2 L'appel de la Forêt

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Après avoir poussé Fermier dans la fange, Cochon et sa famille partent demander l’Asile de la Forêt. Ils se rapprochent d’une cabane. Au dessus de la porte ils lisent : "Refuge des Chasseurs" ; comprennent le mot « Refuge », ignorent le sens de « Chasseurs » ; ils en concluent que l’endroit est accueillant. De toute façon, les lieux sont vides. La randonnée a été fatigante. Les enfants posent beaucoup trop de questions. Alors avec Ouest France, des branches mortes, des blocs de paraffine malodorants, un allume-gaz, Virgile allume un feu et raconte une histoire, qu’il a lue dans le mélange de sciure et de littérature.

Son titre : Le Petit Pourcelet. Son thème : Les Ogres !

– Jean-Robert, nos réserves de patates sont épuisées. C’est Noël ! Je ne saurais voir nos petits Pourcelets mourir de faim. Je préfère les mener perdre, dans la Sombre Forêt ! – Tu m’écoutes Jean-Robert ?

Jean-Robert faisait le sourd, mais il écoutait toujours sa femme.

Il répondit : – Si tu veux ma chérie.

Et ils partagèrent leur dernier sac de patates.

Le petit Pourcelet qu’on appelait de la sorte car il était le plus petit, caché sous la table et qui avait tout entendu, décida de garder la dernière patate du repas pour en chemin en semer un morceau par-ci, un morceau par-là, et retrouver ainsi le chemin de sa maison.

Les cochons ont un odorat développé, les enfants.

Hélas ! Au retour, les stupides volatiles de la sombre Forêt, plus goinfres que cochons, avaient déjà tout mangé ! Alors ils se perdirent, tous.

Alors la nuit tomba, toute noire.

Alors ils allèrent toquer à la porte d’une maison habitée par les Humains !"

— Elle me fait peur, ton histoire, Papa !

— Virgile, faut-il raconter des atrocités aux enfants ?

— C’est une histoire drôle, Béatrice !

— Drôle d’histoire…

"Une Humaine, donc, aussi vrai que je suis Virgile ! Qui s’essuyait la bouche avec une serviette, ouvrit la porte et s’exclama – Mon Dieu, quels mignons Pourcelets !

Et tout à coup, elle devint triste et dit,

– Ne savez-vous pas, petits, que vous êtes ici dans la maison d’un Humain, et que les Humains mangent les Cochons ?

– Nous avons peur, Madame, répondirent en coeur les Cochonnets.

Assurément, nous serons mieux chez vous que dehors, à mourir de froid !

L’Humaine, qui avait bon coeur, accueillit les dix-sept Pourcelets et leur servit la soupe aux côté de dix-sept petites Ogresses, ses filles qui faisaient des grimaces, montraient leurs dents pointues, et tiraient la langue. Bientôt elle entendit son mari qui arrivait d’un endroit que les Humains appellent Le Boulot, et elle s’écria – Vite, Pourcelets, cachez vous sous notre lit !

Je ne sais si mon époux aura aussi bon coeur que moi !

– J’ai faim, femme ! Dit l’Humain, à peine rentré.

Et il s’attable, mange, boit, et sa femme le sert généreusement. Cependant il renifle.

– Femme, ça sent le Cochon !

– Ce sera ce fumé, qui est dans votre soupe. Ou ce lard que je garde dans le tiroir !

– Ça sent le Cochon frais, te dis-je ! Il fouille, sort par la patte un des Pourcelets caché sous le lit. – Ha Ha ! Tu cherches à me tromper, Femme !

– Mon Homme, c’est Noël ! N’est ce pas une surprise délicieuse, pour vous et vos amis Carnivores, que vous avez tantôt invités ?

– Délicieuse, en effet. Et tu dis, ma foi, la vérité.

« Mettons-les au placard, mangeons et buvons ! »

Sa femme lui ressert à manger et à boire, aussi en pleine nuit a-t-il soif, et comme il boit, il a faim. Il se dit qu’il irait bien taper dans le placard et qu’il resterait certainement assez de Pourcelets pour le lendemain.

Il ouvre la porte, et s’écrie,

– Diable ! J’ai trop bu, c’est ici la chambre de mes Ogresses !

Pourcelet, qui à minuit n’arrivait pas à dormir, s’était levé pour sortir du placard, attachant des guirlandes aux orteils des fillettes.

– Vérifions, dit l’Ogre.

Il tâte dix-sept ficelles tirebouchonnées : Ce sont bien les mignons Pourcelets !

Alors il en mange un, puis tue les autres pour qu’ils arrêtent de brailler.

Et au matin, un cri immense retentit – Mon Dieu, mes pauv’ Petiotes, égorgées !

Réveillé par la femme, l’Humain fou de rage constate qu’il a lui-même envoyé toute sa portée dans le Grand Camion.

Pourcelet et ses frères sont loin maintenant.

Sur un tracteur de Sept Lieues, l’Ogre se lance à leur poursuite. Fatigué, il s’arrête pour faire une sieste et le hasard voulut qu’il choisit, pour oreiller, le rocher où reposaient Pourcelet et ses frères ! Le petit Porcelet, en entendant l’énorme ronflement, sortit alors de son abri, et sur le tracteur Mitsubishi Motors, ayant lu le mode d’emploi, desserra le frein à main, écrasant à jamais l’Humain Carnivore !

Revenus à la Ferme, l’Humaine pleurait toujours ses petits. Les Cochons lui proposèrent de devenir leur Nounou. Elle accepta avec joie !

Le vaillant Pourcelet fit de la maison une Auberge Végétarienne. Lui et ses frères devinrent riches en cultivant des patates. Quelques années plus tard, ils retournèrent chez leur maman au volant de dix-sept camions de patates, et cela effaça toutes les larmes. Ils étaient bien contents, tous vivants, et ils vécurent sans plus de soucis jusqu’à vingt ans !

Le seul que cette histoire a bien amusé est Anicet. Comme il est le dernier de la famille lui aussi, et le plus petit, il s’est facilement identifié aux Pourcelets. Alors il gigote, roule sur le dos, puis demande :

– Pourquoi les Humains, ils mangent les cochons ?

Les patates, c’est simple et c’est meilleur !

— Tu as raison, Anicet. Rien n’est plus simple que la patate. La patate est l’amie du cochon. Ne l’oublie jamais !

Ils regardent les patates, volées à l’étal d’une épicerie de village, qui cuisent dans le feu. Béatrice pense aux crêpes. Parmi la paille et la sciure, à la porcherie, elle a lu une page d’un livre de cuisine, avec la recette des crêpes. Elle y pense mais ne dit rien.

— Virgile, tu devrais leur raconter La Forêt.

Et pour la centième fois, Virgile raconte le mythe originel.

Il leur dit qu’à l’aube des Temps était le temps des Cochons. Ces derniers régnaient sur la Terre, la Forêt était leur Royaume. Dans ce temps là, les arbres étaient plus grands, immenses. Les Cochons s’appelaient alors Sangliers, et ils étaient forts, très forts, noirs, très noirs, avec du poil comme les branches d’un sapin, les dents comme le roc, une tête comme un silo à grains, et des yeux étincelants comme les phares d’un tracteur. Ils vivaient libres, allaient où bon leur semblait, mangeaient ce qu’ils voulaient. Aucun ennemi ne leur résistait. Ceux qui osaient les affronter étaient aussitôt éventrés et servaient de nourriture aux stupides oiseaux de La Forêt. C’était un temps magnifique, ils étaient tous beaux, l’oeil clair, le corps et le ciboulot prêts à l’aventure… et…

— Les enfants se sont endormis, Virgile.

Béatrice et Virgile se regardent et sourient. Ils savent ce que savent tous les Cochons : l’histoire n’est pas finie. Ils la connaissent par coeur. S’endorment dans les bras l’un de l’autre. Demain, ils demanderont l’asile de la Forêt.

Au matin, Béatrice se réveille la première et pousse un cri. Tous se réveillent en sursaut et Cochon se met devant eux pour les protéger. Assis sur son derrière, un Sanglier les regarde.

— J’ai bien aimé votre histoire. C’était n’importe quoi.

— Qui es-tu ?

— Et vous, qui êtes-vous ?

— Virgile, Béatrice, leurs Porcelets.

— Bienvenue dans la Forêt. Je vous piste, depuis hier. Mon nom est Borgne.

Ils le regardent. C’est un vieux sanglier. Il lui manque un oeil. Il n’a pas l’air méchant. Il a une drôle de tige en métal et une mangeoire ronde sur le dos. Borgne suit leur regard avec son œil unique et comprend ce qui les intrigue.

— Oh ! Ça ? C’est une parabole de télévision.

Il cligne de son oeil valide et leur sourit d’un sourire édenté et navré, comme s’il les plaignait pour leur ignorance. Ou bien il a mal, quelque part. Il se met à raconter son histoire : qu’il a vécu chez les Humains ; qu’il a été adopté quand il était marcassin, par un enfant. Il dit que les Humains regardent tout le temps la télévision, les ordinateurs, le téléphone, que c’est pour ça que les Humains sont puissants, parce qu’ils sont reliés à quelque chose dans le ciel ; ils ont un arbre dans la tête qui est l’image d’un autre arbre, là-haut, avec ses branches et ses racines.

Et c’est pour ça qu’il a une antenne sur le dos.

Béatrice et Virgile sont inquiets. Les enfants le trouvent rigolo.

— Ils m’ont rejeté parce que je mangeais dans l’assiette des invités.

Il mime la mère. – Ho ! Ho ! Gérard ! Le sanglier ! Quel sagouin ! Il a renversé ma belle nappe toute blanche ! Puis il ajoute, l’air faussement désolé :

– Comment résister à une fricassée, à des pommes de terres sautées, à des champignons ?

Virgile sourit à son tour. Béatrice est rassurée.

Ils ont là, devant eux, un véritable Cochon !

— Tu dis vrai l’ami. Rien ne vaut la patate !

— Je serai ravie de gouter aux champignons. Dit Béatrice.

Borgne redevient sérieux. On dirait qu’il souffre moins.

— Amis Cochons, vous avez de la chance ! Les Chasseurs ne sont pas là !

Il regarde leur expression candide, et comprend qu’ils ne comprennent pas.

– Donc, vous ne savez pas ce qu’est un Chasseur ? Un Humain Carnivore ! Et il prend une expression terrible, roulant des yeux, montrant les dents.

– Ils tuent les Sangliers, pour les manger !

— Comme un Fermier, quoi. Répond tranquillement Virgile.

Borgne est déçu. La famille Cochon n’a pas l’air de s’inquiéter. Il reprend.

— Chasseur est l’ancêtre de Fermier. Un fainéant, ce Fermier, qui refuse de courir après la bouffe. Chasseur, c’est tout le contraire ! Il astique son fusil, tue et gueuletonne en chantant. C’est un autonomiste, poète et bon compagnon.

— Ils existent toujours ?

— Le Refuge derrière vous est leur repère.

Virgile et sa petite famille cette fois-ci s’écartent.

— Nous sommes là pour demander l’asile de la Forêt.

— Je vois. Encore des Beatniks.

Pendant que Béatrice et les enfants cueillent des fleurs pour les coincer sous leurs oreilles, Borgne les emmène au plus profond des bois par des chemins inconnus, là où se trouve la Harde. Il y a des bruits, qu’on entend mieux, maintenant, que la veille.

La veille, tout le monde parlait, riait, chantait.

Avec Borgne, il faut marcher en silence.

— Crépinettes et lardons ! Il fait noir dans une forêt !

— Même en plein jour ! Rajoute Béatrice.

— Il y a des bruits bizarres… Chuchotent les Porcelets.

Avant, ils entendaient la cloche au village ; au bruit du moteur, ils savaient que Fermier arrivait. Ils entendaient les vaches, dans le pré. Le toit en tôle craquait lorsqu’il y avait du soleil ; il crépitait lorsqu’il pleuvait.

Ça sentait le purin, la bouse, le complément alimentaire Z13GRA+ tombé dans les flaques à côté des mangeoires, aux orages du mois d’août.

Ici, rien de tout cela.

Pour les distraire, Borgne leur fait découvrir les friandises cachées sous les feuilles. Les vers de terre. Les escargots, les limaces. Les champignons.

Béatrice décline poliment. Les enfants disent tout haut que c’est dégoutant. Virgile lui, plus politique, émet un grognement de satisfaction que dément aussitôt sa figure en avalant son troisième lombric.

Seule la truffe, dont Borgne a trouvé un exemplaire estimable, trouve grâce à leurs yeux.

— Je te ferai des crêpes aux truffes, Kevin ! Dit Béatrice. J’ai toujours rêvé de faire des crêpes ! Et d’en manger. Vingt, cinquante ; plus, peut-être ? Les Humains ne sont pas gros !

Tout en marchant, ils rêvent à ce qu’ils feront de cette Liberté, leur attention alternant entre phantasmagories, bruits inquiétants et découvertes étranges d’un monde nouveau.

Finalement ils arrivent au campement. Une source coule sous des rochers moussus.

Il y a là assez d’eau pour faire une bauge fraiche, pleine de boue pour échapper aux taons et aux mouches. Les marcassins ont remplacé leurs rayures par de l’argile, qu’ils étalent en se frottant aux branches.

— Nous venons demander l’asile de la forêt ! Proclame Virgile.

Les Sangliers tournent autour des Cochons, ils s’approchent puis reculent d’effroi, puis recommençent, dans une mise en scène savamment orchestrée. La famille Cochon a peur. Le chef Sanglier, reconnaissable à un sourire ambigü dont on ne sait ce qu’il veut dire et à des gestes calculés, s’avance. Il parle, grogne, puis menace peut-être. On ne sait pas.

À la fin du discours, Virgile se penche vers Borgne.

— Je n’ai rien compris.

— Normal. Les Sangliers des Bois ne parlent pas ! C’est moi qui porte l’antenne de télévision. C’est moi qui parle ! Je traduis.

« Moi c’est Chef. Salut ! Vous êtes les bienvenus. On a parfois des Beatniks comme vous qui viennent profiter. On est cousins c’est vrai, Sangliers, Cochons, mêmes sabots ! C’est nous les Vieux de chez vous. Faut juste pas bouffer nos glands.

Autre chose ; les Truffes, c’est pour Chef !

Il vous prévient amicalement : la forêt est une no-patates zone, patate-free si vous voulez.

Vous allez souffrir, Cochons ! À part ça vous allez où vous voulez. »

— Tu peux lui dire merci. Il n’y aurait pas un ersatz de patates dans la forêt ?

Borgne effectue une petite danse, grognant et roulant des yeux, puis répond :

— Les racines de fougère ! Il faudra juste mâcher plus longtemps.

Chef grogne encore.

— Qu’est-ce qu’il dit cette fois-ci ?

— Il faut prêter le Serment de la Forêt ! Après, ça ira.

Vous êtes prêts ?

Ils se mettent en rond. Chef danse et couine. Borgne traduit.

La Famille Cochon répète le Serment de la Forêt, imitant les Sangliers.

— Liberté ! Liberté !

— La gadoue c’est la vie !

— Vive la Harde !

— Mort aux chiens !

— Plus fort les enfants ! – Non au pâté, au saucisson, au civet !

Sofia interroge Paulin, un grand de la première portée.

– « Civet, saucisson, pâté ? » Ça veut dire quoi ?

Paulin hoche la tête, dit qu’il ne sait pas. Sofia hausse à son tour les épaules et se détourne. Il sourit, distrait par les roulades des jeunes laies sur le gazon.

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