chapitre 18

4 minutes de lecture

Hiver 1952.

Justin avait hérité de la charcuterie de son oncle Émile. Un bon métier. Respecté. On venait de trois villages à la ronde pour ses saucissons et ses pâtés.

Mais Justin n'aimait pas ce métier.

Il le faisait parce qu'il fallait bien. Parce qu'oncle Émile n'avait pas d'enfants. Parce que la famille comptait sur lui.

Mais tuer le faisait vomir.

Chaque fois qu'il devait abattre un cochon, ses mains tremblaient. Le coup de pistolet d'abattage. Le couteau pour la saignée. Les cris de l'animal.

Il haïssait tout ça.

C'est pour ça qu'il avait embauché Marcel Favard comme apprenti.

Marcel avait dix-sept ans. Costaud. Pas bavard. Fils d'un métayer qui ne pouvait plus le nourrir.

Et surtout : Marcel ne tremblait pas.

Quand il tuait un animal, c'était propre, net, sans hésitation. Il faisait son travail comme on pèle une pomme de terre. Sans état d'âme.

Justin aurait dû être soulagé.

Au lieu de ça, il était jaloux.

Jaloux de cette capacité à ne pas ressentir. À ne pas être rongé par les regards vitreux des bêtes mourantes.

Et petit à petit, cette jalousie se transforma en quelque chose de plus sombre.

En haine.

Le jour de l'accident

C'était un mercredi matin. Jour d'abattage. Trois porcs commandés pour la fête du village.

Marcel travaillait dans l'arrière-boutique. La grande pièce carrelée où on tuait, dépouillait, découpait.

Justin l'observait depuis le pas de la porte.

Marcel sifflotait. Sifflotait en aiguisant ses couteaux. Comme si c'était la chose la plus normale du monde.

- Tu ne ressens vraiment rien ? demanda Justin, la voix plus dure qu'il ne l'aurait voulu.

Marcel leva les yeux, surpris.

- Comment ça ?

- Quand tu les tues. Tu ne ressens rien ?

Marcel haussa les épaules.

- C'est de la viande, patron. Faut bien qu'on mange.

De la viande.

Justin sentit quelque chose se briser en lui. Une digue qui cédait.

- Tu es un monstre, dit-il calmement. Tu ne le sais pas, mais tu es un monstre.

Marcel fronça les sourcils.

- Patron... vous vous sentez bien ?

Il s'approcha, inquiet.

Justin recula d'un pas.

- Ne m'approche pas.

- Patron, sérieusement, vous devriez vous asseoir. Vous êtes tout pâle.

Marcel posa sa main sur l'épaule de Justin.

Et Justin explosa.

Il ne sut jamais vraiment ce qui s'était passé. Un trou noir.

Quand il reprit conscience, Marcel gisait au sol. Il ne bougeait plus.

Sa tête... sa tête avait heurté le coin du billot.

Du sang. Tellement de sang.

Justin tomba à genoux.

- Marcel ? Marcel, réponds-moi.

Rien.

Il porta deux doigts tremblants au cou de l'apprenti.

Pas de pouls.

Mort.

Marcel était mort.

Le mensonge

Justin resta une heure à fixer le corps.

Son esprit refusait d'accepter. C'était impossible. Il n'avait pas...

Mais si.

Il l'avait poussé. Dans un accès de rage qu'il ne comprenait pas lui-même. Et Marcel était tombé.

Accident, se dit-il. C'était un accident.

Il devait appeler la gendarmerie. Expliquer. C'était un accident, ils comprendraient.

Mais alors il imagina les regards. Les chuchotements. Le procès. Peut-être la prison.

Sa vie détruite. Pour un moment de folie.

Non.

Il ne pouvait pas.

Justin se releva lentement. Regarda le corps. Puis les outils de découpe.

Une idée terrible germa dans son esprit.

Non. Non, c'est de la folie.

Mais la panique était plus forte que la raison.

Il travailla toute la nuit.

Quand le soleil se leva, il ne restait plus rien de Marcel Favard.

Juste des morceaux. Emballés. Étiquetés. Rangés.

Le lendemain, Justin alla voir le père de Marcel.

- Votre fils est parti, dit-il d'une voix calme qu'il ne se connaissait pas. Il a dit qu'il voulait tenter sa chance à Paris. Il m'a demandé de ne rien vous dire avant qu'il soit installé.

Le père pleura. Mais il crut Justin.

Tout le monde le crut.

Parce que Justin était quelqu'un de respectable. Un artisan. Un homme de bien.

Personne ne chercha Marcel.

Huit ans plus tard.

Justin n'avait jamais cessé de revoir cette nuit.

Chaque coup de couteau. Chaque morceau découpé. Chaque paquet emballé.

Il avait fait ça. Lui.

Un être humain transformé en viande.

La nuit, il rêvait que Marcel revenait. Qu'il entrait dans la boutique, reconstitué, et disait : "Alors, patron, je suis de la viande ?"

Justin ne dormait plus que trois heures par nuit.

Il avait maigri de quinze kilos.

Sa femme pensait qu'il était malade. Elle voulait qu'il voie un médecin.

Mais comment un médecin pourrait-il guérir ça ?

Un soir d'août, Justin fermait la boutique quand il entendit un bruit dans l'arrière-salle.

Il se figea.

- Il y a quelqu'un ?

Silence.

Puis un rire. Léger. Enfantin.

Justin ouvrit la porte de l'arrière-salle.

Sur le billot où il avait découpé Marcel, une forme était assise.

Pas Marcel.

Quelque chose d'autre.

Une silhouette sombre, indistincte, qui semblait absorber la lumière.

"Justin. Nous te connaissons. Nous connaissons ton secret."

Justin voulut hurler, fuir, mais ses jambes refusaient de bouger.

"Tu portes la culpabilité du boucher. Celle qui sait que toute vie peut être réduite à de la viande. Tu as franchi la ligne. Tu ne peux plus revenir."

— Qui... qui êtes-vous ?

"Nous sommes le Cœur. Et nous avons faim. Laisse-nous entrer. Nous te libérerons de ton fardeau."

Justin regarda ses mains. Ces mains qui avaient tué. Découpé. Emballé.

Ces mains de boucher.

De monstre.

- Prenez-moi, murmura-t-il. Faites de moi ce que vous voulez. Je le mérite.

La forme se leva. S'approcha.

Entra en lui comme une lame dans la chair.

Justin se cambra, hurla silencieusement.

Puis ses yeux devinrent noirs.

Et pour la première fois depuis huit ans, il ne sentit plus le poids de Marcel sur ses épaules.

Il ne sentait plus rien du tout.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire eric Jordi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0