L'ART DE SURVIVRE

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  L’homme posa les sacs en tissu sur les vastes plans de travail de la cuisine et déballa les vivres. Franck Legrand ne se rendait au supermarché qu’une fois tous les trois mois, tout au plus. Partisan d’une autonomie lourde, ses réserves de nourriture pouvaient lui assurer une indépendance alimentaire pour plusieurs années. Ses achats se limitaient donc, en général, à des produits qu’il ne cultivait pas lui-même ou ne fabriquait pas de ses propres mains.

  Il considérait chaque jour comme une nouvelle opportunité de dépasser le seuil de ses compétences. Selon lui, la société de consommation des pays riches prémâchait le savoir et renforçait — inconsciemment ou non — l’ignorance de leur population. Il trouvait aberrant qu’on n’enseignât pas aux enfants à mieux se débrouiller seuls. Cela pouvait leur éviter de devenir ces adultes dépendants des technologies modernes... Bien que Franck ne fût pas du tout opposé à celles-ci, il souhaitait acquérir la capacité de s’affranchir de tout, pour vivre en complète autonomie. Et ce, même en plein cœur de sa ville de Suresnes, dans la banlieue ouest de Paris.

  Franck s’intéressait à tout domaine qu’il jugeait essentiel, tel que la mécanique, la chasse, le jardinage, les soins médicaux ou encore la couture. Autant de sujets qu’il souhaitait maîtriser avant que ne survienne l’inévitable. Une guerre, un évènement climatique majeur ou une énième catastrophe nucléaire… Face aux multiples menaces qu’encourait le monde chaque jour, Franck désirait se tenir prêt ! Guidé par cette intime conviction, il avait donc adhéré aux valeurs du Survivalisme.

  Aujourd’hui, l’étendue de son savoir le classait parmi les figures les plus respectées de sa communauté. Ce mouvement, né aux États-Unis durant la guerre froide, restait assez discret en France. Franck avait également vu émerger d’autres modes de pensées dérivés du leur.

  Les Preppers, par exemple, se préparaient davantage aux aléas plus concrets et moins extrêmes de la vie quotidienne. Quant aux adeptes du Bushcraft, ceux-ci prônaient un juste retour à la nature. Et les collapsologues, enfin, prédisaient non pas la fin du monde, mais l’effondrement d’une société.

  Selon Franck, ces concepts avisés ne se contredisaient pas. Au contraire, tous convergeaient vers ce que lui considérait comme une évidence. De nombreuses et puissantes civilisations avaient vu le jour par le passé. Pourtant, la grande majorité d'entre elles avaient fini par s’éteindre de manière plus ou moins brutale… La véritable problèmatique n'était pas la cause du chaos, mais comment échapper à ses funestes conséquences ?

  Le Survivalisme représentait sa réponse. Et Franck était donc ravi de constater qu’année après année, des centaines de nouveaux membres les rejoignaient.

  À commencer par les citadins ! Ces derniers se heurtaient de plein fouet aux conséquences d’un mode de vie anxiogène et destructeur de l’environnement. Ils devenaient alors conscients des dérives capitalistes de la société et fuyaient les grandes villes pour tenter d’y échapper.

  Tandis qu’il finissait de ranger ses achats, Franck replongea dans les souvenirs de son ancienne vie. Lui aussi avait vécu enseveli sous cet amas de surconsommation, qui détruisait la planète à petit feu. À l’époque, ses besoins — tels qu’il les concevait — n’étaient en réalité que des désirs dictés par d’autres, dans le but de le pousser à acheter leurs produits censés les combler. Ce n’était finalement jamais le cas. Pire, il avait même fini par développer une sorte d’insatisfaction chronique, qui plaçait sa quête du bonheur hors d’atteinte. Découvrir la supercherie lui avait pris du temps… Il savait à présent que le faux, l’éphémère et l’obsolescence programmée se monnayaient à prix d’or !

  Ses congénères goûtaient tout ce qui les faisait saliver. Puis, ils jetaient cette nourriture pour en tester une autre, dont la moitié serait gaspillée. En France, ils avaient dépassé l’angoisse de la famine depuis longtemps. Mais cette assiette toujours pleine, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, ne constituait qu’un exemple parmi tant d’autres du nouveau fléau qui touchait tous les pays riches : l’excès !

  Il n’avait qu’à observer les camarades de classe de sa fille, Lena. Les adolescents ne voyaient plus l’intérêt de s’habiller pour ne plus avoir froid, avait-il constaté. Bien au contraire ! Certains pouvaient même se laisser volontairement grelotter en hiver, dès lors qu’il portait la dernière veste à la mode.

  Franck replia ses sacs et les rangea dans le tiroir prévu à cet effet. Enfin, il examina l'emploi du temps familial affiché sur la porte du réfrigérateur. Il cocha la case « courses » et celle qui mentionnait : « colis L. à récupérer ». Il ne lui restait donc plus que le « ménage du rez-de-chausée », comme tous les jeudis.

  Une petite étoile verte aimantée à la date d'aujourd'hui attira son regard. Pour ce symbole, nul besoin de précision, il en connaissait parfaitement la signification. Il apparaissait tous les quinze jours, depuis plus de dix ans…

  Franck ouvrit alors le frigidaire, se saisit d’un citron et d’un morceau de gingembre frais. Il fit bouillir de l’eau dans une casserole en inox, avant d’y ajouter la racine râpée et la moitié du fruit pressé. Quand l’infusion fut prête, Franck la transvasa dans un grand verre. Il se dirigea ensuite vers l’armoire à pharmacie et en sortit un petit tube transparent. La fiole ne comportait qu’une unique inscription : Lena. Sans hésiter, il vida le contenu entier dans la boisson et la réserva au frais. Pour finir, il déplaça l’aimant en forme d’étoile deux semaines plus loin sur le calendrier.

  Suivant son programme avec rigueur, Franck s’empara de ses produits ménagers faits maison et astiqua la cuisine, avant de s’occuper du salon et de la suite parentale. Sa famille jouissait de tout le confort d’une vie moderne. En apparence, rien ne distinguait leur domicile d’un autre du quartier. C’était tout l’intérêt !

  Pourtant, Franck avait effectué de lourds travaux dans leur pavillon pour pallier une éventuelle coupure d’eau, d’électricité et de chauffage qui pourraient découler d’un évènement grave et inattendu. L’installation des panneaux solaires de dernière génération et d'une cuve de récupération des eaux de pluie ne fut pas le plus coûteux. Loin de là…

  L’argent, soupira-t-il.

  Franck mesurait sa chance de ne plus avoir à s’en préoccuper désormais. Sa rencontre avec sa femme avait tout changé !

  Orlanda était magnifique, avec ses longs cheveux bouclés, ses yeux de biche et sa peau mate qui sublimait un corps à se damner ! Elle était brillante, de surcroît, un petit génie des sciences ! À l’époque, il avait cru tomber sur un ange totalement inaccessible. Pourtant, elle l’avait séduit. Elle le voulait, lui, et pas un autre. Orlanda l’avait accepté tel qu’il était, avec ses blessures, son passé et ses convictions. Elle souhaitait lui redonner confiance en l’avenir et l’avait choisi pour en construire un à deux.

  Cette merveilleuse femme, orpheline d’origine sud-américaine adoptée par des parisiens fortunés aujourd’hui décédés, lui avait apporté une écoute, un réconfort et un soutien indéfectible. Grâce à son amour et son aisance financière, il pouvait vivre selon ses principes. Mieux encore, elle y avait adhéré à son tour ! Compatissante, maternelle, mais très fragile à bien des égards, Orlanda comptait sur lui pour la protéger.

  Alors ensemble, ils avaient conclu un pacte. Elle dédierait sa carrière à tenter de guérir le monde de ses folies, tandis que Franck préparerait sa famille aux pires des scénarios, si elle venait à échouer.

  Ce ne fut que quelques années après la naissance de Lena, lorsqu’ils faillirent la perdre pour toujours, que leur mission devint d'une importance capitale. Ils la mèneraient à bien, quoi qu'il en leur coûte ! Pour Lena, pour son avenir...

  Orlanda avait coutume de dire que « chaque être humain est capable de changer le monde, s’il est prêt à tous les sacrifices pour y parvenir ».

  Et Franck ne connaissait personne de plus déterminé que sa femme…

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