chapitre 19

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Le cabinet médical baignait dans une lumière blafarde. Alice était allongée sur le divan, les yeux fermés, mais Armand savait qu'elle ne dormait pas. Personne ne pouvait dormir après ce qu'elle avait vécu.

Il nettoyait machinalement ses instruments, les rangeant dans leur étui avec des gestes mécaniques. Aristide était mort. Le vieux bibliothécaire avait sacrifié sa vie pour leur révéler le secret du pardon. Et maintenant, ils étaient là, tous les deux, dans ce cabinet silencieux, tandis que dehors, le village entier basculait dans la folie.

- Docteur, souffla Alice sans ouvrir les yeux.

- Oui ?

- Lucien est encore vivant, n'est-ce pas ?

Armand s'immobilisa. Il avait espéré qu'elle ne poserait pas cette question.

- Je l'ignore.

- Mais vous le pensez.

Il ne répondit pas immédiatement.

- Oui. Je crois qu'il est vivant. Les Possédés ne tuent pas immédiatement. Ils... Récoltent. Cela prend du temps.

Alice ouvrit les yeux. Malgré son épuisement, malgré la marque qui la rongeait de l'intérieur, son regard brûlait d'une détermination farouche.

- Alors il faut aller le chercher.

- Vous pouvez à peine tenir debout.

- Et vous, vous comptez y aller seul ?

Armand détourna le regard. Oui, c'était exactement ce qu'il comptait faire. Parce que c'était son devoir. Parce qu'Aristide était mort pour leur donner une arme. Parce que Lucien était son collègue, son ami, et qu'il ne pouvait pas le laisser entre leurs mains.

- Reposez-vous, dit-il doucement. J'irai seul.

- Pour vous faire capturer aussi ? Alice se redressa péniblement. Non. On y va ensemble. Ou on n'y va pas. Le lieutenant m'a sauvée, docteur. C'est à mon tour.

Armand voulut protester, mais la détermination dans les yeux de la jeune femme l'arrêta. Une force qu'il n'avait pas vue auparavant. Comme si sa confrontation avec la marque, son pardon à elle-même, l'avait transformée.

- Très bien, céda-t-il. Mais on fait ce que je dis. Sans discuter.

Alice hocha la tête.

- Et Ambroise ? Demanda-t-elle. Le vieux garde-pêche... il était à la cabane quand...

- Je sais. Armand serra les mâchoires. Mais je ne peux pas sauver tout le monde à la fois. D'abord Lucien. Ensuite...

Il ne termina pas sa phrase. Parce qu'il n'était pas certain qu'il y aurait un "ensuite". Parce que chaque minute passée était peut-être la dernière pour ceux qu'ils aimaient.

Alice se leva, vacillante, mais déterminée.

- Où sont-ils ?

- La charcuterie de Justin. C'est là que j'ai vu les Possédés se rassembler. Il doit y avoir un accès sous le bâtiment.

- Alors allons-y. Maintenant.

La nuit était tombée sur le village. Une nuit épaisse, lourde, où la lune disparaissait derrière des nuages noirs qui semblaient ramper dans le ciel. Les rues étaient désertes, mais Armand savait que c'était une illusion. Les Possédés étaient là, quelque part, tapis dans l'ombre, attendants.

Ils progressaient le long des murs, évitant les zones éclairées. Alice boitait légèrement, mais ne se plaignait pas. Armand l'admirait pour ça. Cette force silencieuse, cette capacité à continuer malgré la douleur.

La charcuterie de Justin se dressait au bout de la rue, massive et sinistre. Aucune lumière aux fenêtres. La devanture était fermée, le rideau de fer baissé.

- Par-derrière, chuchota Armand.

Ils contournèrent le bâtiment. L'odeur de viande et de sang était omniprésente, s'accrochant à leurs vêtements, envahissant leurs narines. Alice réprima un haut-le-cœur.

La porte arrière était entrouverte.

Trop facile, pensa Armand. C'est un piège.

Mais ils n'avaient pas le choix.

Il poussa la porte lentement. Elle grinça, un son aigu qui résonna comme un cri dans le silence. Ils se figèrent, attendant une réaction.

Rien.

Ils entrèrent.

L'intérieur de la charcuterie était plongé dans l'obscurité. Des carcasses pendaient au plafond, se balançant doucement. Armand sortit une petite lampe à huile de sa sacoche, l'alluma. La lumière tremblante révéla les tables de découpe, les couteaux alignés, les crochets de boucher brillant dans la pénombre.

Et au centre de la pièce, une trappe ouverte.

Un escalier de bois descendait dans les profondeurs.

Armand échangea un regard avec Alice. Elle hocha la tête. Ils descendirent.

Les marches craquaient sous leur poids. L'air devenait plus froid à chaque pas, plus humide. L'odeur changeait aussi. Ce n'était plus seulement la viande. Une odeur de terre et de mort.

En bas, un couloir étroit. Des portes de métal sur les côtés. Et au fond, une lumière vacillante.

Armand avança, la lampe levée. Alice le suivait, silencieuse comme une ombre.

La première porte était entrouverte. Il jeta un coup d'œil à l'intérieur.

Vide.

La deuxième également.

À la troisième, il s'arrêta net.

- Mon Dieu...

Alice s'approcha, regarda par-dessus son épaule.

Ce qu'ils virent les sidéra.

La pièce était immense. Bien plus grande que ce que le bâtiment au-dessus aurait dû permettre. Des étagères couvraient les murs du sol au plafond. Et sur ces étagères, des centaines de bocaux.

Dans chaque bocal flottait une forme.

Armand s'approcha, horrifié. Des organes. Cœurs, foies, yeux. Mais pas seulement. Dans certains bocaux, des substances informes pulsaient faiblement, comme si elles étaient vivantes. Des masses gélatineuses qui changeaient de forme, qui semblaient respirer.

Chaque bocal portait une étiquette.

"Culpabilités - Marie Dubois, 1924" "Peur- Jacques Renaud, 1931" "Haine - Paul Mercier, 1928 "

Les noms défilaient. Des dizaines. Des centaines peut-être. Des vies entières réduites à des émotions dans des bocaux.

- Qu'est-ce que c'est ? Chuchota Alice, la voix tremblante.

- Les récoltes, répondit Armand. Ils... Ils extraient les émotions. Les conservent. Comme de la nourriture dans un garde-manger.

- Pour le Cœur.

- Oui.

Alice porta la main à sa bouche. Armand continua d'avancer entre les rangées, la lampe projetant des ombres dansantes. Chaque bocal était daté, étiqueté avec soin. Un travail méticuleux. Méthodique. Horrifique.

Et puis il les vit.

Trois bocaux récents. Encore à moitié vides.

"Culpabilités - Louis Bertin "

"Souffrance - Germaine Losserand "

"Souffrance et Peur - Lucien Beaumont "

Le sang d'Armand se glaça.

Il est ici. Quelque part.

Ils traversèrent la salle des bocaux. Une autre porte au fond. Armand l'ouvrit.

Et il le vit.

Lucien était attaché à une table d'opération. Son, torse-nu, était couvert de plaies, de marques rouges et noires. Des tubes étaient reliés à ses bras, ses jambes, son cou. Un liquide sombre circulait lentement dans ces tubes, s'écoulant dans des récipients posés au sol.

Ils le vidaient. Vivant.

- Lucien ! Armand se précipita, arracha les tubes un par un.

Le lieutenant ouvrit faiblement les yeux. Son regard était trouble, perdu.

- Moreau ?

- Chut. Je vous sors d'ici.

Armand défit rapidement les sangles. Alice l'aida à soulever Lucien, à le faire asseoir. Le lieutenant gémit de douleur, mais resta conscient.

- Ils... ils m'ont montré, balbutia-t-il. Les Douze. Ce ne sont plus des hommes. Juste... Juste des coquilles. Des bouches qui aspirent.

- Ne parlez pas. Économisez vos forces.

Armand examina rapidement les blessures. Profondes, mais pas mortelles. Pas encore. Lucien avait de la chance. Ou peut-être que les Possédés voulaient le garder vivant le plus longtemps possible. Plus de souffrance. Plus d'émotions à récolter.

Un bruit derrière eux.

Ils se retournèrent d'un bloc.

Justin se tenait dans l'embrasure de la porte. Ses yeux noirs les fixaient, vides et affamés. Dans sa main, un grand couteau de boucher.

- Tu n'aurais pas dû venir, docteur, siffla-t-il. Le Cœur n'aime pas qu'on touche à sa nourriture.

Il s'avança.

Armand se plaça devant Alice et Lucien. Son esprit fonctionnait à toute vitesse. Combattre était impossible. Justin était possédé, plus fort, plus résistant. Ils devaient fuir. Mais comment ?

Son regard balaya la pièce. Les bocaux. Les étagères.

Une idée folle lui traversa l'esprit.

- Alice, soutenez le lieutenant. Sortez par la porte de gauche. Ne vous retournez pas.

- Mais...

- Maintenant !

Alice obéit. Elle passa un bras de Lucien autour de ses épaules, le tira vers la sortie. Justin voulut les poursuivre, mais Armand se jeta sur l'étagère la plus proche.

Il la tira de toutes ses forces.

L'étagère vacilla. Les bocaux tremblèrent. Puis elle bascula.

Le fracas fut terrible. Des dizaines de bocaux s'écrasèrent au sol, le verre explosant en mille éclats. Le liquide noir se répandit partout, formant une mare visqueuse.

Et les émotions furent libérées.

Armand les vit. Ou plutôt, il les sentit. Des présences. Des formes spectrales qui tourbillonnaient dans l'air. Des voix multiples, superposées, résonnant comme un chœur désaccordé."Libérés... Enfin libérés..." "Tant d'années...Tant de souffrance..." "Vengeance..."

Justin hurla. Les émotions libérées convergeaient vers lui, l'enveloppaient, le dévoraient. Il tomba à genoux, se griffant le visage, hurlant dans une langue qu'Armand ne comprenait pas.

Le médecin ne resta pas pour voir la suite. Il courut vers la sortie, grimpa l'escalier quatre à quatre. Derrière lui, le bâtiment tremblait. Les émotions libérées dévoraient tout, consumaient les murs, le sol, la chair.

Il émergea dans la charcuterie. Alice et Lucien l'attendaient près de la porte arrière.

- Courez ! Cria Armand.

Ils sortirent en trébuchant. À peine avaient-ils fait quelques mètres qu'un grondement terrible résonna. La charcuterie s'effondrait sur elle-même, les murs se fissurant, le toit s'écroulant.

Un hurlement final s'éleva des décombres. Justin. Pris au piège. Consumé par les émotions qu'il avait récoltées.

Justice, pensa Armand en aidant Alice à soutenir Lucien.

Ils s'éloignèrent rapidement, se fondant dans l'obscurité des ruelles. Quelques minutes, plus tard, ils atteignirent le cabinet médical. Armand les fit entrer rapidement, verrouilla la porte derrière eux.

Alice aida Lucien à s'allonger sur le divan. Le lieutenant était épuisé, tremblant, mais vivant. Armand prépara rapidement de quoi nettoyer et bander ses plaies.

Pendant qu'il travaillait, Alice s'assit près de Lucien. Le silence pesait dans la pièce, troublé seulement par le bruit des instruments et la respiration saccadée du lieutenant.

Une fois les bandages en place, Armand recula.

- Je vais vous laisser quelques instants. Il faut que je vérifie les alentours, m'assurer qu'on n'a pas été suivis.

Il sortit discrètement, laissant Alice et Lucien seuls.

Alice l'avait aidé à nettoyer le sang séché sur son visage, à boire un peu d'eau. Mais Lucien ne disait rien. Il fixait le plafond, les yeux vides.

- Lucien, dit-elle doucement en s'approchant. Qu'est-ce qu'ils vous ont fait ?

Silence.

- Lucien, s'il vous plaît. Parlez-moi.

- Ils m'ont montré Louis, murmura-t-il enfin, sa voix à peine audible. Le Cœur... il m'a montré Louis. Vivant. Accusateur.

Alice sentit son cœur se serrer.

- Ce n'était pas réel. C'était une manipulation.

- Peut-être. Mais tout ce qu'il m'a dit... c'était vrai. J'ai survécu. Pas lui. Je n'avais rien à vivre. Lui avait tout. Et pourtant...

Lucien ferma les yeux, des larmes coulant silencieusement sur ses joues.

- Et pourtant, je continue. Jour après jour. Je me réveille. Je mange. Je ris parfois. Pendant que Louis pourrit dans une tombe anonyme quelque part en Ardèche.

Alice s'agenouilla devant lui, prit doucement ses mains dans les siennes. Elles étaient glacées, tremblantes.

- Lucien. Regardez-moi.

Il ouvrit lentement les yeux. Ils étaient rouges, gonflés, emplis d'une douleur qui dépassait le physique.

- Louis est mort. C'est terrible. C'est injuste. Mais vous, vous êtes vivant. Et vivre n'est pas une trahison.

- Comment pouvez-vous en être sûre ?

Alice serra plus fort ses mains.

- Parce que j'ai fait le même chemin. Mon père est mort pendant que je vivais ma vie. Pendant des années, j'ai cru que continuer à vivre était une insulte à sa mémoire. Que je ne méritais pas d'être heureuse alors que lui était mort seul.

Elle prit une profonde inspiration.

- Mais le Cœur m'a révélé une vérité, même si ce n'était pas son intention. Il m'a montré que la culpabilité non pardonnée nous dévore de l'intérieur.

Lucien la regardait intensément maintenant.

- Le pardon n'efface pas ce qu'on a perdu, continua Alice. Il nous permet juste de continuer malgré tout. De transformer notre douleur pour honorer ceux qu'on a perdus.

Elle essuya doucement une larme sur la joue de Lucien.

- Louis ne voudrait pas que vous vous détruisiez pour lui. Il voudrait que vous viviez. Vraiment. Pas en zombie qui expie ses fautes. En homme qui honore sa mémoire en étant heureux. En faisant le bien. En protégeant les autres comme vous n'avez pas pu le protéger lui.

Lucien la regarda longuement, comme si ses mots pénétraient lentement à travers le brouillard de sa douleur.

Puis, pour la première fois depuis sa capture, il pleura. Vraiment. Pas des larmes silencieuses. Des sanglots profonds qui secouaient tout son corps, qui semblaient remonter du plus profond de son âme.

Alice le prit dans ses bras sans hésiter. Le laissa se vider de quinze ans de culpabilité retenue.

- Je suis désolé, Louis, murmurait-il entre deux sanglots. Je suis tellement désolé. J'aurais voulu que ce soit moi. J'aurais voulu pouvoir échanger nos places.

Alice le berçait doucement, comme on console un enfant brisé.

- Je sais, chuchota-t-elle. Je sais. Mais c'est fini maintenant. Vous n'avez plus à porter ça seul.

Les sanglots continuèrent longtemps. Alice ne le lâcha pas, lui offrant simplement sa présence, sa chaleur, sa compréhension.

Quand les pleurs se calmèrent enfin, Lucien se redressa légèrement, s'essuya les yeux d'un geste maladroit.

- Et maintenant, souffla Alice en posant une main sur son cœur, pardonnez-vous. Comme Louis l'aurait fait. Comme il aurait voulu que vous le fassiez.

Lucien hocha lentement la tête. Il prit une profonde inspiration tremblante.

- Je... je me pardonne, souffla-t-il. De ne pas avoir pu le sauver. D'avoir survécu. D'avoir continué à vivre. Je me pardonne.

Les mots semblèrent alléger un poids en lui. Pas effacer la douleur. Mais la transformer en quelque chose de plus supportable.

Alice sourit doucement.

- C'est un début. Un bon début.

Pendant ce temps, à l'autre bout du village...

Ambroise Donadieu ouvrit les yeux dans le noir.

Il était attaché à une chaise métallique. Ses côtes cassées le faisaient souffrir atrocement à chaque respiration. Ses poignets saignaient sous les cordes.

Il aurait pu renoncer. Se laisser glisser dans l'oubli.

Mais alors, il pensa à elle.

Célestine.

Son visage lui apparut, aussi net que si elle avait été devant lui. Son sourire. Ses mains tachées de jus de raisin. Sa voix chantant dans les vignes au moment des vendanges.

Elle avait été sa lumière. Dans une vie de ténèbres.

Et cette lumière brûlait encore.

Non, gronda Ambroise. Pas comme ça.

Pas enchaîné. Pas vaincu.

Il regarda autour de lui. Ses yeux s'habituaient lentement à l'obscurité. Une cave. Des murs de pierre suintants. Et là, contre le mur, une table couverte d'outils.

Des couteaux. Des scies. Des crochets.

S'il pouvait l'atteindre...

Ambroise fit basculer sa chaise. Lentement. Progressant centimètre par centimètre. La douleur explosait dans ses côtes à chaque mouvement. Il serrait les dents pour ne pas crier.

Pour Célestine.

Pour Alice.

Pour les Douze qui attendaient d'être libérés.

Ses doigts touchèrent le bord de la table. Un peu plus. Il tâtonna à l'aveugle, saisit une lame froide et tranchante. Un petit couteau à la lame courbe.

Il le fit tomber derrière lui, le guida vers ses poignets liés. La lame mordit dans la corde. Il scia, encore et encore, ignorant la douleur qui irradiait dans ses bras.

Les fibres cédaient. Lentement. Trop lentement.

Un bruit au-dessus. Des pas.

Quelqu'un descendait.

Merde, merde, merde...

Ambroise scia plus vite. La corde se déchira enfin. Il était libre.

Il se leva, chancela. Ses jambes tremblaient. Mais il tint bon.

La porte de la cave s'ouvrit. Une silhouette apparut. Antoine, le fromager. Ses yeux noirs fixés sur lui.

- Tu croyais t'échapper, vieil homme ?

Ambroise sourit. Un sourire sanglant.

- Non. Je ne croyais pas.

Il saisit le couteau.

- Je sais.

Il ne chercha pas à combattre. À son âge, avec ses blessures, c'était impossible. Au lieu de ça, il se jeta vers la petite fenêtre au ras du plafond. Une ouverture étroite qui donnait sur l'extérieur.

Trop petite pour un homme ordinaire. Mais Ambroise était maigre. Amaigri par des années de solitude.

Il grimpa sur une caisse, se hissa. Ses épaules passèrent de justesse. La douleur dans ses côtes était atroce, mais il l'ignora. Il se tordit, se propulsa dehors.

Il tomba lourdement sur l'herbe humide. Roula. Se releva.

Derrière lui, Antoine hurlait de rage.

Ambroise courut. Enfin, essaya. Son corps refusait de lui obéir correctement. Il boitillait, trébuchait. Mais continuait.

Des silhouettes sortaient des maisons. De partout. Tous avec les yeux noirs. Tous convergeant vers lui.

Le village entier était possédé.

Il n'y avait plus d'humains ici. Juste des coquilles animées par le Cœur.

Ambroise courut vers la forêt. Là, au moins, il connaissait le terrain. Les arbres l'avalèrent. Les voix multiples résonnaient derrière lui :

"Tu ne peux pas fuir, Ambroise Donadieu... Tu appartiens au Cœur... Depuis 1915..."

Mais Ambroise continua. Parce que Célestine n'aurait pas voulu qu'il renonce. Parce que les Douze méritaient d'être libérés.

Parce que c'était juste.

Il sauta par-dessus un tronc d'arbre mort, s'enfonça plus profondément dans les bois. Les poursuivants s'éloignaient progressivement. Il connaissait ces sentiers par cœur. Chaque arbre. Chaque pierre.

C'était son territoire.

Il émergea finalement près du cabinet médical. La maison attenante montrait de la lumière. Ambroise s'approcha, tapa doucement à la fenêtre.

Un visage apparut. Armand. Il le reconnut immédiatement, ouvrit la fenêtre.

- Monsieur Donadieu ! Mon Dieu, vous...

- Pas le temps, coupa-t-il dans un souffle. Ils arrivent. Il faut partir. Maintenant.

Armand disparut. Quelques secondes plus tard, la porte s'ouvrit. Le médecin le soutint, le fit entrer. Lucien était là, allongé sur le divan, le torse bandé mais conscient. Et Alice, debout près de lui.

On pensait que vous étiez mort, dit Alice, les yeux rougis.

Ambroise grimaça un sourire.

- Presque. Mais je suis coriace.

- Nous aussi, on allait partir, dit Moreau. Pour aller chercher Henri. C'est notre seule chance. Il est le premier. Le pacte vient de lui.

Ambroise hocha la tête, le souffle court.

- Alors allons-y. Avant qu'il ne soit trop tard.

Dehors, un hurlement résonna. Puis un autre. Les Possédés se rassemblaient. La chasse avait commencé.

Moreau aida Lucien à se lever. Alice soutint Ambroise. Ensemble, ils sortirent dans la nuit.

Le ciel était bas, épais. La lune, presque pleine, baignait le village d'une clarté blafarde. Dans quelques heures, ce serait la lune de sang. Le moment où le Cœur serait le plus fort.

Ils atteignirent la voiture d'Armand. Lucien s'y effondra à l'arrière, Ambroise à côté de lui. Alice monta à l'avant.

Le moteur démarra dans un grondement rauque.

Derrière eux, des silhouettes sortaient de l'ombre. Marchant lentement. Inexorablement.

- Accrochez-vous, dit Armand.

La voiture bondit en avant, ses phares trouant l'obscurité. Les Possédés tentèrent de les arrêter, se jetant devant le véhicule. Armand ne ralentit pas. Il fonça, les yeux fixés sur la route.

Un choc. Puis un autre. Des corps heurtés, renversés.

Mais ils ne s'arrêtèrent pas.

Ils quittèrent le village, s'enfonçant dans la nuit. Direction le manoir d'Henri. Vers l'homme qui avait tout commencé. Vers celui qui détenait peut-être la clé pour tout terminer.

Et derrière eux, à travers le vent, Armand crut entendre le battement régulier d'un cœur colossal, profond, viscéral, vivant.

Un battement qui semblait venir de la terre elle-même.

Comme si le village tout entier n'était qu'un organisme géant.

Et qu'ils venaient d'en arracher deux morceaux.

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