chapitre 20

6 minutes de lecture

La 404 du docteur Moreau avait eu du mal à démarrer, ajoutant au stress ambiant. Maintenant, elle roulait dans la nuit, tout feux éteints. Cette précaution était ridicule mais indispensable. Il ne fallait pas attirer l'attention des possédés. Ils les avaient entendus hurler de leur voix multiple et grinçante qui perçait la quiétude de la nuit.

À l'avant, Alice tapotait du pied, incapable de rester tranquille. Derrière, Lucien s'était enfoncé dans la banquette, les paupières closes, le visage fermé. On devinait qu'il revoyait des choses qu'il aurait préféré oublier. Ambroise, lui, la casquette rabattue sur le front, s'était tourné vers la vitre, essayant de trouver une position un peu moins pénible pour ses côtes endolories.

- La lune de sang sera visible dans combien de temps ? Demanda Moreau, les mains contractées sur le volant.

Alice regarda le ciel à travers le pare-brise.

- Trois heures. Peut-être quatre.

- Nous aurons assez de temps ?

Personne ne réagit. Parce que personne ne savait.

Le manoir des Dufresne de la Vallière émergea de la brume au détour d'un virage, découpé en ombre chinoise dans le ciel étoilé. Les fenêtres, comme des yeux fermés, étaient éteintes, sauf une, au deuxième étage. Une lueur vacillante, comme celle d'une bougie.

Moreau gara la voiture à distance, à l'abri de l'ombre des arbres. Ils s'extirpèrent de l'auto en silence. Le moindre geste était un calvaire pour Lucien et Ambroise, mais ils enduraient avec courage et avançaient.

La grille du domaine était grande ouverte. Mauvais signe, pensa Alice. Ou alors Henri les attendait.

Ils suivirent l'allée de gravier, leurs pas faisant crisser bruyamment les cailloux, les annonçant à distance. La porte principale s'ouvrit avant même qu'ils ne l'atteignent.

Henri Dufresne de la Vallière se tenait sur le seuil. Il avait le visage tiré, fatigué, comme si les années l'avaient rattrapé d'un coup. Ses cheveux, d'ordinaire bien rangés, partaient dans tous les sens, témoins d'une nuit agitée ou d'un oubli de soi. Sa moustache en broussaille lui donnait l'air d'un vagabond. Ses yeux, creusés et cernés, brillaient d'une lueur inquiète.

- Je vous attendais, dit-il d'une voix rauque. Entrez. Vite.

Henri claqua le battant derrière eux, tourna la clé à double tour, poussa le verrou. Puis il s'adossa contre la porte comme épuisé par cet effort.

- Ils sont derrière vous, pas vrai ? Dit-il après un silence, les sourcils légèrement froncés.

- Oui, confirma Alice. Nous avons peut-être une heure devant nous. Peut-être moins.

Henri hocha la tête. Il se redressa et les accompagna vers son bureau. La pièce était dans un désordre étrange pour un homme aussi ordonné. Les livres jonchaient le sol. Des feuilles traînaient sur le bureau, chiffonnées. À côté, une flasque de cognac, à moitié vide, était posée près d'un verre sale.

- Je n'ai pas fermé l'œil depuis trois jours, expliqua-t-il en désignant le désordre autour de lui. J'ai cherché. Dans tous les vieux grimoires, tous les manuscrits que je possède sur l'histoire de cette région. Il doit bien y avoir un moyen. Un moyen de...

Sa voix se brisa. Il s'effondra dans son fauteuil, la tête entre les mains.

- Une manière de rattraper ce que j'ai fait.

Ambroise s'approcha de lui. Les deux hommes se fixèrent un instant. De nombreuses années les séparaient de cette terrible nuit de décembre 1915, et pourtant, elle était là, entre eux, aussi réelle que si c'était hier.

- Henri, dit doucement Ambroise. Nous n'avons plus le temps de tergiverser. Dis-nous ce que tu as découvert.

Henri releva la tête. Ses yeux étaient striés de veinules rouges et de larmes séchées.

- J'ai menti. Dans mon carnet, j'ai occulté quelque chose. Un détail primordial.

Il se leva, balaya du regard les papiers sur son bureau, saisit une feuille couverte d'une écriture tremblante.

- Quand le Cœur nous a parlé, à Ambroise et moi, il nous a dit comment le pacte pouvait être brisé. Je ne l'ai pas marqué dans mon carnet. Je... Je ne voulais pas que quelqu'un puisse le savoir. Parce que cela voulait dire...

Il se tut, incapable de continuer.

Alice s'approcha, prit la feuille de ses mains. Elle lut à voix haute :

- Les portes ne pourront rester closes que si les douze Gardiens sont délivrés simultanément de leur culpabilité. Mais cette délivrance a un prix : quelqu'un doit prendre leur place et veiller à ce que les portes restent scellées pendant toute la durée du rituel. Ce sacrifice doit être consenti librement, en pleine connaissance de cause, sans peur ni remords, sinon la personne sera dévorée et les portes s'ouvriront à jamais.

- Tu le savais, souffla Ambroise. Depuis le début, tu le savais.

- Oui, avoua Henri. Et c'est pour cette raison que je n'ai jamais cherché à les libérer. Parce que cela signifiait... un nouveau sacrifice. Comment pouvais-je demander à quelqu'un de se sacrifier pour réparer mon erreur ? Comment pouvais-je...

- Vous sacrifier vous-même, compléta Alice.

Henri la fixa, et dans ses yeux elle lut toute la mesure de sa lâcheté : quarante-cinq années d'abandon et de silence, empilées comme des pierres tombales.

- Oui. J'aurais dû descendre dès le lendemain. Me donner au Cœur pour libérer mes hommes. Mais je... Je ne pouvais pas. Je me suis convaincu que leur sacrifice avait sauvé les autres. Que c'était nécessaire. Que...

- Que vous méritiez de vivre, dit Lucien depuis le canapé où il s'était allongé.

Henri ferma les yeux.

- Oui. Que je méritais de vivre.

Ambroise s'assit lourdement. Ses mains tremblaient.

- Et maintenant ? Qu'est-ce qu'on fait ?

Moreau, qui était resté silencieux jusque-là, prit la parole :

- Il faut descendre. Aller jusqu'au Cœur. Libérer les douze Gardiens en leur offrant le pardon qu'ils n'ont jamais reçu.

- Et qui se sacrifiera ? Demanda Lucien.

Tous les regards se tournèrent vers Henri. Le vieil homme soutint leurs yeux, et une digue se brisa en lui. Un mensonge qui le maintenait debout depuis trop longtemps.

- Moi, dit-il simplement. C'est moi qui les ai condamnés. C'est à moi de les racheter.

Alice secoua la tête.

- Non. Vous ne pouvez pas. Vous êtes rongé par la culpabilité. Le Cœur vous dévorerait en quelques secondes. Il nous faut quelqu'un qui n'a pas peur, qui n'a pas de culpabilité dévorante.

Elle porta instinctivement la main à son ventre. La tache violacée était toujours là, figée, dormante. Mais présente.

- Quelqu'un qui porte déjà une part du Cœur en lui.

Le silence qui suivit fut rompu par Lucien :

- Non. Alice, non. On trouvera un autre moyen.

- Il n'y a pas d'autre moyen, répondit-elle calmement. J'ai bu le thé d'Hélène. J'ai mangé sa confiture. Une partie du Cœur grandit en moi depuis cette nuit-là. Mais je l'ai arrêtée. Je me suis pardonnée. Je n'ai plus peur de lui.

- Vous serez dévorée quand même, protesta Moreau. Le rituel...

- Le rituel exige quelqu'un sans peur ni culpabilité, coupa Alice. Quelqu'un qui se donne volontairement. Je remplis ces conditions. Et surtout, j'ai déjà une connexion avec le Cœur. Je peux servir de canal pour libérer les Gardiens sans être complètement consumée. Du moins, c'est ce que j'espère.

Ambroise se leva, s'approcha d'elle.

- Vous n'êtes pas obligée de faire ça, petite.

Alice sourit. Un sourire triste mais déterminé.

- Si, je le suis. Parce que si je ne le fais pas, qui le fera ? Et puis... mon père m'a appris qu'il y a des choses pour lesquelles ça vaut le coup de se battre. Des choses plus grandes que soi.

Un bruit à l'extérieur les fit tous sursauter. Des voix. Multiples. Grinçantes.

- Ils sont là, souffla Henri.

Ils se précipitèrent vers la fenêtre. Dans l'allée, des silhouettes avançaient. Dix, vingt, peut-être plus. Tous les possédés du village, convergeant vers le manoir. Leurs yeux noirs brillaient dans la pénombre.

- La porte tiendra ? Demanda Moreau.

- Quelques minutes, répondit Henri. Pas plus.

Alice se tourna vers eux.

- Alors on n'a plus le temps de discuter. Henri, conduisez-nous aux souterrains. Maintenant.

Henri acquiesça. Il se dirigea vers une bibliothèque, tira sur un volume précis. Un mécanisme grinça, et une section du mur pivota, révélant un escalier de pierre qui s'enfonçait dans les ténèbres.

- Ce passage mène directement aux galeries anciennes, expliqua-t-il. Je l'ai fait aménager après la guerre. Pour... Pour surveiller. M'assurer que le Cœur restait endormi.

Il alluma une lampe à huile, en tendit une autre à Moreau.

- Suivez-moi.

Ils s'engagèrent dans l'escalier. Derrière eux, les coups à la porte principale redoublèrent. Puis un fracas : la porte qui cédait. Les voix multiples des possédés envahirent le hall.

Alice ferma les yeux un instant. Quand elle les rouvrit, sa décision était prise. Elle descendrait. Elle affronterait le Cœur. Et elle sauverait les douze.

Ou elle mourrait en essayant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire eric Jordi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0