1 Prologue

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Par la lucarne entrouverte un rayon de lumière effleure les paupières de notre Héros. Il fait nuit ; il ne dort pas. Ses yeux s’ouvrent sur une pièce exiguë. Autour de lui on aperçoit des papiers. Il grogne et se retourne, silhouette s’adossant au mur épais. Prend dans un coin une feuille, la défroisse avec soin. C’est un dessin. Il regarde cette lumière là-haut, grogne à nouveau et cette fois-ci, on perçoit du plaisir.

— Reprenons.

"Au centre, il y a la Mer des Vapeurs. Tout au bout : le Golfe Torride ! En bas, la Mer des Humeurs. Juste à côté, celle des Nuées. Au dessus, l’Océan de la Connaissance. De forme allongée, la Mer Froide est avec Pluies. Tempêtes est à gauche. Sérénité, près de Tranquillité, à droite. Entre les deux, la mer des Crises. En dessous, Nectar et Fécondité. Pas de doute !

C’est la Lune !"

Il se retourne, secoue sa compagne qui dort à ses côtés.

— Tu dors ? Dors-tu, Béatrice ?

— Oui. Je dors. Et tu devrais dormir aussi !

— Béatrice, j’en suis sûr maintenant, cette lumière par la lucarne, les humains appellent cela "La Lune" ! Et les formes que nous voyons, ce sont des Mers, des Océans !

— Je croyais voir des Volcans !

— Et dire que ces formes évoquaient pour moi un Cochon !

— Hélas, sais-tu où nous sommes, mon époux ?

— Dans une Porcherie.

— Il te faut dormir, Virgile.

— J’aime quand tu m’appelles Virgile, Béatrice. Veux-tu que je te lise cette page où apparait le beau nom de Béatrice ?

— Dors, mon amour. Demain, il te faudra toute ta force.

— Tu as raison. C’est le Grand Jour, demain !

Virgile cependant ne dort plus. Il regarde la Lune, et tout le temps qu’elle prend à s’effacer de la minuscule fenêtre qui éclaire sa bauge.

Ce n’est qu’après qu’il s’endort.

Le lendemain, le Père s’est levé tôt pour aller voir ses chéries comme il les appelle, de belles truies qui font sa fierté. Il calcule le gras, le nombreux, le temps, le porcelet surtout, qui rapporte beaucoup en donnant de beaux cochons, et ainsi, de l’argent.

Il s’est levé matin, clochant du pied. Un rein le fait souffrir. Cochon lui s’est levé sur deux pattes vaillantes, faisant rouler ses larges épaules, regardant ses sabots.

— Béatrice, que Vais-je faire de ceci ?

— Virgile ! Un jour comme aujourd’hui !

— Le Jour des Cochons !

— Tu n’es pas prêt, mon ami.

— Le serons-nous un jour ? Il y a un début à tout ! Prêts ou pas, le Grand Jour, c’est aujourd’hui !

— Le Père... ne sera pas d’accord.

— On se passera de lui.

— … il voudra parlementer.

— Nous parlerons.

— Tu ne seras pas pris au sérieux !

— Tu as raison. Avec cette queue rose, ridicule.

— Ce n’est rien. Je vais te faire un habit.

Et la laie enroule un torchon, avec de la ficelle pour faire des bretelles. – Tiens-toi droit ! – Puis, après :

— Voilà ! Tu es magnifique.

— Oui, il faut l’être. Désormais je ne serai plus un magnifique cochon, mais Cochon le Magnifique ! Et pour toi, je serai toujours Virgile. As-tu remarqué combien l’ordre des mots compte pour les humains ?

— Et la prononciation. Une diction bien posée.

— Sans couiner ?

— Oui.

— Faut-il brider sa nature ?

— Que lui diras-tu ?

— Qu’il ne faut pas demander à d’autres ce que, soi-même, on ne veut pas !

— Manger des navets.

— Les eaux grasses de la cuisine !

— Les quignons de pain.

— L’aliment protéiné Z13GRA+ !

— Et puis rester enfermés toute la journée, sans bouger...

— Ha ! Bouger, courir, sauter, nager !

— Tu ne sais pas nager.

— J’apprendrai ! Je nagerai. J’irai par les lagons picoté d’ondelettes et

la vague frémissante caressera mes reins !

— Je t’écrirai l’amour à l’aube, trottinant en sabots l’alphabet.

— Nous serons heureux.

— Avec dix-sept enfants.

— Le voilà !

— Plus un mot !

Fermier entre dans la porcherie. Il a le cheveu court, le teint rouge, Il porte une chemise à carreaux, des bretelles retiennent un pantalon, un peu haut. Il a l’air content de lui.

— Alors mes amours, mes chéries, mes beautés ! Ça engraisse ?

Je suis le plus heureux des hommes ! Joie, bonheur, argent. Tout coule. Tout baigne. J’installerai un jacuzzi à bulles, de l’eau tiède dedans et moi un verre à la main, avec des glaçons. Aujourd’hui, je double la ration de Z13GRA+ ; je vous dois bien ça !

— Tu ne nous dois rien.

— Qui a parlé ?

— Celui qui te dis non. Le Z13GRA+, mange-le. Tu m’en diras des nouvelles !

— Cochon ?

— On m’appelle : Cochon Le Magnifique ! Ou je ne réponds plus.

— Tu parles ? Toi ? Hé, Cochon ! Cochonou… Ha ! Me voilà rassuré. Aurais-je tant bu hier soir ?

— Imbécile.

— Encore ?

— Double.

— C’te blague !

— Triple.

— Ça alors ! Et si je dis : Cochon le Magnifique ?

— Tu auras droit à mes félicitations.

— Bigre, l’animal ! Il parle, en vrai.

— Et je sais tout, le Père. Tous les Saints du calendrier ; la liste complète des ingrédients du Z13GRA+ ; le journal du 22 mars, feuillets 4 et 5, 28 et 29 ; une page du roman que lit ta femme ; le missel du curé qui est tombé dans la fange et que j’ai sauvé de la merde.

— Bigre, bigre. Depuis longtemps ?

— Peu après ma naissance.

— Et ta femme ? Et les petits ?

— Nous parlons.

— Ha ! Vous aussi, Madame Cochon ! C’est embêtant.

— Appelez-moi Béatrice.

— Les enfants ! Rameaux, Kevin, Anicet, Rita, Catherine de Suède, Augustin, Habib, Vendredi-Saint, Visitation, Honorine, Julienne, Chanel, Sofia, Scholastique, Modeste, Chandeleur, Paulin, venez saluer le Père !

Les petits porcelets arrivent, saluent le Père ; ils s’alignent sagement et après un temps d’hésitation, commencent leur compliment sur un signe convenu de Visitation.

— Notre Père, donnez-nous des granulés, des quignons de pain, du petit lait. Amen !

Le Père a une petite larme au coin de l’oeil. Il pense à tout ce beau capital. La jeunesse, c’est l’avenir.

— Qu’ils sont mignons ! Quelle pitié qu’ils se soient mis à parler. Bon. La plaisanterie est finie. Retournez dans vos souilles !

— Jamais !

Mettant en œuvre les consignes, fort simples, prévues pour le Grand Jour de la Liberté, Cochon et Béatrice bousculent Fermier et l’enferment dans la porcherie.

Fermier est maintenant enfermé dans un lieu malodorant, derrière une porte épaisse qu’il a lui-même installée. La nuit tombe. Il voit une lumière par la lucarne. Ce n’est pas la lune. Le verrou s’ouvre, tout est noyé de brumes. Une forme humaine se dégage. Elle porte des lunettes rondes, de couleur rose, et son habit est multicolore.

— Qui va là ? Qui es-tu ?

— C’est moi, Grand.

— Ho ! Gabriel. Vous m’avez fait peur. Apparaître, comme ça, sans crier gare !

On vous reconnaît bien là !

— Je ne m’annonce jamais : c’est moi le porteur des nouvelles !

— Et quelles sont-elles, Grand ?

— Elles sont mauvaises. Tes cochons nous ont échappés. Ventre à terre, ils filent sur les routes, avec dix-sept petits.

— Calamité ! Je n’aurais pas dû accepter.

— Tu as été grassement payé.

— Pour des cochons que j’ne peux abattre ! Drôle d’inséminateur que tu fais là, Gaby !

J’ gagne pas ma vie, avec toi.

Gabriel entre dans la porcherie, fouille, ramasse les débris humides de diverses revues, et des livres aussi. Il y a là plusieurs pages de la Métaphysique d’Aristote, un vieux roman de Françoise Sagan dont il ne reste que la couverture, des brochures touristiques pour les Maldives, deux ou trois feuilles de Closer, Gala, Point de Vue et Images du Monde.

— C’est la déchetterie qui me fournit. Un paillage de qualité, sciure et papier !

C’est absorbant.

— Fermier, ton affaire s’est faite à l’envers. Les Cochons se sont mis à lire.

— Je ne pose jamais de questions. C’est le contrat. Mais là !

— Ont-ils parlé, ont-ils dit des choses que tu comprenais ?

— Je n’ai pas bien tout compris.

— L’intelligence leur est donc venue.

— Ils sont malins, Grand ! Tu veux faire quoi, avec cette expérience ?

— Écoute-moi. Et crois moi. Je ne sais rien.

Ce que tu veux savoir, Dieu seul le sait.

Gabriel sourit et on voit ses dents. Fermier n’aime pas quand il fait ça. La dernière fois, c’était pour cette maudite insémination, qui lui vaut aujourd’hui une perte douloureuse de cochons gras. Le Père, il l’a dit lui-même, n’aime pas les questions ; il n’aime pas non plus les réponses.

— Ce n’est pas rassurant, Gaby.

— Oui.

La brume s’efface. Fermier soulagé constate qu’il fait encore jour. Il voit sa ferme, pas trop loin. Ils descendent la colline, et se séparent à l’arrêt de bus, sur la route départementale.

Le car est là ; Gabriel monte ; fermier s’étonne des nouveaux horaires, de l’aspect neuf et des peintures flashies, et puis, il n’y pense plus.

Gabriel va s’asseoir à côté du chauffeur.

Ce dernier est absorbé par la conduite et semble ignorer son unique passager. Il n’en est rien. Il fait, au contraire, beaucoup d’efforts pour rester concentré.

Il porte un costume sombre, une chemise blanche, une cravate.

— Où vas-tu, Gabriel ?

— Il faut y réfléchir.

— Mettons le pilote automatique.

Ils s’allongent en basculant les sièges et le véhicule continue sa route, dans la lueur tombante du soir, tournant à droite, à gauche, s’arrêtant aux intersections.

— Tu conduis bien, Docteur Fausti.

— L’ennui, c’est que je ne sais pas où je vais !

— Quelle importance ?

— C’est quoi le Plan, Gaby ?

— Détends-toi. Profite de l’instant présent, Docteur !

— Il me faut savoir où je vais !

— Dis-moi. Hier, tu ne savais pas que tu serais ici.

— Cela ne me gênait pas, j’avais mon programme, tout ficelé.

— C’est rassurant.

— Très.

Ils restent silencieux un long moment, la lueur des phares zébrant la nuit.

— Je te laisse carte blanche, Fausti.

— Pour faire quoi ?

— Un Plan. Tu es doué pour conduire. Et pour les Plans. Il faut que chacun s’exprime. Donne le meilleur, Fausti !

— Bon. Si tu le dis. Tu as misé sur ces cochons, Gaby. Il faut donc les retrouver ! Au fond, ce travail me plaît. Trop peut-être, parce que c’est dangereux. Peut-être veux-tu arrêter. Arrêter Cochon. Arrêter le sentiment dans cette affaire.

— Le Plan, Fausti.

— Ces cochons parlent, ils sont dans la nature, il faut les retrouver avant... Et les tu…

Fausti ne termine pas sa phrase car le car freine brusquement. Ils se relèvent, voient Cochon et Béatrice, leurs dix-sept petits, traverser la route pour rejoindre la vaste forêt qui s’étend au-delà des champs. Gabriel Grand sourit et on voit ses dents, à nouveau.

— Pourquoi souris-tu, Grand ?

Fausti n’aime pas quand il sourit comme ça. Il faudra le répéter encore car Fausti, tout comme Fermier, ne peut s’empêcher d’y songer. Il reprend.

— Je passe en manuel, Gaby. Rien ne vaut le contrôle !

— Tu es la raison même, Fausti. Rentrons.

Fausti enclenche une vitesse surnuméraire qu’il va chercher loin vers la droite, puis il appuie sur un bouton qui clignote et le bus disparaît.

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