Ça ne fait pas de bruit.
Ça ne hurle, et ne saigne pas.
Mais ça détruit.
Le Tako-Tsubo, cœur brisé, dit-on.
Joli nom et jolie légende japonaise.
Un piège à poulpe , où une jarre d’argile dont la forme bombée, piège l’animal sans le blesser.
Et c’est exactement ça.
Une douleur qui prend, qui garde et qui enferme, sans laisser de trace.
C’était un de ces matins d’automne sans lumière, tout juste assez gris pour se fondre dans l’oubli.
Un silence flottait dans l’air et puis un message.
Quelques mots sans cris, sans gifles. Juste une phrase.
Quelqu’un ne reviendrait plus.
Et alors, mon cœur s’est recroquevillé.
Pas comme dans les romans, pas en images.
Mais littéralement, physiquement.
Il s’est contracté, tordu, déformé, comme si une main invisible l’avait serré.
J’ai senti un poids immense se poser sur ma poitrine.
Pas un coup.
Pas une flèche.
Mais une pression, lente et continue.
Comme si on voulait m’éteindre, sans me tuer.
Comme si la vie devait rester, mais à genoux.
Le souffle m’a manqué.
Pas d’hyperventilation, pas de panique. Non.
Juste un souffle qui s’efface. Une absence d’air.
Et au milieu de cette lente asphyxie, une douleur pure et précise.
Je me suis assis, ou peut-être effondré, je ne sais plus.
Le monde continuait de tourner.
Le frigo ronronnait doucement.
Mais moi, j’étais ailleurs.
Prisonnière de cette cage thoracique devenue trop étroite pour y vivre.
Dans ma tête, une seule pensée :
Ce n’est pas possible qu’on meure comme ça.
Mais si.
On peut mourir d’un message.
On peut mourir sans blessure.
La douleur était si dense qu’elle en devenait presque belle.
Une beauté froide, clinique.
Elle me parcourait comme une rivière d’épines.
Chaque battement de mon cœur devenait un cri muet :
Je n’en peux plus.
Et moi, figée, je l’écoutais.
Je ne pouvais plus lutter.
Je n’étais plus un corps.
Juste un point de douleur suspendu dans une pièce trop calme.
C’est là qu’ils m’ont trouvée.
Urgences. Électrodes. Lumière blanche.
Ils ont cru à un infarctus.
Le tracé montrait une anomalie. Mon cœur battait mal.
Mais les artères étaient saines.
Pas de caillot.
Pas d’obstruction.
Juste un muscle trop tendre, trop humain, qui avait cédé au chagrin.
Tako-Tsubo, ils ont dit.
Le syndrome du cœur brisé.
Mais personne ne m’avait brisée.
On m’avait simplement laissée.
Et mon cœur, cet idiot, n’a pas compris la nuance.
Ils m’ont gardée en observation.
Mon torse était une carte de guerre.
On me demandait : Douleur de 1 à 10 ?
Mais comment dire que c’était au-delà des chiffres ?
Ce n’était pas seulement le thorax.
C’était toute ma mémoire qui saignait.
Les jours ont passé.
Le cœur, paraît-il, a repris sa forme.
C’est le miracle du Tako-Tsubo, disent-ils.
Il est réversible.
Le muscle guérit.
Mais l’âme, elle, reste cabossée.
Parfois, je sens encore la douleur revenir.
Comme une ombre.
Un souvenir fantôme.
Le cœur se serre pour un rien : une chanson, une lumière, un silence trop long.
Et je comprends que quelque chose, là-dedans, ne reviendra jamais tout à fait.
On ne parle pas assez des douleurs qu’on ne voit pas.
De ces coups qui ne laissent pas de trace.
Le cœur se remet à battre, oui.
Mais pas de la même manière.
Il devient méfiant. Lent.
Il guette.
Et moi, je vis dans cette attente.
Un peu courbée.
Un peu moins vivante qu’avant.
Toujours à craindre qu’un autre silence, un autre message, me replonge là-bas.
Dans cette jarre invisible où mon cœur s’est déjà laissé prendre une fois.
Et chaque nuit, quand je me couche, je laisse une veilleuse allumée.
Non pas pour éclairer la pièce.
Mais pour que mon cœur, s’il faiblit encore, trouve au moins un point de lumière dans ce long couloir sans bruit.