chapitre 21
Ils descendirent, marche après marche, s'enfonçant dans les entrailles de la terre. L'air devenait plus frais, plus humide. L'odeur de moisi et de pierre mouillée emplissait leurs narines. Derrière eux, les voix des possédés résonnaient dans l'escalier, se rapprochant.
Au bout de ce qui sembla, une éternité, l'escalier déboucha sur une galerie. Henri leva sa lampe. Les parois suintaient d'humidité. Des symboles anciens étaient gravés dans la pierre, érodés par le temps, mais encore visibles.
- Par là, dit Henri en désignant le fond de la galerie.
Ils avancèrent. Leurs pas résonnaient dans le silence, accompagnés par leur respiration saccadée. Lucien s'appuyait lourdement sur Moreau. Ambroise serrait les dents à chaque inspiration, ses côtes cassées protestant contre l'effort.
La galerie bifurquait, s'enfonçait plus profondément. Ils passèrent devant des niches creusées dans les murs, où reposaient des ossements si anciens qu'ils tombaient en poussière au moindre courant d'air. Un battement sourd et régulier résonnait de plus en plus fort.
Puis la galerie s'élargit. Ils entrèrent dans une vaste salle circulaire.
Et ils le virent.
Le Cœur.
Il battait au centre de la salle, suspendu à mi-hauteur entre le sol et le plafond. Une masse rouge et pulsante, de la taille d'un homme, couverte de veines translucides où circulait un fluide noirâtre. À chaque battement, une onde se propageait dans l'air, faisant vibrer leurs os.
Autour du Cœur, disposés en cercle, se tenaient les douze Gardiens.
Alice étouffa un cri. Ils étaient horribles. Leurs corps, à moitié incorporés dans des colonnes de matière organique, semblaient avoir fusionné avec la pierre et la chair du Cœur. Leurs visages, figés dans des expressions de souffrance, étaient grisâtres, presque translucides. Leurs yeux, complètement noirs, fixaient le vide. Il émanait d'eux une détresse absolue.
Mais le pire, c'était qu'ils respiraient. Faiblement. Comme s'ils dormaient depuis quarante-cinq ans, prisonniers d'un cauchemar éveillé.
Henri s'effondra à genoux.
- Mon Dieu... Mon Dieu, qu'ai-je fait...
Ambroise s'approcha lentement, les larmes roulant sur ses joues.
- Gauthier... Mercier... Dufour...
Il disait leurs noms, un par un, comme une litanie. Reconnaissant chaque visage malgré les années, malgré la corruption.
Le Cœur se mit à battre plus fort. Comme s'il sentait leur présence. Une voix résonna dans la salle. Pas une voix audible, mais une voix qui vibrait directement dans leurs crânes :
- Vous êtes revenus. Après tout ce temps. Vous êtes revenus.
Henri releva la tête, le visage ravagé.
- Oui. Nous sommes revenus. Pour réparer ce que j'ai fait.
- Rien ne peut être réparé. Ce qui est fait est fait. Éternellement.
- Non, dit Alice en s'avançant. Rien n'est éternel. Même toi.
Le Cœur tourna son attention vers elle. Alice sentit cette pression, ce poids colossal qui tentait de s'insinuer dans son esprit.
- Toi. Tu portes une part de moi. Je te sens. Tu es déjà mienne.
- Non, répondit Alice fermement. Je te porte, mais tu ne me possèdes pas. Il y a une différence.
Derrière eux, les voix des possédés se rapprochaient. Ils n'avaient plus beaucoup de temps.
Henri se redressa péniblement. Il s'approcha du premier Gardien, celui qu'Ambroise avait appelé Gauthier. Ses mains tremblaient quand il posa ses paumes sur le visage pétrifié.
- Gauthier. Mon frère. Mon soldat. Je suis désolé. Si désolé.
Sa voix se brisa, mais il continua :
- Ce que j'ai fait... Ce que je vous ai fait... C'était impardonnable. Je me suis convaincu que c'était nécessaire. Que votre sacrifice avait sauvé les autres. Mais c'était un mensonge. Un mensonge que je me suis répété pendant quarante-cinq ans pour pouvoir dormir la nuit.
Il inspira profondément, les larmes coulant librement.
- Mais aujourd'hui, je vous demande pardon. Et je me pardonne aussi. Pour avoir fait ce choix terrible. Pour avoir voulu survivre. Pour avoir été humain et imparfait.
Les yeux noirs de Gauthier clignotèrent. Une fois. Deux fois. La couleur noire commença à refluer, révélant des iris gris délavés.
Ambroise s'avança vers Mercier. Il posa sa main sur l'épaule du Gardien prisonnier.
- Mercier. Je me souviens de toi. Tu chantais toujours, même sous les obus. Tu disais que tant qu'on pouvait chanter, on était vivant.
Sa voix tremblait.
- Je n'ai plus chanté depuis cette nuit. Mais aujourd'hui... Aujourd'hui, je veux te dire que tu avais raison. Il faut chanter. Il faut vivre. Et je te demande pardon de ne pas t'avoir protégé. Je me pardonne aussi. Pour avoir survécu alors que tu es mort. Pour avoir porté cette culpabilité comme une armure. Je la lâche maintenant. Je te libère, et je me libère.
Les yeux de Mercier bougèrent. La couleur noire reflua, révélant des iris bleus.
Moreau s'avança vers Dufour, posa ses mains sur les épaules rigides du Gardien.
- Vous n'êtes pas responsables. Vous avez été victimes. Vous avez porté un fardeau qui n'était pas le vôtre. Mais aujourd'hui, nous sommes là pour vous dire : ça suffit. Vous pouvez partir. Vous pouvez vous reposer.
Les yeux de Dufour clignotèrent, la noirceur se dissipant lentement.
Lucien, malgré ses blessures, malgré l'épuisement qui menaçait de le faire s'effondrer, s'approcha du huitième Gardien. Il ne savait pas pourquoi celui-là l'attirait plus que les autres. Peut-être à cause de son visage. Jeune. Trop jeune.
Comme Louis.
Il posa ses mains tremblantes sur le visage pétrifié, sentant sous ses doigts la peau froide, presque translucide.
- Je ne te connais pas, souffla-t-il, la voix brisée. Tu n'es pas Louis. Mais tu lui ressembles. Et à travers toi... je veux lui parler.
Henri, Alice, Ambroise et Moreau se tenaient en retrait, respectant ce moment intime.
- Louis, si tu m'entends quelque part... je suis désolé. Tellement désolé.
Sa voix tremblait, les larmes coulant librement sur ses joues.
- J'aurais dû être là. J'aurais dû te protéger. J'aurais dû mourir à ta place. Tu avais une femme. Un fils. Des rêves. Et moi... moi je n'avais rien.
Il s'interrompit, submergé par l'émotion.
- Pendant quinze ans, j'ai porté ta mort comme une punition. Chaque matin, en me réveillant, je me demandais pourquoi j'avais le droit de vivre alors que toi, tu pourrissais dans une tombe quelque part en Ardèche. Chaque sourire, chaque moment de joie me semblait une trahison.
Il appuya son front contre celui du Gardien, fermant les yeux.
- Mais j'ai compris. Ta mort n'avait pas de sens. C'était absurde. Injuste. Une putain d'injustice. Mais si j'arrête de vivre pour t'honorer... Alors ta mort devient encore plus absurde. Parce que deux vies seront perdues au lieu d'une.
Sa voix se raffermit légèrement.
- Alors je te pardonne, Louis. De m'avoir laissé. De m'avoir mis ce poids sur les épaules. De me hanter pendant quinze ans. De ne pas être là pour me dire que j'avais le droit de vivre.
Il inspira profondément, une inspiration qui semblait venir du plus profond de son âme.
- Et je me pardonne. D'avoir survécu. D'avoir continué. De vouloir encore vivre. Parce que c'est ce que tu aurais voulu. Je le sais maintenant. Tu ne m'en veux pas. Tu ne m'en as jamais voulu. C'était moi. Juste moi qui me punissais.
Les yeux du Gardien clignotèrent. Le noir reflua lentement, révélant des iris d'un bleu pâle. Dans ce bleu, pendant une fraction de seconde, Lucien crut voir une reconnaissance. Un pardon. Peut-être même un sourire.
- Vis, murmura une voix. Pas la voix du Gardien. Une voix qui venait de plus loin, de plus profond. Une voix qu'il n'avait pas entendue depuis quinze ans. Vis pour nous deux, mon frère.
Les larmes de Lucien redoublèrent, mais ce n'était plus des larmes de douleur. C'étaient des larmes de libération.
- Je te le promets, Louis. Je vivrai. Pour nous deux.
Le Gardien sourit. Un vrai sourire, paisible, libéré. Puis il se dissipa en poussière dorée, les particules lumineuses tourbillonnantes autour de Lucien comme une étreinte finale avant de s'envoler vers le plafond.
Lucien resta là, les bras tendus vers le vide, les joues striées de larmes. Alice s'approcha doucement, posa une main sur son épaule.
- Il est en paix maintenant, chuchota-t-elle. Et vous aussi.
Lucien hocha lentement la tête. Pour la première fois en quinze ans, le poids sur sa poitrine avait disparu. Pas complètement. Le souvenir de Louis serait toujours là. Mais il n'était plus un fardeau. C'était devenu un trésor. Un héritage à honorer.
Alice circulait maintenant entre les autres Gardiens, touchant chacun d'eux, murmurant des mots de libération. Elle sentait la connexion qui la liait au Cœur vibrer, s'intensifier. Chaque pardon prononcé affaiblissait les liens qui emprisonnaient les douze.
Un à un, les Gardiens restants commencèrent à se réveiller. Leurs yeux reprenaient leurs couleurs. Leurs visages, figés dans la souffrance, se détendaient. Leurs lèvres remuaient, comme s'ils essayaient de parler.
Le Cœur battait de plus en plus fort, de plus en plus vite. Une rage palpable émanait de lui.
- Non ! Ils sont à moi ! À moi !
Mais les filaments qui reliaient les Gardiens au Cœur commençaient à se détacher. À se dissoudre. La matière organique qui emprisonnait leurs corps se liquéfiait, coulant sur le sol comme une cire fondue.
Le douzième Gardien, Laurent, ouvrit les yeux. Des yeux bruns, humains, emplis de larmes.
- Merci, articula-t-il d'une voix rauque, éraillée par quarante-cinq ans de silence.
Puis les douze s'effondrèrent. Pas en chairs putréfiées, mais en poussière. Une poussière lumineuse, presque dorée, qui tourbillonna dans l'air avant de se dissiper, montant vers le plafond de la salle comme des âmes enfin libérées.
Ils étaient libres. Enfin.
Mais le Cœur hurlait maintenant. Les parois de la salle tremblaient. Des fissures apparaissaient dans la pierre.
- Les portes ! Les portes s'ouvrent !
Alice sentit une déchirure en elle. Le monde autour d'elle commença à se fissurer, révélant derrière la réalité un autre plan. Rouge. Affamé. Infini.
Le plan de souffrance pure. Il se déversait dans le monde.
- Alice ! Hurla Lucien. Maintenant !
Les possédés déboulèrent dans la salle, leurs yeux noirs fixés sur le petit groupe. Mais ils s'arrêtèrent net, comme frappés par la vision du Cœur pulsant et des fissures dans la réalité.
Alice n'hésita pas. Elle courut vers le Cœur.
C'était le moment. Tout ce qu'elle avait vécu, tout ce qu'elle avait appris la menait à cet instant.
Elle plongea ses mains dans la masse pulsante du Cœur.

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