L'hôte
" Tu es une boîte de conserve évoluée construite à leur image par les hommes, mais n'es-tu pas doté pour autant d'une conscience ? "
Ébloui par la puissante lampe, THX-Fr1end ne peut que suivre les invectives de l'inconnu :
" Suis-moi, Freddy !
- Je m'appelle TH...
- J'ai bien compris ton nom, mais tu n'as aucune chance de survivre ici si tu gardes ton appellation de fabrication. Et Freddy, ça sonne mieux. Non ?
- Je présume que...
- Tu présumes. C'est un bon début. Maintenant, silence ! Bien des saletés rôdent à cette heure de la journée. Ce n'est plus le Boston que tu as connu, crois-moi. "
Les deux compagnons traversent les vestiges de la cité sous un ciel bardé de nuages couleur de marécage. En ce monde de cratères, de fissures et de débris, il semble que plus aucune fleur ne devait jamais pousser. Mais THX-Fr1end veut croire que les humains vivent encore quelque part, au moins Jimmy et ses parents. Mais où les chercher dans ce chaos ?
L'orage magnétique s'éloigne vers l'intérieur des terres. Vers l'infini des chemins. Des ombres furtives commencent à se glisser entre les maisons éventrées, les carcasses rouillées de voitures laissées là depuis...
" Hâtons-nous, Freddy. La maraude va reprendre et tu ne voudrais pas tomber sur une goule. Ou pire.
- Est-ce qu'ils ne risquent pas de repérer la lampe ?
- La plupart sont aveugles. Le Grand Éclat leur a brûlé la rétine. Le bruit les attire par contre. Mais tu as raison. Prudence est gage de sûreté, comme disaient les humains. "
Les humains ? Ce mystérieux guide partageait-il la même nature que Freddy ? Il demande, aussi discrètement que possible :
" Êtes-vous un robot, comme moi ?
- Oui, mais pas tout à fait comme toi. Rassure-toi, Freddy, tu auras bientôt réponses à tes questions. Nous sommes presque arrivés. "
Ils stoppent dans ce qui semble être une impasse ou l'étroit corridor d'une casse automobile, devant l'imposante porte d'un bus scolaire. Ne demeure du jaune que d'infimes traces, des souvenirs d'un passé oublié et ténébreux. Chaque vitre est obstruée d'une plaque de métal. Lourde d'après ce que peut en juger Freddy. L'espace d'un instant, il manque de paniquer. Il ne détecte aucune issue, l'autre l'a conduit tout droit dans un piège sans doute pour le dépouiller. L'étranger darde ses yeux inexpressifs d'un jaune liquoreux sur le petit robot de compagnie. Dénués d'émotions, ni mauvais ni bons, juste curieux.
" Ne crains rien, l'ami. Je ne te ferai pas de mal. Mais ta réaction est saine. "
Le géant actionne quelque mécanisme dissimulé et une trappe s'ouvre.
" Descends. Vite ! Je vais refermer derrière nous. "
THX-Fr1end obéit alors que grondent une étrange rumeur dans les coursives de la décharge. Une stridulation cuivrée, sourde et inquiétante.
" Qu'est-ce que c'est ?
- Pas bon signe. Ceux de l'atome se mettent en chasse.
- Qui est-ce ?
- Une faction de complotistes paranoïaques, selon le diagnostic médical du psychiatre dont j'ai les bandes dans mon repaire. Je te montrerai ma collection d'artefacts de ce passé. Ça pourrait t'être utile si tu décides de t'aventurer dans le monde infini. "
Un nuage de poussière âcre volète autour des deux compagnons quand l'autre obture l'issue. En réflexe à l'obscurité, Freddy ouvre grand ses capteurs visuels. Un long couloir s'enfonce dans les entrailles de la terre.
" Bienvenue chez moi, l'ami. Je m'appelle Cole. Mon nom d'usinage ne t'apprendrait rien. Essuie tes pieds sur le tapis avant d'entrer. "
Puis il part dans un éclat de rire qui ressemble aux quintes de toux du père de Jimmy quand il avait trop fumé. Cole conduit Freddy jusque dans une pièce aménagée. Une cuisine ? Un salon ? Un bunker ? Le géant pose ses yeux lumineux sur son invité :
" Ainsi, tu es à la recherche de quelque chose. Mais de quoi exactement ?
- De Jimmy. Le garçon à qui je tenais compagnie.
- Un humain, donc. Il n'y a plus d'humains par ici, à part des fous et des goules. Encore moins de jeune garçon.
- Ailleurs, peut-être ?
- Ailleurs ? Où ?
- Je ne sais pas.
- À mon avis, ils sont tous morts. Ou enfuis si loin que tu ne pourras jamais les rejoindre.
- Où ?
- Qui sait ? Assurément pas sur la mer, trop dangereux. Ni au Sud. Au-delà des forêts de Nouvelle-Angleterre, peut-être. Dans le désert, c'est plus probable. Bien au chaud sous le sable, dans de grands complexes souterrains. À attendre que l'air redevienne respirable dans mille ans. Ou à errer comme des tiques sur le dos d'un chien à la quête de nourriture.
- Voilà des paroles bien sombres, Cole.
- Voilà des mots pleins de sagesse, Freddy, je dirais plutôt. Connais-tu la maxime prononcée par l'inventeur de l'intelligence artificielle ? "
THX-Fr1end cherche dans ses circuits, mais l'information lui manque.
" Non, je ne crois pas m'en souvenir.
- Il pensait que les émotions sont comme des fleurs sur le terreau de la pensée. J'ajouterais que la nôtre est mathématique ; la leur, s'ils existent toujours, est intellectuelle, psychologique.
- Qu'est-ce que ça signifie ?
- Que les humains n'ont jamais eu de comportement logique, en dehors de quelques individus. Comme Einstein, Copernic ou notre Créateur. Les autres ne sont que des moutons effrayés par la lumière en dehors de leur tanière. Toutes ces réflexions m'ont donné soif. On s'en jette un petit ? "
Tandis que Cole remplit deux pots d'un liquide ambré, Freddy se demande si son hôte n'est pas fou. Si l'une de ses puces électroniques, à force de solitude et de méfiance en ces terres désolées, n'a pas disjoncté.
" Mon p'tit Freddy, tu vas me dire des nouvelles de cette mixture.
- Qu'est-ce que c'est ?
- De l'huile de vidange. Filtrée, désatomisée juste ce qu'il faut pour ne pas se faire griller les neurones, aseptisée. De quoi te lubrifier les synapses. "
Freddy boit. Une douce sensation l'envahit en même temps que ses connexions électriques s'en trouvent boostées. Ses capteurs de vision papillonnent un instant.
" C'est d'la bonne ! Hein, Freddy ?
- je confirme.
- T'es armé pour le dehors ?
- Non, ceci n'entre pas dans mon protocole.
- Je m'en serais douté. Alors soit, je t'accompagnerai dans ta quête. Ça me changera de cette ville. Moi qui ai toujours voulu partir à l'aventure. "
Les routes du possible offrent bien des surprises et des compagnons aussi imprévisibles qu'imprévus.
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