chapitre 17
Alice marchait sans but dans la nuit.
Ses pieds la portaient, automatiques, tandis que son esprit tournoyait dans un chaos sans fin. Lucien. Ambroise. Hélène. Son père.
Les mots d'Hélène résonnaient encore, acides, empoisonnés :
Tu l'as laissé mourir seul.
Elle serra les dents.
Une douleur fulgurante lui vrilla le ventre. Elle s'arrêta net, pliée en deux, une main contre un arbre pour ne pas s'effondrer. Comme si quelque chose la dévorait de l'intérieur. Comme si une colonie d'insectes fouissait sa chair vivante.
Elle reprit son souffle. Ça passa.
Pour le moment.
Mais ça reviendrait. Plus fort. Plus souvent.
La chose en elle grandissait.
Alice ne savait pas comment elle avait rejoint le village. Tout se télescopait dans sa tête. Des images fragmentées. Des sons déformés. La pluie fine qui ne cessait pas. Le froid qui lui glaçait la peau.
Le jour se levait, pâle et humide.
Elle était épuisée. Anéantie de fatigue et de dégoût.
La chose qui grandissait en elle pompait peu à peu son énergie, sa joie, son désir de vivre.
Elle s'assit sur un banc de bois, près de la fontaine qui glougloutait, indifférente. Aucune lumière ne brillait dans les maisons endormies. Le village dormait encore, inconscient du cauchemar qui le rongeait de l'intérieur.
Seule la lampe au fond de son sac pulsait gaiement, incongrue, presque ironique.
Alice posa la main sur son ventre.
Et sentit la pulsation.
Faible. Ténue.
Mais bien là.
Elle ne pouvait plus rentrer chez elle. Il devait y avoir des guetteurs. Elle n'était en sécurité nulle part.
Le poids de sa culpabilité l'écrasait comme un fardeau invisible. Chaque respiration l'alourdissait davantage. Les mots qu'Hélène lui avait inoculés s'enfonçaient en elle, s'insinuaient dans son esprit, la tirant vers le fond.
- J'aurais dû...j'aurais pu... Je regrette tellement... Papa...
Elle s'enlisait dans une vase molle et glacée.
Loin sous la terre, le Cœur souriait.
Et son sourire n'était pas du tout bienveillant.
Une nouvelle vague de douleur la saisit.
Plus forte cette fois.
Alice gémit, se plia en deux sur le banc. Sa vision se brouilla. Elle porta les mains à son ventre et sentit la chaleur anormale qui en émanait.
Quand elle rouvrit les yeux, tout tournait autour d'elle.
Elle aperçut son reflet dans l'eau de la fontaine.
Son visage était livide. Ses yeux cernés de noir. Ses lèvres gercées.
Elle souleva lentement son chemisier.
La marque violacée qui entourait son nombril s'était étendue. Des filaments sombres, pareils à des tentacules, remontaient maintenant jusqu'à ses côtes.
Alice laissa retomber le tissu.
Elle allait mourir.
Elle le savait.
Le Cœur allait la consumer. La transformer en une de Ses servantes. Comme Hélène. Comme Justin. Comme tous les autres.
Non.
Le mot émergea du fond de sa conscience, faible mais têtu.
Elle pensa à son père.
Octave Moignon.
Mort seul dans cette chambre d'hôpital, pendant qu'elle vivait sa vie à Paris. Pendant qu'elle suivait ses propres ambitions. Pendant qu'elle construisait sa carrière de journaliste.
Pendant des années, elle avait porté cette culpabilité. Se détestant. Se punissant. Refusant le bonheur, l'amour, tout.
Parce qu'elle ne le méritait pas.
Helena avait bien senti cette faille en elle. Cette blessure béante. Et elle s'y était engouffrée.
Mais là, au bord de la mort, une clarté soudaine l'envahit.
Son père n'aurait jamais voulu ça.
Il aurait voulu qu'elle vive. Qu'elle soit heureuse. Qu'elle fasse de belles choses de sa vie.
Pas qu'elle se détruise dans la culpabilité.
Alice ferma les yeux.
Les larmes coulaient librement sur ses joues.
- Papa... Je suis désolée. Tellement désolée.
Sa voix tremblait.
- J'aurais dû être là. J'aurais dû revenir plus tôt. J'aurais dû...
Elle s'interrompit.
Aristide avait raison.
Le vieux bibliothécaire avait compris. Il avait découvert la vérité sur le Cœur. Sur la manière dont Il se nourrissait.
La culpabilité. Les regrets. La haine de soi.
C'était Son terreau fertile.
Et Alice, depuis des années, cultivait ce jardin empoisonné avec un soin méticuleux.
Elle rouvrit les yeux.
- Mais je dois vivre, dit-elle à voix haute.
Sa voix était plus ferme maintenant.
- Pour moi. Pour toi. Pour que ton enseignement ne meure pas avec moi.
Elle posa ses mains sur son ventre. Sur la marque.
- Je me pardonne d'avoir été imparfaite. D'avoir fait des choix qui t'ont blessé. D'avoir été absente.
La marque pulsait violemment sous ses doigts. Le Cœur sentait qu'Il la perdait.
- Parce que je suis humaine. Et que les humains font des erreurs. Et qu'ils ont le droit de continuer à vivre malgré tout.
Les mots sortaient d'elle comme une libération. Comme si elle arrachait un poison qui s'était enraciné dans son âme.
- Je. Me. Pardonne.
Et soudain, la douleur reflua
Alice rouvrit les yeux, le souffle encore court. La marque sur son ventre avait cessé de pulser. Figée dans son expansion, elle ressemblait à l'image d'une blessure plutôt qu'à la blessure elle-même.
Elle chercha instinctivement la lampe du regard.
Elle était tombée du banc pendant qu'Alice se débattait avec sa culpabilité. Elle gisait sur les pavés humides, le verre fissuré en étoile.
Alice se pencha et la ramassa avec précaution.
La lueur rouge était toujours là. Mais elle avait changé.
Plus faible. Hésitante. Vacillante. Comme une flamme de bougie qui manque d'oxygène.
Alice observa son rythme. Avant, la lampe pulsait en parfaite synchronie avec la marque sur son ventre , un battement toutes les deux secondes, régulier. Maintenant, il y avait un décalage. Des ratés. Comme si la connexion s'était distendue.
Pulsation.
Pause de quatre secondes.
Pulsation faible.
Pause de six secondes.
Le lien se brisait.
Alice toucha le verre chaud, sentit la fissure sous ses doigts.
- Je ne t'appartiens plus, murmura-t-elle à l'objet.
La lampe pulsa une fois, faiblement. Comme un dernier sursaut. Puis plus rien pendant dix longues secondes.
Puis un autre battement, presque imperceptible.
Alice sentit les larmes monter à nouveau, mais pas de tristesse. De soulagement. Le poids sur sa poitrine, celui qu'elle portait depuis la mort de son père, s'allégeait avec chaque battement manqué de la lampe.
Elle la glissa doucement dans sa poche.
- Merci, dit-elle à voix basse. Pour m'avoir montré ce que je portais. Maintenant je peux le lâcher.
La lueur rouge scintilla une dernière fois à travers le tissu de sa poche.
Puis s'éteignit complètement.
Dans la pénombre de l'aube naissante, Alice sourit malgré son épuisement. Pour la première fois depuis des jours, elle n'avait plus peur du noir.
Un crissement de pneus déchira le silence du matin.
Alice leva la tête, éblouie par deux phares qui inondaient soudain la place.
Une 404 noire s'arrêta net devant la fontaine.
La portière s'ouvrit. Un homme en sortit précipitamment, le visage tiré par l'inquiétude.
Le docteur Moreau.
Il accourut vers elle.
- Mademoiselle Moignon, que vous arrive-t-il ?
Alice se redressa d'un bond, sur la défensive.
- Ne me touchez pas ! Restez où vous êtes !
Ses yeux lançaient des éclairs. Elle ne savait plus en qui avoir confiance.
- Je ne me laisserai pas prendre. Je refuse !
Elle sanglotait, secouée de tremblements incontrôlables.
Moreau leva les mains en signe d'apaisement.
- Je ne suis pas avec eux, dit-il doucement. J'étais avec Aristide. Je me suis échappé.
Il marqua une pause.
- Ils l'ont tué.
Le monde vacilla autour d'Alice.
- Aristide... Est mort ?
- Oui. Malheureusement.
L'église sonna un coup, lourd et lent, qui résonna comme un glas.
Alice sentit ses jambes se dérober. Moreau s'avança pour la rattraper, mais elle recula.
- Avant de mourir, reprit le médecin d'une voix douce, il m'a confié le fruit de ses recherches sur
cette chose, dans les souterrains. Il m'a chargé de vous transmettre ce qu'il avait découvert.
Moreau sortit un morceau de papier froissé de sa poche. Une feuille arrachée à la hâte, couverte
d'une écriture tremblante, à moitié effacée par des taches sombres , de l'encre ? Du sang ?
- Avant qu'ils ne défoncent la porte, Aristide a eu le temps d'écrire ceci. Il me l'a glissé dans la
main en me poussant vers la cave. " Pour Alice ", a-t-il dit. " Elle doit savoir. " Alice prit la feuille.
Les mots dansaient devant ses yeux fatigués : "Le Cœur se nourrit de culpabilité non résolue.
Mais celui qui se pardonne vraiment devient invisible à ses filaments. Le pardon de soi dissout
la culpabilité. Et sans culpabilité, le Cœur ne peut ni saisir ni dévorer. L'acceptation brise les
chaînes. A.V."
Moreau se racla la gorge.
- Il a tenu vingt minutes sous leurs... Interrogatoires. Vingt minutes pendant lesquelles il a refusé de leur dire où vous étiez. Ses derniers mots ont été : " Le pardon. Dites-lui... le pardon. "
Alice ferma les yeux. Une larme roula sur sa joue.
- Il a donné sa vie pour cette information, murmura-t-elle.
- Non, corrigea doucement Moreau. Il a donné sa vie pour que "vous" puissiez l'utiliser. Il croyait
en vous, mademoiselle Moignon. Ne le décevez pas.
Il lui tendit la main.
- Mais d'abord, vous devez vous reposer. Vous êtes à bout.
Dans ce monde de chaos où Alice luttait depuis si longtemps, cette main tendue ressemblait à une bouée dans un océan en furie.
Elle avait si mal.
Elle hésita un instant, scrutant le visage de Moreau. Y cherchant une trace de mensonge. De possession.
Mais elle n'y vit que de l'inquiétude sincère.
Et de la fatigue.
Alice saisit sa main.
Le reste se délita dans un brouillard cotonneux.
Armand Moreau la fit monter avec une douceur infinie dans sa voiture. Il conduisit lentement, jusque chez lui. Là, il la déshabilla avec précaution, lui passa un de ses pyjamas, et l'étendit dans un lit moelleux aux draps frais et parfumés.
Avant qu'elle ne ferme les yeux, Moreau souleva légèrement le pyjama.
Et il constata, avec un effroi glacé, la tache sombre et violacée qui marquait son ventre au niveau du nombril. Une tache qui se ramifiait en plusieurs filaments, pareils à des tentacules.
Il avait déjà vu cela.
Les deux cadavres, celui de l'étang et celui de la rivière, avaient la même marque. Il l'avait constaté quand il avait pratiqué l'autopsie des corps.
Mais sur eux, la marque couvrait tout le torse.
Sur Alice, elle était figée. Comme si quelque chose l'avait stoppée en plein développement.
- Reposez-vous, murmura-t-il. Quelques heures seulement.
Alice gémit dans son demi-sommeil, mais acquiesça faiblement.
- Lucien...
- Je sais. Nous irons le chercher. Ensemble. Mais d'abord, vous devez reprendre des forces.
Moreau la laissa dans la chambre et passa dans son cabinet attenant. Là, incapable de trouver le moindre repos, il se servit un café brûlant et sortit les notes qu'Aristide lui avait confiées avant de mourir.
Il les lut et les relut, cherchant un plan. Une stratégie.
D'après les observations du bibliothécaire, il semblerait que ce ne soit qu'à la nuit tombée, lorsque la lune brillait, que le Cœur prenait pleinement possession de ses serviteurs. Le jour, il leur laissait un répit. Une illusion de liberté.
Justin, le charcutier, semblait être le meneur des trois possédés de la confrérie.
La charcuterie. C'était là qu'il fallait chercher.
Moreau vérifia sa sacoche de médecin, s'assura que son scalpel y était.
Il retourna dans la chambre. Alice dormait d'un sommeil agité, mais elle respirait régulièrement. La marque sur son ventre ne semblait pas avoir progressé.
Le pardon l'avait sauvée. Pour le moment.
Moreau s'assit sur une chaise près du lit, décidé à veiller sur elle jusqu'à ce qu'elle se réveille.
Quelques heures. C'était tout ce dont elle avait besoin.
Ensuite, ils iraient chercher Lucien.
Et peut-être qu'il y aurait encore une chance de sauver ce village maudit.

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