chapitre 16
Aristide Valombre ne dormait plus depuis trois nuits. Ses yeux rougis scrutaient les pages jaunies d'un manuscrit si ancien que le papier menaçait de se désintégrer au moindre contact. La bibliothèque, d'ordinaire accueillante, avait pris dans la pénombre nocturne l'aspect d'une caverne. Les ombres projetées par sa lampe à huile dansaient sur les étagères, transformant les rangées de livres en créatures tassées.
Il avait commencé ses recherches dès qu'Alice l'avait appelé deux jours plus tôt, la voix tremblante. Elle et le lieutenant venaient de s'échapper des souterrains. Ils avaient fait une découverte terrifiante. Une salle. Un cœur battant. Des créatures aux yeux noirs.
Aristide avait écouté en silence, parcouru d'un frisson glacial. Ce qu'elle décrivait lui rappelait des échos anciens.
Il avait d'abord consulté les chroniques locales du dix-huitième siècle, puis plus loin encore. Seizième, quinzième, Moyen Âge. Rien de clair. Seulement des allusions dispersées. Des mentions de la chose qui attend, de l'ancien dormeur, de celui qui se nourrit de larmes.
Puis, au fond d'une malle qu'il n'avait pas ouverte depuis vingt ans, il avait retrouvé ce manuscrit. Un livre en latin du douzième siècle, copié par un moine dont le nom avait été effacé.
Et là, enfin, il avait trouvé.
Cor Culpae. Le Cœur de Culpabilité.
Les mots latins s'étalaient devant lui, accompagnés d'enluminures étranges représentant des figures humaines agenouillées autour d'une forme centrale rouge et pulsante, leurs bouches ouvertes dans un cri ou une prière. Des lignes sombres jaillissaient du Cœur vers les figures, les reliant comme une toile monstrueuse.
Aristide ajusta ses bésicles et reprit sa traduction, lisant chaque passage à voix basse.
Dans les temps anciens, avant la domination de Rome, vivait un peuple oublié. Un peuple de la pierre et du bronze, qui connaissait les secrets du sang et de l'esprit.
Il tourna la page avec précaution.
Ce peuple avait découvert une vérité redoutable : les émotions humaines ont une substance. Elles possèdent un poids, une masse, une existence propre. La culpabilité, la peur et la souffrance s'élèvent comme des fumées issues de l'âme, et ces fumées peuvent être capturées, condensées, cristallisées.
Aristide sentit sa peur monter. Il continua malgré ses tremblements.
Leurs prêtres, appelés les Mangeurs de Larmes, avaient appris à récolter ces fumées émotionnelles. Ils organisaient des rituels où les participants avouaient leurs crimes, leurs hontes, leurs regrets les plus profonds. Pendant que les langues se déliaient, les prêtres récoltaient ces fumées, les tissaient, les comprimaient pour forger une entité vivante.
Il relut, incrédule, mais la traduction était correcte.
Ils créèrent ainsi une entité. Un réceptacle conscient où s'accumulaient les souffrances de tout un peuple. Ils le nommèrent Cor Culpae, le Cœur de Culpabilité. Et ils le nourrirent pendant des générations.
Aristide se leva, sa jambe arthritique protestant. Il alla jusqu'à la fenêtre et contempla la nuit. Sous cette terre paisible, sous ces collines verdoyantes, sommeillait une abomination qui n'aurait jamais dû exister.
Il revint à son bureau et poursuivit.
Le Cœur grandit, se fortifia, devint intelligent. Il développa une conscience, une volonté propre. Et il avait faim. Une faim sans limite. Plus on le nourrissait, plus son appétit s'étendait. Les prêtres comprirent leur erreur, mais trop tard.
Car le Cœur avait appris à appeler. Il envoyait des filaments invisibles dans l'esprit des hommes, cherchant ceux qui souffraient, ceux qui portaient des fardeaux intolérables. Il les attirait à lui.
Les disparitions commencèrent. Certains villageois disparaissaient la nuit. On en retrouvait parfois, des jours plus tard, errant sans but, les yeux vides. Ils ne parlaient plus. Ne ressentaient plus rien. Des coquilles creuses.
Le peuple se révolta. Mais le Cœur ne pouvait être détruit. Le feu ne l'atteignait pas. Les armes glissaient sur lui. Il était devenu une entité émotionnelle solidifiée qui échappait à la matière.
Une page manquait. Arrachée ou détruite par le temps. Aristide passa à la suivante, frustré.
Les survivants prirent une décision. S'ils ne pouvaient détruire le Cœur, ils l'enfermeraient. Ils l'enseveliraient assez profondément pour qu'il ne puisse plus atteindre les vivants. Mais cet emprisonnement demandait un sacrifice.
Douze devaient rester. Douze volontaires pour servir de gardiens. Ils descendraient avec le Cœur dans les profondeurs et y demeureraient, vivants sans l'être, conscients sans l'être entièrement. Leur rôle serait de contenir le Cœur, de le nourrir juste assez pour maintenir son sommeil.
Les douze acceptèrent. On les appela les Gardiens des Portes, car le Cœur se tenait à la limite entre ce monde et un autre, entre la chair et l'esprit. Ils maintenaient les portes fermées.
Le rituel fut accompli lors d'une nouvelle lune particulièrement sombre. Les douze descendirent, portant le Cœur dans un coffre de pierre. Le peuple ancien scella l'entrée avec d'énormes blocs gravés de symboles de protection.
Le Cœur dormit pendant des siècles, affamé, mais contenu. Les Gardiens accomplissaient leur tâche, lui donnant de leurs propres souvenirs, de leurs propres émotions, juste assez pour maintenir ses portes closes.
Mais rien n'est éternel. Le peuple ancien disparut. Leurs descendants oublièrent les symboles. Ceux-ci s'érodèrent peu à peu. Le Cœur commença lentement à se réveiller.
Un jour viendrait où les Gardiens ne suffiraient plus. Leurs consciences, rongées par les siècles, ne pourraient plus contenir l'appétit du Cœur. Alors il appellerait de nouveaux Gardiens, enverrait ses filaments en quête de douze âmes chargées de culpabilité pour remplacer les anciens.
Et si ces douze étaient trouvés, le Cœur deviendrait plus fort. Chaque cycle de remplacement l'alimentait.
Si ce cycle se répétait suffisamment, les portes finiraient par céder. Le Cœur s'éveillerait complètement et s'étendrait, transformant les hommes en récipients pour la culpabilité, la peur et la souffrance. Le monde entier deviendrait sa source de nourriture.
À celui qui lit ces mots, sache que si le Cœur s'est réveillé en ton époque, les anciens Gardiens ont failli. De nouveaux ont été choisis. Le cycle recommence. Et sans un moyen de briser ce cycle, tout sera perdu.
Le manuscrit s'arrêtait là. La dernière page avait été brûlée en partie.
Aristide referma le livre, les mains tremblantes. Tout s'éclairait. La guerre. Des milliers d'hommes mourant dans la boue, chargés de culpabilités innommables. Une concentration de souffrance inédite. Le festin idéal pour un Cœur affamé.
Le cycle s'était renouvelé.
Il se dirigea vers une autre étagère contenant des ouvrages plus récents, des études anthropologiques. Il trouva Les Cultes Préhistoriques de l'Europe Centrale du professeur Heinrich Schäfer, publié en 1889.
Il l'ouvrit au chapitre des rituels de passage. Schäfer soutenait l'idée que certains peuples croyaient en des plans émotionnels, des dimensions formées d'émotions pures.
Les émotions humaines, écrivait-il, ne disparaissent pas lorsque nous cessons de les ressentir. Elles s'accumulent quelque part. Les anciens peuples l'auraient su. Ils croyaient en un plan où toute la souffrance humaine se condensait en un océan de désespoir. Et si ce plan venait à se connecter avec le nôtre...
Le chapitre s'interrompait.
Aristide referma l'ouvrage. Les pièces du puzzle s'assemblaient.
Le Cœur n'était pas seulement une entité. C'était un portail, une ancre, une connexion entre les deux plans. Les Gardiens ne maintenaient pas seulement le Cœur prisonnier : ils maintenaient les portes fermées.
Mais chaque cycle de remplacement les ouvrait un peu plus. Et si elles s'ouvraient entièrement...
Un bruit à la fenêtre le fit sursauter. Il se retourna. Rien. Le vent faisait claquer un volet.
Mais il remarqua alors un détail sur le manuscrit récemment refermé. Une page qu'il n'avait pas vue dépassait.
Il l'ouvrit avec appréhension.
L'écriture était différente. Plus récente. Encre noire. Pas en latin.
En français.
Ses mains se glacèrent en lisant les premiers mots.
Aristide Valombre. Tu cherches des réponses. Nous te les donnons.
Il recula, la chaise chutant derrière lui. Impossible. Le manuscrit avait huit siècles.
Mais les mots continuaient.
Tu crois enquêter sur nous. Mais c'est nous qui t'avons guidé. Chaque livre que tu as ouvert, chaque page que tu as tournée, c'était notre volonté. Nous voulions que tu saches. Car ta connaissance t'alourdit de culpabilité.
Tu sais ce qui attend le monde si nous nous éveillons complètement. Des millions de vies transformées en sources de souffrance. Et tu ne peux rien faire pour l'empêcher. Tu es trop vieux, trop faible, trop seul. Cette connaissance t'écrasera jusqu'à ton dernier souffle.
Bienvenue, Aristide Valombre. Tu es marqué. Nous te sentons. Nous sentons ta peur et ta culpabilité grandissantes. Et bientôt, nous viendrons te récolter.
La page se terminait par un symbole, le même que dans les enluminures : un cercle duquel partaient des lignes sombres, comme un soleil noir.
Et sous les yeux d'Aristide, le symbole se mit à bouger. Les lignes ondulèrent comme des serpents noirs progressant vers les bords.
Il lâcha le manuscrit qui retomba sur le bureau. Les lignes s'immobilisèrent aussitôt.
Aristide recula jusqu'au mur, essoufflé, sa main tâtonnant le rebord d'une étagère.
Le Cœur l'avait touché.
Mais en observant la page partiellement brûlée, il vit autre chose. Des mots dans un coin noirci, écrits avec une autre main, plus ancienne, tremblante.
Le Cœur se nourrit de culpabilité non résolue. Mais celui qui accepte ses actes, celui qui se pardonne réellement, devient invisible à ses filaments. Le pardon dissout la culpabilité. Et sans culpabilité, le Cœur ne peut saisir ni dévorer. L'acceptation brise les chaînes.
Aristide relut plusieurs fois.
C'était la clé.
Le pardon de soi. L'acceptation totale. La véritable faiblesse du Cœur.
Il bondit, cherchant du papier. Il devait noter cette découverte, la transmettre à Alice et à Beaumont.
Mais alors qu'il saisissait sa plume, de nouveaux mots apparurent sur le manuscrit.
Aristide Valombre. Tu as trouvé notre faiblesse. Nous ne pouvons le permettre.
Il recula.
Le manuscrit était vivant. Connecté au Cœur. Un canal psychique.
Tout ce qu'il lisait, le Cœur le voyait.
Il devait détruire ce lien immédiatement.
Un coup frappa à la porte. Il regarda l'horloge. Trois heures du matin.
- Monsieur Valombre ? C'est le docteur Moreau. Ouvrez, je vous en prie. C'est urgent.
Aristide hésita, puis alla ouvrir.
Le docteur Moreau, trempé par une pluie soudaine, semblait épuisé.
- Docteur, que faites-vous ici ?
- J'ai besoin de votre aide. J'ai vu des choses. Des gens dans les rues, à trois heures du matin, marchant tous dans la même direction. Leurs yeux étaient noirs.
Aristide sentit son sang se glacer.
- Entrez. Vite.
Il referma derrière lui, verrouilla, ajouta la chaîne. Le docteur observait la pièce, inquiet.
- Monsieur Valombre, que se passe-t-il ?
Aristide lui demanda de s'asseoir et parla du Cœur. Une entité ancienne qui se nourrissait de culpabilité, de peur, de souffrance. Une entité réveillée lors de la guerre par un pacte scellé en 1915, quand douze soldats furent sacrifiés pour sauver leur régiment, devenant les nouveaux Gardiens.
Le docteur tenta d'exprimer son scepticisme, mais Aristide poursuivit. Les gens aux yeux noirs étaient possédés, utilisés pour recruter et se nourrir. Le Cœur était un portail vers un plan de souffrance pure. S'il s'ouvrait complètement, l'humanité sombrerait.
Un nouveau cognement secoua la porte. Plus violent. Plus insistant.
Puis une voix multiple appela Aristide Valombre.
Le docteur sortit un scalpel par réflexe.
- Ne faites aucun bruit, souffla Aristide.
Mais les coups redoublèrent. Les voix menaçaient d'enfoncer la porte.
Sur le manuscrit, d'autres mots suintaient.
Nous savons que tu as découvert notre faiblesse. Nous ne pouvons le tolérer.
Aristide comprit ce qu'il devait faire.
En brûlant le manuscrit, il couperait le lien.
Il se tourna vers le docteur Moreau.
- Docteur, écoutez-moi. Je vais vous dire une information cruciale. Retenez-le. Transmettez-le à Alice Moignon et à Lucien Beaumont.
Le docteur hocha la tête.
- Le Cœur se nourrit de culpabilité non résolue. Mais celui qui se pardonne vraiment devient invisible à ses filaments. Le pardon de soi est sa seule faiblesse. Répétez.
Le docteur répéta.
Aristide jeta alors le manuscrit dans la cheminée.
Les flammes l'engloutirent.
Un hurlement déchira la maison, un hurlement non-humain, la rage du Cœur.
Les voix derrière la porte criaient.
- Qu'as-tu fait ?
Aristide répondit calmement qu'il avait détruit leur œil.
La porte explosa.
Justin le charcutier, Antoine le fromager et Marthe la boulangère entrèrent, leurs yeux noirs, leurs mains déformées.
Aristide ne détourna pas le regard. Le manuscrit se consumait totalement, les dernières enluminures se tordant dans le feu.
- Vous êtes venus me récolter, dit-il. Mais il est trop tard. Ce que j'ai appris vous a échappé.
Les créatures se ruèrent vers lui.
Justin l'attrapa au col et le souleva. Antoine le frappa. Ses lunettes éclatèrent, coupant sa peau.
- Où est la journaliste ? Exigeaient les voix.
Je ne sais pas, répondit Aristide.
Marthe le gifla. On entendit un craquement dans son cou.
- Où est-elle ?
Même si je le savais... je ne vous le dirais pas.
Justin le jeta au sol. Antoine le tira par les cheveux et le força à s'agenouiller. Il le frappa encore. Ses côtes se fissurèrent.
- Où est Alice Moignon ?
Aristide sourit, malgré la douleur.
- Vous n'aurez rien de moi.
Pendant ce temps, dans la cave, le docteur Moreau grimpait vers la petite fenêtre. Les cris d'Aristide l'assaillaient, mais celui-ci refusait de céder.
Marthe approcha avec un couteau.
- Nous avons des méthodes pour faire parler.
Aristide leva les yeux vers elle.
- Faites de votre mieux.
La lame pénétra son épaule. Il hurla.
- Où est-elle ?
- Je... Je...
La lame tourna. Il hurla encore.
- Où est-elle ?
Dans la cave, le docteur réussit à sortir par la fenêtre, tomba dans la cour sous la pluie et s'enfuit en courant.
Les cris d'Aristide continuaient, entrecoupés de refus répétés.
- Jamais... Vous n'aurez... Rien.
Il tint vingt minutes.
Vingt minutes d'une résistance inouïe.
Ses derniers mots furent un souffle parlant du pardon.
Puis le silence tomba.
Justin regarda son corps.
- Il ne nous a rien dit.
- Le Cœur sera mécontent, dit Antoine.
Nous avons perdu le manuscrit, ajouta Marthe. Et ce vieillard a transmis un secret au médecin.
Ils se tournèrent vers la cave, mais il était trop tard.
Ils quittèrent la bibliothèque, abandonnant Aristide parmi ses livres.
Le feu s'était éteint. Les cendres du manuscrit gisaient dans les braises.
Un secret millénaire avait été détruit.
Mais pas perdu.
Car le docteur Moreau courait toujours dans la nuit, portant dans sa mémoire les mots qui pouvaient sauver le monde.
Le pardon de soi. L'acceptation totale. La dissolution de la culpabilité.
La faiblesse du Cœur.
Sa seule faiblesse.

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