devant elle.

- Le Cœur connaît tes secrets, Alice.

Alice sentit son sang se glacer.

Ton père. Octave Moignon. Le grand journaliste. Ton modèle. Ton héros.

Non.

- Il est mort seul dans un hôpital, n'est-ce pas ? Pendant que tu étais à l'étranger, couvrant une histoire "importante".

Non. Pas ça.

- Il t'avait appelée. Plusieurs fois. Il voulait te dire au revoir. Mais tu étais trop occupée.

Les larmes commencèrent à couler sur les joues d'Alice.

- Tu as reçu le télégramme trois jours après son décès. Trois jours, Alice. Il t'a attendue jusqu'au bout. Mais tu n'es jamais venue.

Helena posa sa main froide sur la joue d'Alice.

- Tu portes cette culpabilité comme une pierre. Chaque jour. Chaque nuit. Mais le Cœur peut te libérer. Il suffit de le laisser entrer.

Et pendant un instant, un terrible instant, Alice fut tentée.

Se libérer de ce poids. Ne plus jamais ressentir cette douleur.

Mais alors, elle se souvint.

Une conversation. Il y a longtemps. Elle avait douze ans. Venait de rater un contrôle. Pleurait, honteuse.

Son père s'était assis à côté d'elle.

"Alice. Tu vas faire des erreurs. Toute ta vie. Et tu sais quoi ? C'est comme ça qu'on apprend. Les erreurs ne te définissent pas. C'est ce que tu en fais qui compte. "

Il avait essuyé ses larmes.

"Ne te laisse jamais dévorer par la culpabilité, ma chérie. Apprends. Fais mieux. Mais ne te punis pas éternellement."

Alice ouvrit les yeux.

- Non, murmura-t-elle.

Helena fronça les sourcils.

- Quoi ?

- Non, répéta Alice, plus fort.

La paralysie reflua davantage. Elle pouvait bouger ses bras maintenant.

- Je refuse. Je refuse de te donner ma culpabilité.

Ses doigts se refermèrent sur le coupe-papier.

- J'ai fait des erreurs. J'ai été absente quand mon père mourait. C'était horrible. Impardonnable peut-être.

Elle serra l'arme de fortune dans sa main.

- Mais c'est MA culpabilité. Elle fait partie de qui je suis. Et je refuse de la laisser me définir.

Elle se leva, chancelante.

- Et je refuse encore plus de la laisser VOUS nourrir.

Les yeux d'Helena s'assombrirent complètement.

- Tu ne comprends pas ce que tu refuses.

- Si. Je refuse la facilité. Je refuse l'oubli.

Alice leva le coupe-papier.

- Je choisis de vivre avec mes erreurs. Pas de les effacer.

Helena se jeta sur elle.

Alice ne réfléchit pas.

Elle planta la lame. Dans la gorge. Profondément.

La vieille femme hurla. Non. Plusieurs voix hurlèrent à travers elle. Un son qui n'aurait jamais dû sortir d'une bouche humaine.

Elle recula, titubante, la main pressée contre sa blessure. Un liquide noir et visqueux s'écoulait entre ses doigts. Un liquide qui semblait vivant, qui se tordait et pulsait.

Alice saisit le carnet et courut vers la porte.

Ses jambes flageolaient encore, mais l'adrénaline lui donnait des ailes.

- Tu ne peux pas fuir ! Cria Helena derrière elle. Le Cœur est déjà en toi ! Dans le thé ! Dans la confiture ! Tu l'as avalé ! Il grandit dans ton ventre ! Tu es à nous ! Pour toujours !

Alice ouvrit violemment la porte et se précipita dans la nuit.

Le froid la gifla, la réveillant complètement.

Elle courut dans l'allée, trébuchant sur les graviers.

Derrière elle, la silhouette d'Helena apparut sur le seuil. Mais elle ne la poursuivait pas. Elle se contentait de la regarder partir, un sourire étrange sur les lèvres.

Le coupe-papier toujours planté dans sa gorge.

Le liquide noir coulant sur sa robe.

Alice atteignit la route et continua de courir.

Elle ne savait pas où aller.

Elle savait seulement qu'elle devait s'éloigner.

Et au plus profond de son ventre, elle sentit la chose remuer.

Une présence.

Un frémissement.

Non. Non, non, non.

Elle continua de courir dans la nuit, poursuivie non par des pas, mais par une certitude terrible :

Helena avait dit vrai.

Le Cœur était en elle maintenant.

Et il grandissait.

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