chapitre 22

8 minutes de lecture

La douleur fut immédiate. Totale. Absolue. Comme si chaque nerf de son corps s'enflammait simultanément.

Alice hurla, mais son cri fut noyé dans le rugissement du Cœur. Ses genoux fléchirent, mais elle

tint bon, ses mains enfoncées dans la masse rouge et pulsante.

Des images défilèrent dans son esprit. Des milliers d'images. Des millions. Toute la souffrance accumulée depuis des millénaires. Des peuples entiers anéantis. Des enfants affamés. Des amours brisés. Des trahisons. Des guerres. Des massacres. Un océan de désespoir qui menaçait de l'engloutir.

Je vois votre douleur, pensa-t-elle à travers la tempête. Je la comprends. Je la respecte. Mais je refuse de la laisser vous définir. Je refuse de la laisser vous consumer. Vous êtes plus que votre souffrance.

Le Cœur hésita. Pour la première fois depuis sa création, il hésita.

- Qui es-tu pour me dire ce que je suis ?

- Je suis Alice Moignon. Fille d'Octave Moignon. Journaliste. Humaine. Imparfaite. Et je choisis d'exister malgré mes erreurs. Pas à cause d'elles. Pas contre elles. Avec elles.

Les fissures dans la réalité commencèrent à se refermer. Lentement. Centimètre par centimètre.

- Tu ne peux pas me vaincre. Je suis éternel.

- Peut-être. Mais je peux te contenir. Le temps qu'il faudra.

Alice sentit le Cœur se débattre, tenter de l'absorber complètement. La douleur s'intensifia. Son corps tout entier brûlait. Elle sentait sa conscience se fragmenter, se dissoudre dans cette marée de souffrance.

Elle allait mourir. Elle le savait.

Puis Henri fut là, à ses côtés. Elle sentit sa présence avant de le voir. Une chaleur différente. Plus douce. Plus humaine.

- Non, petite, dit -il doucement. Ce n'est pas à vous de porter ce fardeau.

Alice voulut protester, mais elle n'avait plus la force. Le Cœur la dévorait. Chaque seconde qui passait arrachait un morceau de son âme, la vidait de son essence.

Henri posa ses mains sur les siennes. Sur le Cœur.

- J'ai passé quarante-cinq ans à fuir ma responsabilité, dit-il d'une voix calme, déterminée. À me convaincre que j'avais fait le bon choix. Que je méritais de vivre pendant que mes hommes souffraient.

Il marqua une pause, ses yeux bleus fixés sur Alice.

- Mais ces trois derniers jours, j'ai compris. Le pardon n'efface pas ce qu'on a fait. Il nous permet juste de continuer à vivre avec. Et parfois... Parfois, vivre avec signifie accepter les conséquences.

Il appuya plus fort, enfonçant ses mains plus profondément dans la masse pulsante.

- Alice. Lâchez prise. Je vous en prie.

Alice sentit les larmes couler sur ses joues. Elle ne voulait pas. Elle voulait être celle qui sauvait tout le monde. Mais elle était épuisée. Et Henri avait raison. Ce n'était pas son fardeau à porter.

Elle retira ses mains. Chancela. Ambroise la rattrapa, la tira en arrière.

Henri resta seul, face au Cœur, ses paumes plaquées contre sa surface.

La connexion fut immédiate. Le Cœur l'aspira, le dévora. Henri sentit sa conscience se fragmenter, se dissoudre dans un océan bien plus vaste.

Ses souvenirs défilèrent comme un livre qu'on feuillette à toute vitesse. Son enfance dans le parc du manoir. La guerre, la boue, les cris. Le pacte dans les souterrains. Eugénie et son sourire le jour de leur mariage. Ses enfants. Le poids de quarante-cinq années de mensonges qui pesait sur ses épaules comme une pierre tombale.

Et puis le pardon. Celui qu'il s'était accordé pendant ces trois derniers jours. Qui brillait comme une flamme au centre de tout ce désespoir.

Le Cœur hésita. Cette lumière le brûlait. La culpabilité, il pouvait la digérer, s'en nourrir, la transformer en pouvoir. Mais le pardon était un poison qu'il ne pouvait assimiler.

Non, rugit le Cœur dans l'esprit d'Henri. Tu n'as pas le droit. Tu es à moi. Tu l'as toujours été.

- Oui, souffla Henri. J'ai été à toi. Pendant quarante-cinq ans. Mais plus maintenant.

Il ferma les yeux. Lâcha prise complètement. Offrit tout ce qu'il était. Ses erreurs et son humanité. Ses ténèbres et sa lumière. Tout.

Le Cœur hurla. Un hurlement qui résonna dans toute la salle, se répercutant sur les parois de pierre, montant vers la surface comme un cri d'agonie.

Les possédés, là-haut dans le manoir, tombèrent à genoux, libérés de leur emprise. Les fissures dans la réalité se refermèrent brutalement, chassant le plan de souffrance pure vers son propre univers.

Des veines noires remontèrent le long des bras d'Henri. Des veines noires, fines comme des fils de soie, qui grimpaient sous sa peau, visibles à travers l'épiderme. Elles rampaient vers ses épaules, son cou, son visage, comme de l'encre dans l'eau claire.

Chaque veine traçait un chemin sinueux, pulsant au rythme ralenti du Cœur.

Alice regardait, horrifiée et fascinée à la fois. Ambroise serrait sa casquette dans ses mains tremblantes. Lucien et Moreau se tenaient immobiles, témoins silencieux du sacrifice.

Henri ne cria pas. Ne gémis pas. Ses yeux, bleus et clairs jusqu'au bout, rencontrèrent ceux d'Alice une dernière fois.

Il sourit. Un vrai sourire. Paisible. Serein. Pour la première fois depuis quarante-cinq ans, il ne portait plus le poids de sa culpabilité.

- Prenez soin les uns des autres, dit-il d'une voix qui semblait venir de très loin, comme portée par le vent. Et n'oubliez jamais : le pardon est la plus grande arme contre les ténèbres.

Les veines noires atteignirent ses yeux. Pendant un instant, ses pupilles devinrent d'un noir absolu, deux puits d'encre.

Puis il disparut. Pas en cendres. Pas en poussière. En lumière. Une lumière dorée qui explosa de son corps, inondant la salle, traversant le Cœur comme une lame de soleil, illuminant chaque recoin de l'obscurité.

La lumière était si intense qu'Alice dut détourner les yeux, éblouie, protégeant son visage de son bras.

Quand elle put à nouveau regarder, Henri n'était plus là. Seule restait une odeur, pas de chair brûlée, mais quelque chose de plus doux. De plus propre. Comme de la cire d'abeille et du papier ancien. Comme la bibliothèque d'Aristide. Comme un endroit où les histoires sont préservées pour toujours.

Le Cœur convulsa une dernière fois. Sa masse se rétracta, diminua de moitié. Sa couleur passa du rouge vif et pulsant au gris pâle, presque translucide. Ses battements ralentirent, s'espaçaient, comme un moteur qui s'éteint progressivement.

Il ne mourait pas. Mais il s'affaiblissait. Considérablement.

Alice porta la main à son ventre. La tache violacée avait disparu. Complètement. Seule restait une fine cicatrice, comme une brûlure ancienne, un souvenir de ce qu'elle avait porté.

Le Cœur pulsait encore, mais différemment. Plus faiblement. Sa voix résonna une dernière fois dans leurs esprits, mais elle avait changé. Moins multiple. Moins grinçante. Presque... Résignée.

Le sacrifice est accepté. Les portes sont scellées. Pour l'instant.

Puis le silence. Un silence complet, absolu, qui tombait sur la salle comme une couverture.

Ambroise s'effondra sur ses genoux, sanglotant sans retenue. Lucien s'appuya contre le mur, les jambes tremblantes. Moreau ôta ses lunettes, les essuya d'un geste machinal, incapable de parler.

Alice regardait l'endroit où Henri s'était tenu quelques secondes plus tôt. Elle sentait encore sa présence, comme une chaleur résiduelle dans l'air.

- Merci, souffla-t-elle. Merci pour tout.

Un bruit, au-dessus, les fit tous sursauter. Des voix. Confuses. Perdues. Les possédés commençaient à reprendre conscience.

- Il faut remonter, dit Moreau en se ressaisissant. Ils vont avoir besoin d'aide.

Alice resta un instant immobile dans la salle vide, cherchant à reprendre son souffle. Autour d'eux, le silence semblait presque oppressant après le rugissement du Cœur.

Elle glissa machinalement la main dans sa poche.

La lampe.

Elle la sortit lentement, presque avec appréhension.

Le verre était intact. La fissure en étoile s'était refermée, comme si elle n'avait jamais existé. Aucune trace. Aucune lueur rouge.

L'objet était redevenu ce qu'il avait toujours été : une simple lampe torche.

Alice appuya sur l'interrupteur.

Une lumière blanche, normale, claire, éclaira les parois de pierre.

- Elle fonctionne à nouveau, dit Lucien doucement en s'approchant.

Alice hocha la tête, la gorge serrée. Elle dévissa le culot avec des gestes lents. Les piles qu'elle avait jetées des semaines auparavant étaient revenues. Ou peut-être avaient-elles toujours été là, en attente.

- Je pensais que je ne pourrais jamais m'en séparer, murmura-t-elle. Qu'elle serait liée à moi pour toujours. Comme une cicatrice qui ne guérit pas.

- Et maintenant ? demanda Lucien.

Alice éteignit la lampe et la rangea dans sa poche.

- Maintenant, elle n'est plus qu'un objet. Un outil. Sans pouvoir sur moi.

Elle se tourna vers Lucien, un léger sourire aux lèvres malgré l'épuisement.

- C'est ça, la vraie libération. Pas faire disparaître les symboles de notre culpabilité. Juste leur enlever leur pouvoir. Ils restent. Mais ils ne nous possèdent plus.

Lucien la regarda longuement, pensif.

- Vous allez la garder ?

Alice réfléchit quelques secondes. Puis :

- Oui. Comme rappel. Que j'ai porté quelque chose de terrible. Que je m'en suis libérée. Et que je peux vivre avec ce souvenir sans en être détruite.

Elle tapota sa poche doucement.

- C'est ma cicatrice. Mais une cicatrice guérie.

Ils remontèrent l'escalier lentement, épuisés par ce qu'ils venaient de vivre.

Dans le hall du manoir, le spectacle était saisissant. Marthe était à genoux, secouée de sanglots incontrôlables.

- Je me souviens... J'ai fait des choses terribles... Mon Dieu, qu'est-ce que j'ai fait...

Antoine fixait ses mains comme s'il ne les reconnaissait pas, tremblant de tout son corps.

Moreau s'approcha d'eux, sa voix calme et professionnelle reprenant le dessus.

- Vous n'avez rien fait. C'était le Cœur. Il vous contrôlait. Mais c'est fini maintenant. Vous êtes libres.

Un par un, les possédés s'effondraient, inconscients. Leurs corps vidés par des semaines de possession, épuisés d'avoir servi de marionnettes à une entité qui les dépassait.

- Il faut les remonter à la surface, dit Moreau en examinant rapidement leur état. Ils ont besoin de soins. D'eau. De repos. Et surtout... De temps pour guérir.

Ils se mirent au travail, portant, traînant les corps inconscients vers les chambres du manoir. C'était long, épuisant, douloureux pour leurs membres meurtris. Mais ils y parvinrent.

Quand le dernier possédé fut installé confortablement, Alice retourna seule vers l'escalier des souterrains.

- Alice ? Appela Lucien. Où allez-vous ?

- J'ai besoin de... De lui dire au revoir, répondit-elle simplement.

Lucien hocha la tête, comprenant.

Elle descendit une dernière fois.

Dans la salle circulaire, le Cœur battait toujours, affaibli, mais vivant. Gris pâle, presque translucide, il ressemblait maintenant davantage à un organe malade qu'à une entité terrifiante. Un rappel silencieux que la vigilance ne devait jamais cesser.

Alice s'approcha lentement. Le Cœur ne réagit pas. Ne l'appela pas. Il se contentait de battre, faiblement, comme épuisé.

- Au revoir, Henri, murmura-t-elle en posant une main sur son cœur à elle, à l'endroit où la marque avait disparu. Merci. Pour tout. Pour votre sacrifice. Pour nous avoir montré que le pardon était possible. Même après quarante-cinq ans. Même pour les plus grandes erreurs.

Elle marqua une pause, les larmes coulant librement.

- Reposez en paix. Vous l'avez mérité.

Le Cœur pulsa une fois. Faiblement. Comme une réponse.

Puis plus rien.

Alice resta encore un moment, dans le silence de la salle, laissant le poids de tout ce qu'elle avait vécu se déposer en elle.

Puis elle se retourna et remonta vers la lumière. Vers ceux qui l'attendaient. Vers la vie qui continuait.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire eric Jordi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0