Première injection

6 minutes de lecture

J’ai effectué un test « sérologique ». Oui, la prise de sang pour déterminer si j’ai besoin des deux piqûres, exactement. Comme on devient savants !

Sylvain m’en a instillé l’idée, au fil d’une conversation bien évidemment centrée sur le vaccin, le passe… (pourrait-on encore passer une soirée sans covid ? Non, avec covid, la fête est plus fun !). Il disait que le gouvernement, s’il avait été honnête dans son décompte des immunisés, aurait dû ajouter au nombre de vaccinés le nombre de covidés.

— On est des tas à l’avoir eu sans s’en rendre compte. Quelquefois, tu as déjà tellement d’anticorps que tu n’as même pas besoin de te faire vacciner. Faudrait que la vérification soit automatique !

— Mais ils ne le proposent pas dans les centres ?

— Tu parles, moi, j’ai demandé, ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas le temps. Dans la plupart des endroits, ils ne le font pas.

Parce que je demeure un peu inquiète à propos des effets indésirables du vaccin sur cette grossesse, et qu’il semble impossible de débusquer des infos fiables et dépassionnées, j’ai subi le test en laboratoire. À mes frais. Résultat : mon organisme n’a jamais approché de près ou de loin ce fichu virus. À croire que les masques et autres gels font le job.

Taux des IgG....................................... 1 UA/mL

« Je ne vous ai pas collé un 0, pour le prix de l’encre et du papier », comme aurait dit mon prof d’anglais. Savante, certes, mais ne m’en demandez pas trop tout de même, sur l’interprétation des IgG et des UA : en bas de page, il est stipulé qu’il faut plus de 55 pour obtenir un taux significatif.

Alors « Vite ma dose » ! Encore une dénomination sortie des méninges d’un énarque perché ? Je me sens dans la peau d’un bandit en m’inscrivant sur le prochain créneau.

Direction le centre de vaccination. Une organisation, les gars ! Un abattoir prendrait des leçons. Belle ligne d’attente, écritoires et stylos désinfectés avant/après à la chaîne par une retraitée sous stéroïdes, parcours entre les barrières, inscription auprès des jeunes connectés au site. De ce que j’aperçois de la grande salle, après leur passage en cabine, les clients sont toujours vivants, parqués en rangs d’oignons sur des chaises de cantine. Assommés mais vivants.

— Je suis enceinte, annoncé-je à l’étudiante d’accueil. Qui ne sourcille même pas.

— Allergies ?

— Oui.

— Vous allez voir un médecin.

— OK…

— Je suis enceinte, répété-je à ladite docteur, au fort accent slave.

— Aucune incidence.

— Ah, OK…

— Allergies ?

— Oui.

— Gonflements ?

— Oui.

— Une demi-heure de surveillance après injection. Voilà vos papiers. Patientez devant le poste C pour l’injection.

Après la piquouse, me voilà assise parmi quelques dizaines de personnes. Beaucoup sont venus en duo. Je suis la seule à sortir un bouquin. La plupart n’ont même pas de téléphone à la main. Signe qu’ils ne prennent pas les circonstances à la légère. Peut-être parce que certains reçoivent leur première injection à contrecœur ? Ou peut-être parce qu’ils anticipent la douleur dans le bras ? Il paraît qu’on douille un peu… Moi-même, je regarde les minutes défiler sur l’horloge qui nous fait face, recommence ma lecture en arrière à maintes reprises, attentive au moindre signe de réaction inflammatoire. Flipette ! Mais non, rien.

Je me retrouve dans la rue, dans le même état qu’une petite heure avant. Une bonne chose de faite.

Je pressens que cet épisode vaccinal ne vous propose rien d’inédit, cependant cela m’a fait du bien de l’écrire. Que je vous raconte un truc que vous ignorez ? Une révélation ? Un machin croustillant ? Une histoire avec amour et abjection ? Concernant Cécile par exemple ?

Demandez à Joseph ! Ils sont à la colle ces deux-là. Se prennent des cafés. Alors qu’elle m’évite depuis qu’elle connaît mon état.

Un nouveau petit retour en arrière chronologique s’impose, afin de vous replacer au cœur du problème. C’était l’enfer, cette soirée chez Cécile et Sylvain. La première depuis que j’y avais rencontré Joseph. Ambiance très différente. Qu’il est loin le temps où c’était Cécile et moi contre le reste du monde ! Sensation que tout m’échappait. Déjà, le concept : deux couples qui se font une bouffe. Impression de ne plus représenter une entité à part entière, mais une moitié de. Vous voyez ce que je veux dire ? On s’adresse à vous avec des « vous ». Et vous, vous en pensez quoi, de… Je pense encore par moi-même, merci. Et puis les sous-entendus, la pseudoconnivence, jusqu’à leur aboutissement inévitable : C’est un peu grâce à nous que vous vous êtes connus

Et Joseph qui saisit la balle au bond :

— Dur de choisir lequel de vous deux sera le parrain ! Lol !

Un blanc.

La lourdeur de la manœuvre m’afflige, cependant il se rengorge de son effet, l’animal ! Je le trouve tellement beau quand il rayonne, en même temps je lui en veux à mort. Il aurait dû m’avertir de son intention de le leur dire ! Pas comme ça, en plus. Qu’est-ce qu’elle va penser Cécile ? Ma meilleure amie et je ne lui ai pas réservé la primeur ? Une des pires trahisons possibles. D’ailleurs, dès le dessert avalé, elle s’excuse, je suis fatiguée, je vais me coucher, mais ne vous dérangez pas pour moi.

J’ai appelé dix fois depuis pour me désolidariser de l’annonce sauvage, mais elle ignore mes messages. Par contre, elle voit Joseph presque tous les jours.

— Il faut la comprendre, m’a-t-il dit ce matin.

Il squatte chez moi depuis une semaine. Ses affaires repoussent imperceptiblement les miennes. Cela me file la nausée. Avec Ludo, on avait nos automatismes, nos territoires. Là, je dois réapprendre à composer. Il faut viser pour la salle de bains ou les chiottes. L’appart de Monsieur Roger, que j’avais conçu comme un nid de célibat, ne l’est pas resté longtemps.

— Comprendre quoi ? C’est moi qui ai besoin de soutien, et vous complotez dans mon dos tous les deux.

— Tu ne serais pas un peu parano ?

J’ai vu rouge. Suis partie sans un mot. Chassée de chez moi.

En sortant du vaccinodrome, j’hésite sur le trottoir. J’ai pris ma journée. Foutue pour foutue, la journée, j’opte pour la confrontation directe avec Cécile. Je roule jusqu’à sa concession, vite, avant de me dégonfler. On a l’habitude de m’y voir débarquer pour affaire. On me salue tandis que je me dirige vers le box où elle reçoit la clientèle. J’ouvre et referme la cloison vitrée, sous son regard noir, et l’interroge sans aménité :

— On peut savoir ce que je t’ai fait ?

— Je ne veux pas en parler.

— Mais à Joseph, oui ? Je te préviens, si je pars d’ici maintenant, je ne te revois plus jamais.

Cécile me jauge, elle blêmit. Ce n’est pas vrai que je viens de lui faire le coup du : « sinon, t’es plus ma copine » ? Je ne me reconnais plus. J’ai tort et je ne peux pas m’empêcher de sévir. L’hystérique totale. J’en pleurerais de rage… contre moi-même. En effet, je pleure, là, debout, comme une cruche.

Elle attrape son sac :

— Viens, j’ai besoin d’une clope.

Un résumé en trois mots ? Cécile a couché à douze ans avec un copain de son grand frère dont elle était éperdument amoureuse. On a constaté sa grossesse trop tard. Ses parents l’ont emmenée se faire charcuter clandestinement. Infection, soins intensifs, on a dû la réopérer trois fois, et lui retirer ses organes génitaux. Elle a tout oublié de ce qui s’était passé avant son hospitalisation. Le psy dit que c’est de la résilience. N’empêche qu’elle n’aura pas d’enfant et que la jalousie la bouffe depuis l’autre soir. Fin de l’histoire.

Elle est heureuse pour nous, sourit-elle au travers de ses larmes.

Encore ce « nous », dans lequel il va falloir que je trouve ma place.

Merde, je ne suis même pas capable de compatir correctement au drame de mon amie. Je la serre dans mes bras. Elle ne saura pas que je pleure autant sur moi que sur elle.

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